Dominique Casterman
Passage vers une vision globale

(Extrait du livre inédit Au-delà du monde visible par Dominique Casterman. 1996) Le holisme est un terme forgé par Jan Smuts dans les années 20, à partir du grec holos qui signifie ‘‘tout’’, ‘‘entier’’. En d’autres termes, il implique l’idée générale que ‘‘le tout est plus que la somme des parties’’. Arthur Koestler, dans les […]

(Extrait du livre inédit Au-delà du monde visible par Dominique Casterman. 1996)

Le holisme est un terme forgé par Jan Smuts dans les années 20, à partir du grec holos qui signifie ‘‘tout’’, ‘‘entier’’. En d’autres termes, il implique l’idée générale que ‘‘le tout est plus que la somme des parties’’.

Arthur Koestler, dans les années 60, a forgé le mot holon à partir, lui aussi, du grec holos auquel il a adjoint le suffixe on désignant une particule, une partie. Il a été amené à créer ce nouveau mot car, très vite, il s’est rendu compte que le réductionnisme et son contraire, le holisme, étaient des complémentaires et qu’il fallait donc intégrer les aspects valables de ces deux méthodes.

Si nous observons une cellule, nous constatons qu’elle se comporte comme un tout par rapport à ses constituants (organites) et qu’elle est, d’un autre point de vue, une partie d’un ensemble plus vaste (les tissus cellulaires), et ainsi de suite. Cet exemple montre que l’analyse vers le ‘‘bas’’ et la synthèse vers le ‘‘haut’’ ne prennent jamais fin car la ‘‘limite’’ n’existe pas (les limites étant une vue de l’esprit). Les physiciens n’ont pas découvert l’ultime matériau de l’univers, et les astrophysiciens discutent encore sur le fait de savoir si l’univers est fini ou infini, ou encore s’il existe des univers multiples. À propos de l’ultime matériau de l’univers, on peut supposer qu’il n’existe pas puisque toutes les particules semblent être potentiellement des combinaisons différentes d’autres particules. Chacune ayant une certaine probabilité d’apparition. Comme le suggérait le physicien Heisenberg, un des fondateurs de la physique quantique, le monde ressemble à un tissu complexe d’événements, où les liaisons de tous genres alternent, se chevauchent ou se combinent, déterminant ainsi la texture de l’ensemble. L’univers est fractal : chaque partie, aussi petite soit-elle, est un processus-structure complexe.

Dans les années 50, Ludwig Von Bertalanffy développa sa théorie générale des systèmes. Dans cette approche, chaque structure de choses, d’événements, de formes – de l’atome d’hydrogène jusqu’aux galaxies les plus lointaines – est un processus se comportant comme un holon qui, à l’instar du dieu Janus que nous avons déjà évoqué, a deux faces regardant en direction opposée. L’une est tournée vers les niveaux ‘‘inférieurs’’ et manifeste les tendances assertives qui caractérisent l’activité dynamique d’un tout relativement autonome. L’autre est tournée vers les niveaux ‘‘supérieurs’’, elle manifeste les tendances intégratives, caractérisant l’activité participative d’un ensemble donné. Tendances assertives et intégratives sont en réalité les faces opposées et complémentaires de toutes structures. Chaque structure possède une relative autonomie puisqu’elle est l’expression d’une totalité qui intègre d’autres sous-ensembles (tendance assertive). Mais, en même temps, chacune de ces structures, assumant des fonctions différentes, ne peut exprimer ses propriétés singulières, ses différences, qu’en s’intégrant dans un autre ensemble de complexité croissante qui l’englobe et la met en relation, par l’information circulante, avec les autres holons partageant avec elle la même super-totalité. Nous trouvons dans la théorie générale des systèmes les bases de ce qui deviendra plus tard la vision holistique ou holographique de l’univers.

Le biologiste Sheldrake suggère l’existence en morphogenèse d’un champ inconnu, qu’il nomma ‘‘champ morphogénétique’’. Sheldrake explique que les champs morphiques sont produits et fixés par résonance morphique d’unités morphiques semblables antérieures, ayant été soumises à l’influence du champ du même type. Nous retrouvons, ici encore, la notion de ‘‘champ d’information’’ contenant une mémoire cumulative et tendant à devenir de plus en plus habituelle. Et, comme dans le cas d’un hologramme, il semble que les organismes vivants possèdent une intéressante propriété d’ensemble. Sheldrake pense que l’ADN contient bien des recettes codées de toutes les protéines des organismes vivants, mais dire que l’ADN contient le code total et global d’un organisme équivaut, pour lui, à exécuter un saut conceptuel indu. La science n’a pas encore découvert ce qui pousse ce code à prendre les décisions qu’il semble prendre et reste aussi ignorante sur la question de savoir comment une cellule connaît sa destinée. En d’autres termes, comment, par exemple, une cellule du cœur – ayant le même ADN que toutes les autres cellules de l’organisme en formation – peut-elle déchiffrer, sur l’ADN, la seule information qui lui indique de quelle façon devenir une cellule du cœur ?

Dans le modèle holographique appliqué à l’univers dans son ensemble, le temps et l’espace ne sont plus considérés comme des principes fondamentaux. Les notions de séparation, de localisation spatio-temporelle, sont les expressions manifestées d’un niveau de réalité plus fondamental. Dans ce super-hologramme de l’univers, la totalité des possibles, potentiels et actuels, passés, présent et à venir, coexistent. Bohm émet l’hypothèse que le passé, le présent et le futur sont comme enroulés et existent simultanément. Le tissu matriciel de l’univers manifesté ou actualisé consiste en un arrangement fonctionnel et cohérent d’un ensemble de possibles potentiels mais non actuel. Ce tissu matriciel, par cette tendance à s’actualiser, est sûrement marqué par la flèche du temps, donc ses possibles évoluent ; mais, en tant qu’ils ne sont pas actualisés, les possibles peuvent potentiellement coexister car la flèche du temps est elle-même potentielle et non actuelle. C’est un peu comme dans un rêve où divers personnages coexistent : un enfant, un adolescent et un adulte. Ils symbolisent des époques différentes, dans la vie d’une même personne, que le rêve peut réunir simultanément car sa flèche du temps est potentielle et non actuelle.

Thomas Kuhn, un physicien devenu historien, émit l’idée géniale – et cela à l’encontre de la conception classique de la science – que les théories majeures, ou nouveaux paradigmes, sont pareilles à des lunettes que les scientifiques mettent afin de résoudre des ‘‘énigmes’’. Une nouvelle génération d’hommes de science portent les nouvelles lunettes et acceptent la nouvelle vision comme naturelle ou ‘‘vraie’’ pendant que d’autres continuent à s’accrocher aux anciennes valeurs. Beaucoup de théories scientifiques sont plus incomplètes que fausses en soi. Elles demandent à être intégrées dans une vision nouvelle. Par exemple, à l’heure actuelle, il convient de penser que la dynamique newtonienne, par rapport aux objets très petits et aux objets hyperdenses, a dû céder la place, pour traiter ces phénomènes, à la mécanique quantique et à la dynamique relativiste. Dans la perspective de la physique quantique, l’univers est un tissu d’interrelations dont chaque partie n’est définie qu’en fonction de ses liaisons avec l’ensemble ; la relativité a mis en avant le caractère dynamique du cosmos, la masse, l’espace et le temps ne sont pas des facteurs absolus, ils s’intègrent dans un tout dont la véritable essence est le mouvement.

La physique moderne ne condamne pas définitivement le paradigme newtonien, que d’ailleurs nous utilisons toujours, mais elle le complète et l’intègre dans une vision plus large. Rappelez-vous dans les premiers chapitres, en psychologie, les problèmes les plus importants ne peuvent pas être résolus, mais uniquement dépassés et aussi intégrés dans une représentation plus vaste. Pendant trois cents ans, la science occidentale a décrit l’univers comme une immense mécanique à existence indépendante, et qui peut s’expliquer dans son fondement comme un immense système matériel régi par des chaînes de causes et d’effets. Dans ce contexte, le cosmos est vu comme un assemblage complexe de ‘‘blocs de construction’’ fondamentaux en relation externe. Nous sommes là en présence d’un modèle de l’univers mécanique fondé sur le postulat que de l’histoire du développement de la matière découlent des ‘‘sous-produits’’ occasionnels. En effet, à l’échelle de l’univers entier, la vie, la conscience et l’intelligence sont présentées comme des épiphénomènes d’une matière foncièrement passive et inerte. Ce modèle scientifique du monde à cru que la perception sensorielle, associée à des instruments expérimentaux (y compris les mathématiques), renvoie à la réalité objective. Il est aussi intéressant de mettre en avant que, selon la physique classique, l’espace est considéré comme ‘‘vide’’ ; cependant, selon les calculs de D. Bohm, chaque centimètre cube d’espace que nous discernons et sentons à travers nos sens comme du vide renferme plus d’énergie que ce qu’on pourrait découvrir dans toute la matière de l’univers connu. Ceci implique que l’univers tel que nous l’expérimentons n’est qu’un pli dans cet immense océan d’énergie cosmique.

Nous sommes maintenant mieux avertis pour comprendre comment l’approche exclusivement réductionniste et mécaniste, consistant à expliquer le tout par la somme des parties, donna naissance à une conception dualiste opposant l’esprit à la matière, le moi au monde, le sujet à l’objet, etc. Dès lors, il n’y eut qu’un pas à franchir pour nous cataloguer comme des ego isolés dans le contexte dualistique moi/non-moi. Ainsi apparut la croyance que nous pouvions avoir une connaissance totalement objective de l’univers (positivisme radical) indépendante de la conscience observatrice. La physique moderne conduit des expériences dans le monde des particules élémentaires mettant en évidence que l’acte de mesure détermine irréversiblement le phénomène observé. Celui-ci est un événement qui se passe à la périphérie de l’observateur et de l’observé, c’est-à-dire qu’il inclut les deux dans l’instant présent.

La physique quantique et la relativité – et plus encore le modèle de David Bohm qui procède de la science (positivisme modéré), de la philosophie (épistémologie) et de la métaphysique (intuition intellectuelle) – impliquent clairement que l’univers doit être compris comme un processus de ‘‘plénitude indivise’’ en état de changement et de flux constant : l’ holomouvement. Chaque structure de choses, de formes, d’événements, émane de ce flux inconnu. Ces entités relativement indépendantes sont des sub-totalités abstraites de l’holomouvement et ayant une stabilité provisoire. Dans cette perspective évolutionniste, il n’y a pas un acte créateur initial d’où découleraient mécaniquement tous les événements selon un processus linéaire de causes à effets, mais plutôt une succession d’actes créateurs interreliés. Comme l’exprime I. Prigogine et I. Stengers dans leur livre Entre le temps et l’éternité : « L’univers serait création continue, succession infinie d’univers naissant partout et allant vers l’infini (…) Nous ne pouvons penser l’origine du temps, mais seulement les ‘‘explosions entropiques’’ qui le présupposent et qui sont créatrices de nouvelles temporalités, productrices d’existences nouvelles caractérisées par des temps qualitativement nouveaux. »

Cette succession infinie d’univers correspondrait à des ‘‘explosions entropiques’’ du ‘‘vide’’ plein d’énergie, à un jaillissement de matières et de formes à partir du vaste océan d’énergie cosmique. Tout le monde phénoménal que nous percevons serait une ‘‘projection entropique’’, une transmutation de l’énergie cosmique en matières et informations déchirant (d’où le terme entropique) la structure spatio-temporelle que nous percevons à travers nos sens comme vide et lisse. Un tel événement, ou successions d’événements – la (les) création(s) entropique(s) de matière – correspondraient à une instabilité d’un espace-temps ‘‘vide’’ originel.

Dans la perspective d’un univers évolutionniste, il n’y a pas de lois immuables et indépendantes des phénomènes qu’elles régissent. Cette hypothèse tend vers la notion d’un univers du type ‘‘grand vivant’’ de nature évolutive, c’est-à-dire se déroulant d’instant en instant, et remettant dès lors en question l’idée de lois naturelles éternelles. L’holomouvement procède d’une ‘‘projection entropique’’ de matières, de formes, d’événements, vers la totalité cosmique une, et de repliement vers l’intérieur sans discontinuité entre le dedans et le dehors. Création et destruction, ordre et désordre, se suscitent mutuellement, s’entrelacent dialectiquement au sein d’un mouvement global qui est l’arrière-plan énergétique engendrant les projections tridimensionnelles constituant le monde phénoménal que nous percevons dans l’existence quotidienne. L’univers ne serait pas un système initialement ordonné et allant progressivement vers sa propre dégradation, mais plutôt une totalité organisatrice. Dans ce contexte, le désordre ne serait pas la finalité ultime vers laquelle tend toute chose, mais bien le cheminement nécessaire vers l’ordre. Cette manière d’envisager globalement la création à tous ses niveaux, inspirée des travaux de I. Prigogine sur les structures dissipatives, dément partiellement le second principe de la thermodynamique car, comme l’exprime le prix Nobel de chimie : « ‘‘La mort thermique’’ se situe à l’origine, au moment où s’est brisée la structure spatio-temporelle de l’univers vide et où, déchirant le ‘‘tissu spatio-temporel lisse’’, est apparue la matière, et, avec elle, la vie. »

L’idée de ‘‘création entropique’’ de matière remet en question cette certitude que l’activité productrice d’entropie est exclusivement synonyme de dégradation. En effet, dans cette approche de la nature et de l’univers, l’ordre et le désordre se présentent comme indissociables puisque tout état correspondant à une création d’ordre est traversé par un flux d’énergie correspondant, lui, à une désintégration énergétique, laquelle maintient, autour d’une valeur moyenne, l’organisation cohérente d’une structure donnée. Ce qui précède implique à nouveau la notion de plénitude indivise chère à David Bohm où conscience, matière, énergie, information, ordre, désordre, etc., sont les manifestations déployées d’un niveau de réalité plus profond dans la dynamique globale de l’holomouvement.

Un ensemble de données issues de la physique moderne, dont celles évoquées précédemment, mais aussi de la métaphysique traditionnelle, permettent d’avancer l’idée que tout système, pour cheminer vers plus de complexité et se transformer qualitativement, passe par une phase intermédiaire d’instabilité créatrice. Cette étape de transition dynamique (qui, répétons-le, peut nous toucher personnellement dans des moments de prises de conscience nouvelles) est saturée de fluctuations en tout genre où la totalité des possibles, potentiels et actuels, passés, présents ou à venir, coexistent instantanément afin de permettre au système de se réorganiser en un nouveau tout. Dans Entre le temps et l’éternité, Prigogine te Stengers disent : « Nous savons qu’un système peut, au fur et à mesure que l’on fait croître son écart à l’équilibre, traverser de multiples zones d’instabilité où son comportement se transformera de manière qualitative. Il pourra notamment atteindre un régime chaotique où son activité peut être définie comme l’inverse du désordre indifférent qui règne à l’équilibre ; aucune stabilité n’assure plus la pertinence d’une description macroscopique, tous les possibles s’actualisent, coexistent et interfèrent, le système est ‘‘en même temps’’ tout ce qu’il peut être. »

Ce qui précède est à rapprocher des bases de la mécanique quantique des transitions virtuelles dont voici un aperçu très sommaire emprunté à D. Bohm, et cité par A. Koestler dans son excellent livre Les racines du hasard : « La description de certains phénomènes quantiques implique que l’on remplace la notion classique selon laquelle un système se meut selon une trajectoire définie, par l’idée que, sous l’influence du potentiel perturbant, le système tend à opérer des transitions dans toutes les directions à la fois. »

« Toutefois, certains types de transition peuvent procéder indéfiniment dans la même direction, ce sont celles que l’on nomme réelles, pour les distinguer des transitions dites ‘‘virtuelles’’, qui ne conservent pas l’énergie et par conséquent doivent s’inverser avant d’aller plus loin. »

« Les transitions virtuelles sont de la plus haute importance car un grand nombre de processus physiques résultent de ces transitions. »

« Nous devons considérer que le système essaie pour ainsi dire à tâtons, toutes les possibilités. »

Les sociétés et les individus subissent aussi ses transitions virtuelles, c’est-à-dire des périodes d’instabilité faisant suite à des phases de comportements connues. Ces transitions sont infiniment complexes, et elles impliquent des prises de conscience précises à propos des circonstances présentes et des rôles, des situations, des valeurs, etc., qui déterminent les comportements individuels et collectifs. Ces crises ne sont pas nécessairement négatives, elles peuvent déboucher sur un nouvel ordre créatif pour autant que cette période de transition ne soit pas récupérée, dans le cadre social, par ceux qui détiennent le pouvoir et, dans le cadre personnel, par les habitudes imposées par les refus du moi conditionné. Au niveau psychologique, les transitions virtuelles constituent une sorte de retour en arrière, là où siègent les conditionnements premiers mais aussi les potentialités riches d’associations et de créations nouvelles d’où émergent un bond novateur avec des intentions, des pensées et des actes parfois radicalement nouveaux et générateurs d’un véritable changement. Si dans la société, les changements se construisent sur base d’une modification, d’abord chez les individus, du sens des valeurs, du sentiment d’identité, des habitudes de comportement, etc., cela pourra se développer de façon durable. Et bien plus efficacement qu’une imposition qui viendrait d’une autorité extérieure.

Revenons à la physique quantique. Elle décrit le processus de mesure comme un acte participatif puisque le fait de réaliser des mesures influence singulièrement l’apparence du monde matériel. En quelque sorte, l’observateur est l’observé. Chaque fois que nous posons notre regard sur le monde, nous participons vraiment à sa manifestation singulière. Mais participer ne veut pas dire créer car, réciproquement, nous existons parce que quelque part, en un lieu spatio-temporel que nous ne percevons pas consciemment, nous sommes aussi en tant qu’être humain les objets d’un processus global d’interférence multidimensionnel. Sujet et objet en tant qu’aspect indépendant n’existent pas, toute chose est simultanément les deux, mais l’angle de vision et surtout l’association à l’acte de mesure d’une personne distincte font apparaître une séparation inconciliable. La notion de séparation est donc un artefact créé de toutes pièces par la croyance que nous sommes prioritairement une entité séparée du reste de l’univers. Une fois encore nous sommes, dans la prison de l’ignorance, captifs de la confusion entre identité et différence. Nous ne voyons pas clairement que toutes les différences sont des manifestations directes de la totalité cosmique considérée comme le principe identitaire de tous les êtres et de toutes les choses. Le moi existe dans l’intimité de sa conscience en se distinguant provisoirement du tout, mais dans un même temps la ‘‘chose’’ abstraite de la totalité du réel est encore et toujours intimement reliée car reconnue et dynamisée par le tout.