Dominique Casterman
La pensée de Krishnamurti

(Extrait du livre inédit Au-delà du monde visible par Dominique Casterman. 1996) C’est en lisant les livres de Robert Linssen que je me suis familiarisé avec la pensée de Krishnamurti et, à peu près à la même époque, j’ai aussi découvert le livre de René Fouéré Krishnamurti, la révolution du réel. Ce dernier fut pour […]

(Extrait du livre inédit Au-delà du monde visible par Dominique Casterman. 1996)

C’est en lisant les livres de Robert Linssen que je me suis familiarisé avec la pensée de Krishnamurti et, à peu près à la même époque, j’ai aussi découvert le livre de René Fouéré Krishnamurti, la révolution du réel. Ce dernier fut pour moi une véritable révélation sur l’analyse du processus du ‘‘moi’’, en même temps qu’une généreuse et remarquable introduction à la philosophie, la psychologie et la spiritualité de Krishnamurti. Il y a de cela plus de 40 ans. Ensuite j’ai lu un certain nombre de conférences directement transcrites à partir des dialogues que Krisnamurti privilégiait sur l’écriture classique, ainsi que les entretiens qu’il avait avec des scientifiques, des philosophes, dont David Bohm. J’ai d’emblée été attiré par le caractère dynamique de sa démarche spirituelle, et aussi par cette grande liberté intellectuelle dont procède tout son discours. À condition, bien entendu, de ne pas accepter systématiquement ses propos parce qu’ils seraient a priori vrais. Ce n’est d’ailleurs pas ce que Krisnamurti souhaitait. Il menait les dialogues d’une façon presque scientifique, pas à pas ; ‘‘expérimentez en vous-mêmes’’, ‘‘n’acceptez pas passivement ce que l’orateur affirme’’, disait-il souvent. Les mots qu’il utilise sont empruntés au langage courant, mais une lecture assidue de ses textes montre que la simplicité du vocabulaire peut nous entraîner dans des profondeurs d’une richesse insoupçonnable. Krishnamurti parvient parfois à débarrasser les mots de leurs ‘‘carapaces’’ conventionnelles pour nous indiquer plus de profondeur, c’est-à-dire au-delà de la connaissance ordinaire.

La pensée de Krishnamurti peut, de prime abord, déconcerter par la distance qu’elle prend à l’égard des idées conventionnelles, des habitudes du mental et des réactions affectives que tout cela implique. Dans le livre La révolution du silence, nous pouvons lire : « Voir ce qui est, sans le hier, c’est le maintenant. Et le maintenant c’est le silence de la pensée. » Que propose Krishnamurti ? Rien de moins que de nous libérer du ‘‘connu’’, des mémoires passées, de cette sorte d’inertie mentale qui s’enlise dans l’habitude, dans la répétition des schémas révolus. C’est d’une certaine façon déroutant, puisqu’on nous a généralement appris à aborder les événements en prenant en compte les expériences passées à la fois intellectuelles et émotionnelles. Ce n’est pas que Krishnamurti renonce à la mémoire et ses contenus. Il sait, bien entendu, que le savoir acquis et mémorisé est indispensable dans la conduite de l’existence. Ce qu’il remet en question c’est le pouvoir du passé sur le présent impliquant l’impossibilité de voir réellement ce qui est, et par conséquent de se connaître soi-même et de cesser de vouloir transformer ce qui est en ce que l’on voudrait qui soit.

J. Krishnamurti et D. Bohm dans le livre Le temps aboli disent : « La source du conflit de l’humanité est-elle l’incapacité de l’individu à affronter la réalité de ce qu’il ‘‘est’’, psychologiquement, avec pour corollaire la quête chimérique de ce qu’il lui faut ‘‘devenir’’ ? Cette incapacité a sa source dans les divisions profondes introduites dans la psyché par la pensée, et plus particulièrement par la pensée qui suscite l’expérience du temps et le ‘‘moi’’. »

« On ne peut se libérer de cette activité égocentrique, irrationnelle et déroutante que grâce à un certain type de vision pénétrante. Celle-ci permet de percevoir qu’au-delà de la pensée, il n’y a qu’énergie et forme, pas de ‘‘moi’’, pas de temps, en fait pas la moindre chose ; au-delà même de cette ‘‘non-chose’’, il y a ce qui est beaucoup plus immense. C’est le terrain fondamental de toute existence, et ce ‘‘fondamental’’ est le commencement et la fin de toute chose. La vie ne peut avoir de signification réelle que si l’humanité touche ce ‘‘fondamental’’ (extrait de la présentation du livre Le temps aboli).

Dans Tradition et révolution, Krishnamurti met en avant la nécessité de se débarrasser progressivement des habitudes de penser selon les règles du dualisme, il dit : « Tout mouvement pour m’éloigner de ‘‘ce qui est’’ est dualiste, parce qu’il y a alors le penseur agissant sur ‘‘ce qui est’’, et c’est là l’essence même du dualisme. »

Il faut, bien entendu, replacer cette courte citation dans le contexte psychologique procédant d’un processus d’approche dualiste qui surajoute à nos expériences du monde et de nous-mêmes une personne distincte. Cependant, au cœur de l’instant, de l’action, il n’y a pas d’opposition entre ‘‘moi’’ et ‘‘ce qui est’’. Le mouvement vers l’unité et la plénitude intérieure conduit à la guérison de l’âme car les pensées et les affects sont vécus à travers l’éclairement de la conscience. Par exemple, voir réellement la peur, c’est constater qu’elle est le ‘‘passager’’ éphémère de la Conscience, elle n’est pas nous. La sensation d’être une personne distincte subissant ou, au contraire, contrôlant ce qui (lui) arrive est périmée. Dans la perspective de Krishnamurti, je m’éloigne de ‘‘ce qui est’’ chaque fois que l’éclairement de la conscience est voilé par le personnage ‘‘moi’’ – par l’identification aux ‘‘passagers’’– que nous considérons comme le dépositaire légitime de la conscience. Ceci est une interprétation erronée car l’expérience intérieure montre que la conscience se suffit à elle-même puis qu’elle est Cela qui connaît toute chose, qui éclaire toute chose, qui est dépositaire de toute chose. Pourtant, nous fonctionnons généralement en faisant référence à des notions opposées et non conciliables. Le discours de Krishnamurti évoque sans cesse qu’il n’y a pas moi et mon expérience, il n’y a pas le penseur et ses pensées, mais seulement un organisme qui donne une structure à l’expérience et à l’action, et nous pouvons alors, peut-être, arriver à percevoir le rapport réel entre soi et le monde. L’expérience de l’instant, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus vérifiable dans notre vie, tout ce dont nous sommes conscients, n’est ni le corps-mental, ni le monde extérieur, mais l’union des opposés qui est création de conscience transpersonnelle.

L’enseignement de Krishnamurti ne peut être classé dans ce qu’il est convenu d’appeler les disciplines conventionnelles des sciences humaines. Enseigner est ici envisagé dans le sens de guider la personne, qui sollicite un accompagnement, sur le chemin de sa propre maturité ; et non d’instruire en exprimant ce qu’il faut penser, ce qu’il faut devenir. Nous sommes relativement éloignés des systèmes philosophiques fondés sur des modèles théoriques puisque l’objectif est de voir ‘‘ce qui est’’. Krishnamurti n’est pas non plus un psychologue car la priorité de son enseignement ne consiste pas à adapter le moi aux structures sociales dans lesquelles celui-ci évolue. Un homme religieux ? Sûrement pas si l’on entend par cela une personne attachée à une institution avec ses dogmes, ses croyances, ses rites, etc.

Toutefois, si nous sortons des définitions par trop conventionnelles, nous verrons que le message de Krishnamurti est profondément philosophique, profondément psychologique et profondément spirituel. Car finalement, voir ‘‘ce qui est’’, être autant que possible le disciple de la vérité elle-même, pas une vérité apprise mais vécue lucidement, n’est-ce pas une attitude résolument philosophique ?

Encourager l’être humain à se délivrer de ses chaînes, de ses nombreux conditionnements, de ses croyances, de ses multiples ‘‘moi’’, en bref du pouvoir que le passé exerce sur le présent, afin que nous puissions déplier ce que nous sommes, n’est-ce pas là une attitude profondément psychologique ?

Enfin, voir que chaque être, chaque chose dans l’univers est un processus qui existe en raison directe de sa coexistence avec tous les autres êtres et les autres choses ; voir que tout est habité par la ‘‘Vie fondamentale’’, n’est-ce pas là une attitude profondément spirituelle ou religieuse ?

La pensée de Krishnamurti n’est pas un exposé systématique car sa parole et la structure même de son langage instantané cherchent à nous éveiller à la réalité de ce que nous sommes, bien plus qu’à nous instruire avec des solutions, des méthodes qu’en général il rejette inflexiblement ; connaissant trop bien leur inefficacité à produire en nous une véritable mutation psychologique au sein de laquelle notre expérience est une expression du sens transpersonnel. Si nous parvenons à nous imprégner des fondements de sa pensée, nous commençons à comprendre que la qualité éclairante de la Conscience est prioritaire par rapport aux choses éclairées du corps et du mental.

D’autre part, dans ses descriptions de la nature, il ressort une capacité très vive d’émerveillement par notre simple présence en ce monde. Tout vient du ‘‘dedans’’ de nous en réponde au ‘‘dedans’’ du monde dans un continuel déploiement global. Krishnamurti est un pilier de la culture holistique du XXème siècle. Sa pensée n’est pas un conte irréaliste baignant dans la douceur des descriptions spontanées que la beauté de la nature évoque chez lui ; brusquement, il devient l’observateur rigoureux, intransigeant de nos mécanismes de pensées, de nos comportements, de nos peurs, de nos croyances et préjugés… Il devient, en quelque sorte, notre reflet, et l’image renvoyée de nous-mêmes crée des chocs psychologiques tendant à nous extraire de notre rigidité, de notre prison mentale allant inexorablement du connu au connu. Sa vision est globale, intégrant d’instant en instant l’émotion et l’intellect. Il n’y a pas de cassure entre l’individuel et le collectif, il y a plutôt transition sans discontinuité, ‘‘vous existez parce que vous êtes reliés’’ disait-il.

Toute sa vie et toute son œuvre écrite et transcrite sont des tentatives pour indiquer à quel point nous vivons dans un rêve, le rêve d’une conscience de soi séparée. Krishnamurti ne cesse de signaler que la croyance d’être une entité séparée et indépendante est la source de toutes nos angoisses, de toutes nos misères tant individuelles que collectives, et que la liberté intérieure est la vision instantanée de la non dualité fondamentale présente dans l’expérience de la Conscience qui contient, d’instant en instant, la totalité de ‘‘ce qui est’’. Cette vision globale met en avant que toute la richesse du monde et des êtres humains procède de la capacité créatrice présente au plus profond de nous-mêmes. La Conscience Une est le socle indestructible de la Vie, et il nous met en garde à l’égard de tout modèle idéal qu’un groupe social voudrait imposer aux autres. Krishnamurti revient fréquemment sur la nécessité d’une perception directe, sur la qualité d’une certaine ‘‘vision pénétrante’’, d’attention vigilante. Cette expérience de l’instant, ce rappel à soi, c’est-à-dire à Cela qui connaît sans être Lui-même connu, est vision instantanée et sans cesse renouvelée de la non-séparation entre le ‘‘moi’’ et le ‘‘monde’’, c’est l’union vécue des opposés qui est le ‘‘rappel’’ à la Conscience omniprésente et prioritaire.

Pour Krishnamurti, l’éducation représentait une étape importante dans la vie d’un être humain. Il s’agit d’un processus d’accompagnement et non une méthode consistant à façonner l’enfant conformément à un modèle. L’enseignement insiste sur une éducation holistique où l’individuel et le collectif indiquent l’unité dans la diversité. Dans le livre De l’éducation, il dit : « L’éducation doit aider l’individu à mûrir librement, à s’épanouir en amour et en liberté (…) La plus haute fonction de l’éducation est précisément de créer des individus intégrés, capables de considérer la vie dans son ensemble (…) Il ne peut y avoir de transformation radicale que lorsque nous comprenons notre conditionnement et en sommes libres (…) Conditionner l’enfant, jusqu’à lui faire accepter son milieu tel qu’il est, est une évidente sottise. »

Nous comprenons que pour Krishnamurti, la maturité dépasse l’adaptation conditionnée aux conventions sociales. L’homme mature n’est pas un imitateur mais un individu pour qui la Conscience éclairante est prioritaire et rappelée à lui-même dans ses relations avec les autres et le monde. L’être humain, capable du meilleur comme du pire, peut assumer la responsabilité de ses actes pour autant qu’il voit au-delà des conditionnements, des fausses identifications aux multiples ‘‘moi’’, au-delà de la croyance d’être une entité séparée avec ses désirs et ses peurs. Au-delà des limites procédant de l’ignorance, il y a la Vie fondamentale et celle-ci, en s’incarnant dans la conscience des êtres humains, peut être une source de paix profonde.

Dans Les commentaires sur la vie, Krishnamurti dit : « Ce n’est que dans la spontanéité, dans la liberté, qu’il peut y avoir découverte. Un esprit discipliné ne peut pas découvrir ; il peut fonctionner effectivement et, partant, impitoyablement, mais il ne peut pas découvrir l’insondable. C’est la peur qui crée la résistance appelée discipline ; mais la découverte spontanée de la peur est libération de la peur. La conformité à un modèle, à quelque niveau que ce soit, est la peur, qui n’engendre que conflit, confusion et antagonisme ; mais un esprit qui est en révolte n’est pas délivré de la peur, car le contraire ne peut jamais connaître le spontané, le libre. Sans la spontanéité, il ne peut y avoir connaissance de soi. »

Krishnamurti dit que ‘‘la découverte spontanée de la peur est libération de la peur’’. Se libérer c’est donc comprendre que la ‘‘peur’’, précédemment évoquée, comme toute chose d’ailleurs, est un ‘‘passager’’ provisoire de la Conscience éclairante qui est notre vraie nature et paix insondable.