(Revue Teilhard de Chardin. No 77-78. Juin 1979)
Il est aisé d’opposer ces deux grands esprits, fils de l’Auvergne. Physicien et mathématicien contre paléontologue, pessimiste contre optimiste, apôtre devant les insuffisances de la science, l’ordre des corps et même des esprits, des seules valeurs véritables qui sont de l’ordre de la charité contre prophète des valeurs spirituelles de la matière qui nous découvre « un univers chargé d’amour dans son évolution », etc.
Malgré l’exactitude d’une telle description, on minimise la parenté profonde des deux génies français, cette parenté que dissimulent certaines divergences.
Pascal, Teilhard. Que sont-ils sinon également deux scientifiques passionnés de science, deux croyants chrétiens, plus : deux mystiques.
Pleinement engagés dans le milieu scientifique de leur temps : début de l’athéisme scientifique de l’ère galiléenne avec les libertins, triomphe apparent de cet athéisme rationaliste ou marxiste avec le XXe siècle et le prélude de la conquête du cosmos.
Ayant compris l’un comme l’autre qu’il est ridicule d’opposer la science à Dieu, appartenant simultanément et pleinement aux deux mondes hostiles de la science et du christianisme, ils ont le même souci d’empêcher que la science serve aux ennemis de la religion. Il faut montrer aux croyants qu’ils n’ont pas à se laisser griser par les nouveautés de la vision de science jusqu’à en oublier le principal, leur âme et Dieu. L’essentiel chez Pascal comme chez Teilhard, si on ne s’en tient pas à l’œuvre strictement scientifique, c’est une apologétique. Mais il ne s’agit pas de l’apologétique traditionnelle où un philosophe, un théologien énumère froidement ses preuves rationnelles. L’apologétique de Pascal, comme celle de Teilhard, c’est une vision, un témoignage vécu. Ils ne nous mettent pas en équation le Dieu des philosophes et des savants, ils veulent nous mettre devant une présence, un amour, le Dieu de Jésus-Christ. Tous deux ont rencontré une Personne et souffrent de nous voir nous attarder à tous ces divertissements mondains qui ne sont pas l’unique essentiel.
Qu’importe que pour l’un, ce soit la brusque et fulgurante illumination d’une nuit de feu, tandis que pour l’autre la tristesse d’un petit garçon devant le fer qui rouille le conduise par la vocation sacerdotale au contact direct avec cet Absolu d’amour en la présence eucharistique qui illumine les tranchées sanglantes de Verdun et le fait chanter « le Christ dans la matière » et « l’Hymne à la matière » et, quelques années après, « la Messe sur le monde » du désert de Mandchourie. Dans les deux cas, ce à quoi ont été sensibles les deux scientifiques, ce n’est pas à une vague harmonie panthéiste, inexistante âme du monde, c’est au vrai Dieu personnel et amour. Cœur, amour, feu, ces mots chers aux mystiques pour exprimer l’inexprimable, se retrouvent sous leur plume. Mais, comme les authentiques mystiques, cette rencontre de Dieu ne leur fait pas oublier la terre.
On a fait justice d’un Pascal abandonnant la science pour s’enfermer dans le mysticisme, soi-disant refuge d’un malade. Jamais Pascal ne cesse de s’intéresser à la science et s’il consacra ses dernières forces à sa foi, ce n’est pas pour écrire un texte de spiritualité, mais ses réflexions de savant chrétien qui aime la science et ne veut pas qu’elle dénature l’homme. Le « cœur » de Pascal, c’est la dimension complète de l’homme qui n’exclut nullement la raison : il nous dit bien que c’est avec le cœur que l’on saisit la beauté des nombres et des théorèmes. Qu’on n’aille pas nous opposer le « pari » et « l’abêtissez-vous » : au rationaliste orgueilleux et borné, si fier de son savoir dont il ignore les limites, ne convient-il pas de rappeler que parfois le bon sens en sait plus que la raison ? Quoi de plus stupéfiant de voir un scientifique athée s’enthousiasmer pour les propriétés spirituelles de la matière et refuser logiquement de les rattacher à leur origine métaphysique!
Personne au contraire ne nie que Teilhard soit avant tout scientifique et pourtant, lui aussi, nous révèle que ce passé dont il est le spécialiste comme paléontologiste ne l’intéresse que parce qu’il lui permet de prévoir l’avenir. Se trouvant avec saint Paul, il nous dit son dégoût pour tout ce grouillement superficiel de la matière, du multiple ce qui précisément est l’objet de la science. Un dégoût limité, il est vrai, puisque l’étude de ce superficiel lui est nécessaire comme voie d’accès aux réalités profondes.
Ainsi, nous avons en Pascal et Teilhard deux scientifiques croyants qui, s’ils distinguent ce qui est de science et ce qui est de foi, repoussent les conclusions concordistes, se refusent à séparer leur vie en deux, cette rupture que confessait si malheureusement Pasteur. Pas de fidéisme, de vague sentimentalité religieuse tombant facilement sous la critique matérialiste. Ils ont rencontré le vrai Dieu et vivent de la foi dogmatique catholique, mais ils ont su voir que la conception scientifique et la conception religieuse s’accordaient parfaitement, que la foi était une position plus logique pour un scientifique que l’athéisme.
Pessimiste, le janséniste, le malade Pascal : peut-on être vraiment pessimiste quand on a trouvé la source de la paix ? Mais comment être pleinement optimiste devant les souffrances des hommes qui sont le fruit, soit de leur bêtise, soit de leurs péchés, comment ne pas souffrir quand on ne peut communiquer le secret d’harmonie dont on vit entre science et foi ? Jésus est mort pour nous et les libertins l’ignorent tandis que jansénistes et jésuites se poursuivent dans la haine. Optimiste, Teilhard de Chardin ? Scientifique réaliste, il connaissait toutes les dysharmonies du monde, même s’il les expliquait par son inachèvement et sa maturation. Il eût accepté l’absurdisme sartrien s’il n’avait pas eu la certitude de Dieu. Prophète de la société idéale, la noosphère, qu’il proposait à notre libre effort, il n’en parlait tant que, parce qu’il redoutait l’échec de l’homme. Il ne travaillait tant à unir science et catholicisme que parce qu’il redoutait un suicide d’une humanité athée perdant le goût de vivre. Et surtout, lui qui avait la vocation d’unir ces deux mondes hostiles du matérialisme scientifique et de l’Église, comment n’aurait-il pas atrocement souffert de ne pas y parvenir, de ne pas réussir à convaincre de ce dont il vivait. Ses meilleurs amis partageant ses vues sur l’avenir terrestre de l’homme persistaient dans l’athéisme et l’antidogmatisme, quant à l’Église elle semblait surtout sensible aux dangers de ses perspectives pour la foi traditionnelle. L’optimisme de Teilhard, né dans les tranchées de Verdun, c’est l’espérance chrétienne qui, devant la croix, est sûre de la résurrection. Le jeune jésuite sait déjà que cette œuvre d’humanisme scientifique chrétien qui lui est chère et qui lui apparaît nécessaire au monde et à l’Église, elle ne pourra passer de son vivant que dans la clandestinité.
Pascal, Teilhard, deux témoins du Christ qui ont été dans l’Église deux hardis militants qu’on n’a pas toujours compris et auxquels la postérité rend justice.
Ne se retrouvent-ils pas également par leur valeur littéraire, si bien qu’on peut hésiter à leur donner le qualificatif restrictif de philosophes : Pascal appartient au trésor du classicisme. Teilhard ne vient-il pas d’y entrer, lui qu’on a qualifié, pour son admirable style, de poète, ce qui était une aimable manière de nier la valeur intellectuelle de ses écrits.
Et cependant, après avoir montré qu’on oppose trop ces deux chrétiens, ne tombons pas dans l’erreur inverse de trop les rapprocher. Il existe deux familles de spiritualistes, ceux qui trouvent l’esprit dans l’immanence à la matière et ceux qui croient nécessaire de préserver la pureté de l’esprit en le séparant. Ici encore il ne faut pas être trop schématique. Descartes, qui a séparé l’âme du corps jusqu’à lui donner un organe d’insertion, la glande pinéale et qui est tombé dans l’erreur des animaux-machines, a, d’autre fois, rallié la plus juste position d’une simple distinction du matériel et du spirituel sans localisation de l’âme. Son « traité des passions » l’oblige à plus de réalisme psychosomatique, position assez incompatible avec la pure spiritualité du « cogito ». Inversement saint Thomas d’Aquin qui s’était rallié au réalisme unitaire d’Aristote a su donner à son âme incarnée dans l’unité du composé les vraies dimensions nécessitées par le spiritualisme.
Les scientifiques chrétiens se répartissent entre ces deux familles. Il n’est pas étonnant que Pascal, physicien du XVIIe siècle, spécialiste d’un domaine scientifique éloigné de l’esprit soit plus sensible aux séparations des divers ordres qu’à leur unité. Il témoigne qu’il y a en dehors de la science un autre domaine et qu’il ne faut pas que la science nous y rende aveugle, nous empêche d’y accéder. Rien dans sa physique et sa mathématique ne lui parle d’amour et de Jésus-Christ, si rien ne s’y oppose.
Tout au contraire, le biologiste du XXe siècle qui définit l’homme comme le fleuron d’une évolution de complexification qui, étant montée de cerveau, est par le fait même progrès de pensée, de conscience, de liberté, de personnalisation ne saurait séparer la matière de l’esprit. Refusant la position de Descartes, il professe comme saint Thomas d’Aquin l’unité humaine et l’analogie des divers niveaux d’organisation de la matière inanimée aux animaux et à l’homme. Connaissant en chrétien le Dieu amour et méditant à la fois en scientifique et en croyant sur l’évolution, il ne peut ignorer la parfaite unité des points de vue de science et de foi. Il n’y a pas deux domaines, celui de la matière et celui de l’esprit, il y a deux modes d’approche des mêmes êtres, l’abord de la phénoménologie scientifique matérielle qui est connaissance du degré d’organisation des êtres et la métaphysique.
Pour Pascal, l’amour n’est en rien de l’ordre du monde car l’esprit de l’homme n’est pas du monde et « l’immensité des espaces infinis l’effraie ». Pour Teilhard, l’homme, personne et amour, étant le fleuron de la création évolutive, ceci suffit à postuler un Dieu créateur personnel et amour; tous les êtres ont un degré croissant d’organisation de l’inanimé à l’homme : là où saint Thomas parlait d’information, Teilhard parle d’amorisation. C’est le même secret d’amour qui s’exprime de mieux en mieux entre les atomes, les cellules et les hommes. L’effrayant univers des galaxies est un univers adorable, car il est chargé d’amour dans son évolution, étant l’œuvre de l’amour infini, qui est venu un jour s’y insérer directement par l’Incarnation. Le Christ homme-Dieu devient le dynamique Christ évoluteur, le Christ universel qui nous attire au Point oméga, fin de l’histoire. L’insertion historique et naturelle du divin sous la dogmatique catholique dans l’aspect scientifique de l’histoire cosmique est une preuve supplémentaire de la vérité plus complète du catholicisme.
Ainsi cette apologétique que voulait Pascal, Teilhard, grâce aux progrès de la biologie, a pu mieux la réaliser. Lui aussi sait que le surnaturel est d’un tout autre ordre, mais cet autre ordre, il peut déjà le montrer immanent à l’ordre d’ici-bas qui est une montée d’amour vers et par le Dieu Amour. Au lieu de dire uniquement : il y a autre chose que la science, il peut nous montrer que la science elle-même postule logiquement cette autre chose qu’elle est techniquement impuissante à saisir dans sa totale dimension.
La différence entre Pascal et Teilhard, elle n’est, ni uniquement une différence d’époque, ni une compétence scientifique différente, elle est surtout dans cette différence essentielle de perspective qu’a permis la connaissance de l’évolution biologique. Pascal était dans un cosmos fixe où le phénomène humain apparaissait comme étranger. Au contraire Teilhard nous présente la vision moderne d’un univers en cosmogénèse culminant au phénomène humain, un troisième pôle, celui de la complexité, à côté de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Qu’importe l’existence éventuelle d’autres vies, d’autres humanités extra terrestres qu’il faudra intégrer à la conception, ce qui est important pour nous c’est de savoir que le monde a un sens. Tout se transforme non pas au hasard mais d’une façon significative, orientée, quels qu’en soient les mécanismes et même si hasard et sélection y jouent un rôle.
La vision pascalienne est une confrontation entre l’homme et Dieu où l’histoire et le social n’ont pas une grande place, où le salut individuel ne concerne pas l’avenir du monde, ce cosmos inerte, témoin indifférent de notre vie. Au contraire la cosmogénèse teilhardienne fait constater ce changement évolutif : l’univers est remis entre nos mains; nous sommes chargés d’achever la création. Il est donc impossible de séparer le salut individuel de la construction de l’humanité, l’édification d’une cité terrestre, infrastructure de la cité de Dieu. Nous nous sauvons, c’est-à-dire nous nous spiritualisons, en spiritualisant le monde et il dépend de notre effort que ce soit notre œuvre qui, glorifiée à la fin des temps, passe sur un autre plan de l’être ou au contraire qu’ayant échoué il faille que la glorification soit une destruction apocalyptique où tout sera nouveau. Misère et grandeur de l’homme aussi bien pour Pascal que pour Teilhard, mais dans la vision teilhardienne l’importance et la responsabilité du « roseau pensant », également méconnu par le manichéisme et le pélagianisme, apparaît bien plus grande puisqu’il ne s’agit plus de lui-même, mais du monde, ce monde où est venu vivre, souffrir, mourir et ressusciter Jésus afin de le sauver.