(Revue Etre Libre. Numéro : 277, Octobre-Décembre 1978)
Le chaos politique, économique et social qui livre le monde actuel à la violence, à la revendication, à la lutte sans merci pour le pouvoir et le profit, a de quoi amplement motiver l’angoisse née de l’insécurité qui concerne chacun.
Dans les conditions actuelles, l’avenir me semble déboucher en effet que sur des lendemains incertains et menaçants.
L’évidence nous démontre que les institutions, à quelque rang qu’elles se situent, sont impropres à procurer aux individus le bonheur et la paix auxquels ils aspirent et qui constituent leur véritable destin.
L’inextricable confusion qui nous environne, aussi paradoxal que cela puisse paraître, crée pourtant le climat propre à nous faire passer un seuil décisif dans l’évolution de l’Humain, à condition bien sûr de pouvoir éviter le conflit nucléaire.
La soi-conscience qui caractérise l’homme, fruit de la complexification progressive des structures de la vie depuis des milliards d’années, l’a rendu maitre du monde, tout en l’isolant du Tout dont il reste partie intégrante. Le merveilleux développement de sa pensée l’a conduit à des réalisations techniques dont nous constatons avec effroi qu’elles risquent de nous anéantir globalement si nous ne compensons pas d’urgence le déséquilibre qu’elle a engendré.
Comme le disait Sri Aurobindo, « ce qui était une aide devient l’entrave ». C’est la pensée qui nous cloisonne dans notre isolement. Notre manque d’ouverture nous fait croire qu’être différents signifie que nous soyons séparés. En réalité, nous ne sommes séparés de rien, pas plus des êtres que des choses, animées ou inanimées. Ce que nous confirmera l’expérience intime et strictement individuelle de la Présence de la Conscience-Energie fondamentale au plus profond de nous.
La plupart s’imaginent que cette expérience, qui met à l’Humain sa grande majuscule, est hors de la portée de chacun et il est hélas courant de croire et de répéter que l’homme est tel qu’on ne pourra jamais le changer, premier préjugé ouvrant le cortège de tous les autres qui sont autant d’obstacles à la découverte passionnante de l’autre versant de nous-même.
Car tout est en nous, le meilleur et le pire, et c’est l’homme seul, seul en lui-même, qui reste l’artisan déterminant de l’avènement d’un monde harmonieux et juste, celui que tous souhaitent.
La tâche semble disproportionnée au résultat promis, mais n’apparaît telle qu’à ceux qui ne se sont pas véritablement penchés sur les problèmes du monde. Car les meilleurs systèmes débouchent sur une faillite quand ceux qui les manient manquent de qualité. Nous réclamons des Sages alors que c’est nous-mêmes qui devons le devenir. L’avenir est à faire sur des bases de qualité qui doivent s’élaborer en chacun de nous. Nous portons individuellement une immense responsabilité dans l’avenir du monde, chacun, à la place où nous sommes, si humble soit-elle ; chacun dans le cercle large ou restreint qui nous est imparti, quelle métamorphose ne pouvons-nous pas opérer par une compréhension plus généreuse, par une attitude moins égocentriste vis-à-vis des situations toujours mouvantes que le quotidien nous présente d’heure en heure.
Mais que de barrages il faut avoir abattu dans la citadelle de nos préservations d’amour-propre, de réputation ou de passivité avant de pouvoir désamorcer d’un sourire une insidieuse malveillance ou une remarque agressive ! Infime champ d’action penseront ceux qui se refusent à l’entreprendre, trouvant risible la prétention de croire que cela peut avoir un impact sur l’ensemble du monde. Ils ignorent ceux-là qu’une action n’est valable et efficace qu’à mesure de la gratuité de son intention. Nous sommes là pour semer ; faisons confiance à la Vie qui saura moissonner les fruits. Qu’importe si une vie d’homme est trop courte pour engranger ces moissons-là. Sa durée n’est qu’éphémère dans la chaîne des générations.
Mais pour ceux qui se seront donnés la peine de s’ouvrir aux autres, au prochain, au tout proche, à commencer par celui qui est à côté de nous, en nous mettant à sa place, quittant la nôtre pour l’accueillir et l’accepter dans son ombre autant que dans sa lumière, que de changements, de merveilles et de joie ! Car l’Amour reste la clé d’or qui ouvre la citadelle où notre égocentrisme nous enferme. Mais avant que l’affectivité conquière ses grades en qualité, que d’épreuves à passer ! Se dégager des exigences de la réciprocité pour n’être plus que don est la porte étroite où notre petit « moi » s’ensanglante avant de franchir le seuil qui transmue le « sentiment » en définitif état d’être : flamme sans fumée, don qui est à lui-même sa propre joie, comme nous le dit Krishnamurti.
Car le paradis n’est pas une affaire de défunts, comme le disait un confrère suisse, mais il couronne l’épanouissement de nous-même dès que notre comportement témoigne des élans de notre cœur.
C’est la qualité de ce comportement qui changera la face du monde. Puissions-nous être conscients de la responsabilité qui nous incombe afin de nous engager sans surseoir dans la réforme de nous-même !
M. BANGERTER