(Revue Panharmonie. No 173. Septembre 1978)
Le titre est de 3e Millénaire
Compte rendu de la conférence du 15.4.1978
Ma Suryananda Lakshmi reprend ses commentaires des textes bibliques qu’il ne faut pas considérer, dit-elle, comme des histoires de personnages extérieurs à nous-même que l’on a coutume de taxer de « bons » ou de « mauvais ». Mais au contraire comme des éléments de notre conscience et de notre être, résidant au plus profond de nous-mêmes, qui doivent être purifiés, transformés, conduits vers ce centre qui est en nous que Sainte Thérèse d’Avila appelait « le soleil de l’âme qui ne s’altère jamais », et qui est à la fois notre couronnement, notre fin et notre plénitude, c’est-à-dire Dieu Lui-même.
La parabole particulièrement difficile à comprendre, dont il est question, est celle de l’économe infidèle (Évangile selon Saint Luc, Chap. IV.16). Je reconnais, dit Ma Suryananda Lakshmi, que voilà une parabole qui pose ses problèmes pour le moins ardus. Dans certaines disciplines spirituelles, dans certains couvents, on estime que sa compréhension constitue dans la vie spirituelle un nouveau palier atteint et dépassé.
Dans la vie il y a une discipline à acquérir, celle de ne rien dramatiser. Les problèmes sont à intérioriser pour en faire le sujet d’une croissance intérieure, au lieu de rester dans cette perspective dualiste qui fait que nous sommes « moi », par rapport à l’autre, par rapport à un Dieu extérieur à nous. Tous ces « autres » sont pour nous sujets de crainte, sujets d’envie, sujets de peur, d’angoisse. Dans les enseignements yoguiques, il est constamment question du dépassement de la peur, de la libération de la crainte.
Quand Dieu parle dans les textes, considérer que cela concerne l’homme, est de l’enfantillage. C’est de Lui qu’il s’agit, de Dieu en nous et de la possibilité de grandir en Lui, de croître jusqu’à Lui.
« Jésus dit aussi à ses disciples : un homme riche avait un économe qui lui fut dénoncé comme dissipant ses biens. »
Cette petite phrase — et je vais vous étonner — c’est la définition de la vie telle qu’elle est sur la terre et en nous. L’homme riche, c’est notre nature totale, riche de toute la richesse qui nous a été donnée avec la vie, riche de Dieu et de tout ce que cela veut dire dans l’absolu infini et dans la matérialisation différenciée. Christ dit dans l’Évangile selon Thomas : « Si vous vous connaissez, alors vous êtes connus et vous savez que c’est vous les Fils du Père, le vivant. »
Nous sommes les Fils de Dieu, cette seule et unique différenciation du Père, de l’Absolu. Dans l’Inde, la Mère Divine est la première et unique différenciation du Brahman, l’Absolu, qui enfante les mondes et qui se met elle-même dans la création et dans les hommes, image de CELA dont nous devons retrouver en nous-mêmes l’Être.
L’économe qui dissipe les biens de l’homme riche, c’est le plan mental de la conscience de l’homme, c’est l’égo limité à la compréhension de la dualité, qui oublie qu’il est le Fils de Dieu.
Dissiper les biens du Père, c’est dissiper dans la multiplicité ce qui appartient à l’unité et qui doit y retourner. L’économe est infidèle à l’unité qu’il porte en soi, à l’image indivisible qu’il est lui-même du Père.
L’homme a à devenir ce que l’Apocalypse appelle « l’or pur, transparent comme du cristal ». C’est notre base, notre but. Même chez les mieux intentionnés la recherche de Dieu devient souvent une recherche de soi-même ; c’est la dissipation de l’économe infidèle qui ramène au moi individuel, au moi mental, ce qui revient de toute éternité à l’Un qui est Dieu. Il est bien certain que notre mental est le gérant de nos biens, c’est lui qui est capable de les dissiper ou d’avoir la volonté de les consacrer à l’accomplissement de la lumière dans l’unité qui est notre vraie destinée.
« … Et il fut dénoncé au Maître, à l’homme riche, comme dissipant ses biens… » I1 n’est pas dit qui a dénoncé l’économe infidèle. C’est très important, car ce n’est pas quelqu’un qui a dénoncé, c’est la vie elle-même, car quand le mental perd la notion de l’unité qui habite l’homme riche, il y a déséquilibre en nous et notre vie, en effet, dénonce une dissipation de nos biens. Nous en sommes avertis au fond de nous-mêmes.
Et Ma nous rappelle que les sept lettres de l’Apocalypse aux sept Églises, sont ces sept plans de conscience et que la première lettre adressée à l’Église d’Ephèse est le plan de vie incarné, concret qui est le mensonge. La vie est ou n’est pas, mais elle ne peut pas mentir. C’est elle qui dénonce le mental à la conscience profonde et spirituelle de l’âme et c’est elle qui demande des comptes : «Tu es né de l’Un, tu es fait de l’Un, tu es promis à l’Un, tu es fait de lumière, ta conscience et ton corps sont lumière, je t’appelle… » Il y a toujours cet appel intérieur vers l’unité dont nous avons la nostalgie. Et l’âme alors comprend qu’il y a erreur dans la façon de vivre de l’être et il y a malaise. Le moi, l’égo, doit éclater quand il s’agit de Dieu en nous-mêmes. Sri Aurobindo disait « La base fondamentale du Yoga est celle-ci : Dieu est là ! »
« … Rends compte de ton administration, car tu ne pourras plus « administrer mes biens… » Et l’homme qui sent qu’il y a déséquilibre et que sa vie marche de travers, comprend qu’administrer d’une bonne façon, c’est de la diriger dans le sens de l’unité, de ramener la manifestation divine vers sa plénitude qui est toute lumière, à ce don gratuit de la révélation du Père dans le Fils que nous sommes nous-mêmes.
Voici les richesses de l’homme que l’économe ne peut administrer qu’en restant dans la conscience de l’unité.
Le mental est face à sa perte : « … Que ferai-je puisque mon maître m’ôte l’administration de ses biens ? » C’est notre mental dualiste qui a mis Dieu dehors, quelque part très loin et qui reste seul face à ses frères. Au lieu d’être un seul et même corps tout est divisé, disparate. Tant qu’on reste dans la dualité, dans la perspective de la multiplicité, il n’y a aucune solution à aucun problème.
L’économe va être obligé de se reconstituer une autonomie, une unité :
« … Que ferai-je ? » Je suis dépouillé, démuni, séparé de l’homme riche qu’il est lui-même, parce que l’économe et l’homme riche sont un seul et le même. Il s’interroge : « … Travailler la terre ? Je ne le puis ». Effectivement le mental n’est pas uniquement consacré au plan matériel, physique, il a besoin d’autres éléments pour travailler. « Mendier ? J’en ai honte ! » L’homme n’est pas un mendiant, il est l’héritier de Dieu qui lui a tout donné dès le commencement et à jamais. L’homme ne peut être que mendiant de l’esprit, de l’unité, de la vérité.
« … Je sais ce que je ferai pour qu’il y ait des gens qui me reçoivent dans leur maison lorsque je serai destitué de mon emploi… ; » Maintenant le mental engagé sur la voie de la division, va continuer la division, la subdivision à l’infini. Il va se retourner vers d’autres consciences mentales, il va tâcher de se les rendre favorables en jouant le jeu de la division en faveur de chaque moi individuel : « … Alors il dit au premier : Combien dois-tu à ton maître ? Cent mesures d’huile, lui répondit-il. Et il dit :
« Prends ton billet, assied-toi et écris : cinquante. Il dit ensuite à un autre : Et toi, combien dois-tu ? Cent mesures de blé, lui répondit-il. Et il lui « dit : Prends ton billet, et écris quatre-vingt. » Ces hommes sont les débiteurs de l’homme riche parce que tout ce que nous possédons doit retourner à l’unité, doit retourner à l’éternel. Enlever une partie de la dette, c’est maintenir le jeu de la division, rendre encore plus impossible le retour de l’unité. Ce qui fait que non seulement l’économe, le mental, mais la vie autour de lui, avec lui et en lui, s’enfonce toujours plus dans l’erreur, dans l’illusion des richesses injustes dont il va être question.
Mais comment comprendre qu’après avoir agi ainsi « … le Maître « loua l’économe infidèle de ce qu’il avait agi prudemment, car les enfants de ce siècle sont plus prudents à l’égard de leurs semblables que ne le sont les enfants de la lumière ». Ce texte est un des moments dans les textes sacrés qui nous étonnent tellement, qu’ils peuvent nous faire faire un grand progrès. N’oublions pas que l’économe et l’homme riche sont un seul et même personnage. Au lieu de gérer les biens uniques et indivisibles de l’homme riche, l’économe en a fait un jeu dans la division et ce faisant il reste dans le jeu des apparences, des formes, de la diversité qu’il a lui-même créées. La richesse unique qui appartient à tous est cachée.
Il y a effectivement sur la terre et en nous ce jeu dans la division qu’il faut assumer, qui est le chemin de notre rédemption et dont il ne faut pas sauter une seule marche. Ainsi le mental est engagé dans la voie de la vie créée et, respectant le jeu de la dualité, il suit la loi de cette vie créée, il est fidèle aux moindres tâches qui sont celles de la terre par les apparences divisées : « … car les hommes de ce siècle sont plus prudents à l’égard de « leurs semblables, que ne le sont les enfants de lumière ».
Nous touchons là à un problème très précieux. Par intérêt pour les choses spirituelles, pour la vie mystique, beaucoup de personnes, des jeunes en particulier, fuient la vie et ses nécessités, ses problèmes et ses luttes. En faisant cela ils n’agissent pas prudemment, car ils veulent créer une fausse unité à un niveau qui n’est pas encore celui de la rédemption, c’est-à-dire de la longue remontée à travers les apparences formelles et verbales où le moi individuel est capable de mourir à soi pour renaître en Dieu. Les tâches de la vie sont essentielles à la croissance de l’homme en Dieu : « … Faites vous des richesses, des réserves, des amis avec les richesses injustes « (c’est-à-dire illusoires) afin qu’ils vous reçoivent dans les tabernacles « éternels si elles viennent à manquer ».
Et Ma nous parle du rêve de Jacob, l’Éternel se tenant au sommet de l’échelle sur laquelle montent et descendent les Anges : Il faut monter l’échelle échelon par échelon, assumer la vie dans sa plénitude, dans sa richesse totale et non supprimer telle ou telle chose puisqu’elle nous dérange, sans prendre de raccourcis en pensant gagner du temps, mais aller pas à pas, se faire des amis et amasser des richesses injustes.
La prudence des enfants du siècle à l’égard de leurs semblables, c’est encore une obéissance à la loi de la vie telle qu’elle a été créée par l’Éternel, faite pour que chaque palier soit vécu jusqu’au bout. Ce n’est qu’alors qu’on peut le dépasser. Si un des éléments du bourgeon, puis du bouton, puis de la fleur, n’arrive pas à maturité, il n’y aura pas de fruit.
« Les enfants de Lumière » bien souvent manquent se sagesse. Épris d’unité, épris de Dieu, ils croient pouvoir sauter des échelons au risque de tomber. La Bhagavad Gîta dit au chapitre VI : Il faut conquérir le moi par le Moi. Le moi inférieur par le Moi supérieur. Le moi inférieur doit être transfiguré et non détruit. Les enfants de la Lumière sont en nous les forces, les énergies de l’esprit qui aspirent à Dieu, mais qui souvent manquent de patience. Il faut avoir de la patience et surtout de la persévérance pour acquérir des forces sur le chemin de la dualité qui, inévitablement nous ramènera un jour à l’unité. Car la rédemption est née avant la création du monde. Jésus dit au chap. XVII-V. 24 de l’Évangile de Jean : « Père tu m’as aimé avant la fondation du monde ». La rédemption est, comme l’explique si bien l’Inde, ce processus de la descente dans les dualités qui permet à la conscience individuelle de découvrir, de connaître et d’aimer Dieu. Et puis, vient la remontée de la conscience individuelle vers la conscience de l’unité, par la transfiguration du moi individuel, par sa mort, sa renaissance qui est le vrai sens du Vendredi saint et de Pâques. Noël, c’est la révélation en nous.
« … Si donc vous n’avez pas été fidèle dans les richesses injustes, qui « vous confiera les véritables ? » Si nous n’avons pas une expérience vraie de la vie telle qu’elle a été créée, comment serons-nous vrais dans la vie spirituelle ? « … Le serviteur ne peut servir deux « maîtres »… c’est-à-dire rester dans la dualité « … Car où il haïra l’un et il aimera l’autre, ou il « s’attachera à l’un et il méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et « Mammon. »
Je pense que Mammon c’est l’égo. Accepter de se désintéresser de lui afin de laisser Dieu se manifester en nous, selon la parole de Saint Jean-Baptiste : « Il faut qu’il croisse et que je diminue. »