Robert Linssen
Quelques Aspects de la Pensée krishnamurtienne

Situer exactement le climat spécifique de l’œuvre du penseur hindou en quelques pages est une tâche des plus ingrates. En guise d’introduction nous signalerons un fait évident. Nous ne pouvons résister au désir de l’exprimer ici car il a sa valeur. Chez Krishnamurti aucune scission n’existe entre l’homme et l’œuvre. Attardons-nous d’abord quelques brefs instants pour considérer l’homme. La situation s’éclaircira et, dans une large mesure, nous serons mieux préparés à saisir la signification profonde de l’enseignement qu’il nous donne.

(Revue Synthèses Numéros 119-120, Avril-Mai 1956)

La prise de position nettement favorable adoptée par Aldous Huxley dans sa préface au dernier livre de Krishnamurti « Première et Dernière Liberté », les commentaires élogieux du Times, de l’Observer en Angleterre, ceux également des principaux quotidiens de Hollande et d’Amérique, ont donné à la pensée krishnamurtienne un essor aussi considérable qu’inattendu.

Situer exactement le climat spécifique de l’œuvre du penseur hindou en quelques pages est une tâche des plus ingrates. En guise d’introduction nous signalerons un fait évident. Nous ne pouvons résister au désir de l’exprimer ici car il a sa valeur. Chez Krishnamurti aucune scission n’existe entre l’homme et l’œuvre. Attardons-nous d’abord quelques brefs instants pour considérer l’homme. La situation s’éclaircira et, dans une large mesure, nous serons mieux préparés à saisir la signification profonde de l’enseignement qu’il nous donne.

Krishnamurti est d’une intégrité parfaite. Son désintéressement psychologique et matériel est total. Le fait d’avoir dédaigné le rôle de messie que ses adorateurs attendaient de lui, il y a trente ans, celui d’avoir refusé systématiquement les vastes domaines et les fortunes qui s’offraient à lui de toutes parts en sont autant de preuves. Plusieurs années de contacts avec lui, en diverses circonstances nous en donnent une profonde certitude.

Il est impossible de déceler dans son comportement, tant privé que public, la moindre trace d’un désir de paraître ou de plaire. Ainsi que l’exprimait Carlo Suarès, Krishnamurti est « véritablement absent à lui-même tant il est présent au monde ». Toute recherche de prestige personnel se trouve éteinte. Il réalise pleinement cette « mort du vieil homme » sans laquelle aucune renaissance intérieure n’est possible.

L’effacement avec lequel il aborde la tribune lors des grandes conférences, son allure presque frêle, sa technique d’expression très particulière, la délicatesse non recherchée de ses gestes trahissent une modestie que les observateurs inaccoutumés prennent pour de la timidité.

Il pourrait utiliser la magie de l’art oratoire mais ne désire s’imposer par aucune influence de cet ordre. Comme le proclamait Joliot-Curie lors d’une conférence récente « l’éloquence peut être une escroquerie !… »

Par l’influence, le prestige, l’autorité, la magie des décors extérieurs, aucune réalisation spirituelle ne peut être atteinte.

Krishnamurti est un maître de Liberté. Il veut nous libérer mais le drame est là : nous sommes, la plupart, inconscients de notre enchaînement.

Il nous parle un langage où se trouvent paradoxalement mêlés la fraîcheur et la gravité, une simplicité naturelle émouvante et la stigmatisation de nos complexités inutiles, les côtés pratiques de l’existence quotidienne et les profondeurs insondables d’une Réalité Intemporelle. En l’écoutant nous nous découvrons nous-mêmes. Il nous semble être véritablement une force de la Nature…

Que nul ne se méprenne cependant sur la portée de notre témoignage.

Il ne peut être question d’une déification de sa personne ou de sa pensée… Il n’y aurait à ses yeux, de pire trahison que d’en faire autorité.

Krishnamurti se refuse à toute manifestation dévotionnelle. Sa sévérité dans ce domaine a été interprétée comme un manque d’amour ou de sensibilité. Un tel malentendu provient d’une méconnaissance totale de sa personne et de son enseignement.

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Originalité de la pensée krishnamurtienne.

L’originalité de la position krishnamurtienne nous empêche de la situer dans les cadres de nos catégories ou références habituelles. Krishnamurti n’est pas de ceux qui se laissent engager dans les limites rigides d’un système quelconque. Son esprit non-dogmatique, non traditionaliste, la véhémence avec laquelle il dénonce les dangers de l’autorité spirituelle lui attirent les critiques des milieux religieux et spiritualistes. Certains le traitent d’athée, d’anarchiste, de destructeur.

Les matérialistes traditionnels seront tout autant déroutés. Ils éprouveront quelque perplexité en relevant dans l’œuvre krishnamurtienne l’évocation fréquente d’une Réalité Intemporelle, inconditionnée, supra-rationnelle dont la découverte constitue la raison d’être ultime de l’existence.

Certains considèrent Krishnamurti comme un mystique.

Rien n’est plus facile que d’apposer une étiquette sur les êtres, les choses ou les faits que nous ne comprenons pas. Ceci ne résoud évidemment pas nos problèmes.

L’éminent penseur hindou dénonce l’inertie et la paresse de nos automatismes mentaux. Il nous enseigne à quel point nous ne vivons que de mots rigoureusement vides de tout contenu.

La Vérité est au delà de nos symboles, de nos mots énoncés ou pensés.

Elle est une Intelligence infinie qui se joue de nos limitations, de nos représentations anthropomorphiques, de nos frontières, de nos systèmes. Aucune religion particulière, aucune secte ne peut en posséder le monopole.

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« Pour aller loin » nous dit Krishnamurti «il faut commencer par ce qui est près ». Sans aucun détour, il va droit au but. Krishnamurti nous prend tels que nous sommes actuellement et nous montre pourquoi et comment nous sommes déchirés par des faisceaux de tendances contradictoires.

Il nous demande de nous connaître pleinement. L’énoncé de cette exigence n’est certes pas une nouveauté. Mais il ne suffit pas de la postuler. Il est surtout nécessaire d’en établir les moyens. C’est dans l’étude de ceux-ci que l’œuvre krishnamurtienne révèle son originalité, son climat spécifique et son côté pratique.

La connaissance de soi implique l’exercice d’une nouvelle fonction de la pensée. Celle-ci doit se dégager de l’emprise des automatismes mémoriels et parmi eux le penseur hindou dénonce l’action des processus de verbalisation. Nous y reviendrons ultérieurement.

Toute l’œuvre krishnamurtienne pourrait se définir comme un énoncé des multiples conditionnements de l’esprit. Son approche du Réel ne peut être que négative. Elle en respecte scrupuleusement le caractère indicible et impensable.

Une étude fouillée des diverses religions nous révèle l’existence de tendances similaires. Aucune d’entre elles ne semble posséder un tel luxe de détails pratiques.

La maïeutique socratique (cette science de l’accouchement spirituel) nous a fait comprendre la nécessité d’un dépassement du mental ayant épuisé toutes ses possibilités. Comme les maîtres du Bouddhisme Zen, Socrate mettait ses interlocuteurs « au pied du mur » et projetait une sorte d’interdit sur leur activité mentale. Le penseur grec ne s’était-il pas écrié lors de sa réalisation intérieure « Je sais que je ne sais rien… » Car il est évident que la Vérité n’est pas une chose qui puisse être connue ou reconnue comme nous connaissons ou reconnaissons généralement les choses.

Krishnamurti ne jette pas un discrédit sur l’activité mentale. Il l’utilise comme Socrate et les maîtres Zen. L’œuvre admirable du Dr. Roger Godel nous permet de saisir ces diverses similitudes.

La mission suprême de la pensée consiste à se démontrer à elle-même le bien fondé de son silence et de son dépassement par une présence qui l’englobe et la domine.

Cette présence n’est pas distincte de nous. Elle est notre être vrai. Une inattention permanente la masque à nos yeux. Telles sont les raisons pour lesquelles Krishnamurti nous demande d’être attentifs.

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Krishnamurti est-il un psychologue?

Dans sa préface au livre récent de Krisnamurti, Aldous Huxley écrit :

« Le processus libérateur doit commencer par la perception aigue et impartiale de nos désirs ainsi que de nos réactions aux systèmes de symboles qui nous ordonnent ou nous interdisent de vouloir ceci ou cela. Grâce à cette perception impartiale, et au fur et à mesure qu’elle pénètre dans les couches successives de l’ego et du subconscient qui s’y associe, surgissent l’amour et la compréhension, mais d’un ordre différent de celui qui nous est familier. Cette perception impartiale — à tout instant et en chaque circonstance — est la seule méditation effective. » (Première et dernière liberté p. 22.)

Cette citation d’Huxley nous inclinerait à considérer Krishnamurti comme un psychologue.

Il nous incite à mieux nous connaître pour dissoudre le mirage mental de conscience personnelle qui nous envoûte et nous asservit.

« L’art de la vie, dit-il, consiste à mettre fin au processus du moi. »

Mais empressons-nous de le dire, il n’y a pas ici d’anéantissement.

Cette réalisation n’est pas une défaite. Elle est la plus haute victoire. Elle n’implique pas l’inaction mais est au contraire la base essentielle de toute action véritable. Elle ne nous rend pas inadaptés mais au contraire pleinement adéquats aux nécessités de l’existence. Elle nous permet de jouer pleinement le jeu de la Vie en étant libres des formes qui lui servent d’expression.

Ainsi que l’exprime Krishnamurti « l’homme libéré est le plus pratique qui soit » car il discerne les vraies valeurs en toute circonstance.

Certains ont tenté de définir l’œuvre krishnamurtienne comme une forme d’auto-psychanalyse. Dans la mesure où nous approfondissons sa pensée nous voyons qu’une telle définition est inadéquate.

Krishnamurti se refuse en effet à résoudre les problèmes toujours neufs de chaque instant présent par une analyse du passé. Son effort consiste plutôt à nous révéler quel est en nous le créateur des problèmes. L’analyse mentale ne peut apporter cette révélation intérieure.

Il s’agit donc d’une véritable mutation psychologique.

La maïeutique krishnamurtienne peut être résumée par un exemple de Platon.

Le maître grec enseignait qu’à chaque besogne correspondent des outils adéquats. Pour des besognes lourdes, nous utilisons des outils pesants et grossiers. Pour des travaux de précision nous employons un outillage extraordinairement fin, léger.

Malgré toute l’habileté et le génie qu’elles peuvent exprimer, nos opérations mentales ont un caractère de lourdeur par rapport à la finesse, à la subtilité, à la rapidité des rythmes du Réel. Elles sont inadéquates à l’expression de la totalité de l’Etre.

Les miracles de la technique moderne, les cerveaux électroniques, les radars, les accélérateurs de particules, les mathématiques transcendantales, résultent certes des possibilités magnifiques de l’intellect humain. Il en est l’inventeur incontesté, l’outil irremplaçable et pleinement adéquat. La genèse de toutes ces grandes découvertes se profile cependant sur la toile de fond d’un processus déductif ou inductif. Il y a malgré tout, sous-jacente aux conquêtes de la science et de la technique, une marche du « connu au connu ».

Le Réel est l’Inconnu. Il est l’Inconnu car il est neuf à chaque instant. Aucun référentiel ne permet de le situer. Si nous succombons à la tentation d’une détermination nous sommes toujours prisonniers des échelles de valeurs préférentielles qui l’ont engendrée.

Notre musculature mentale crispée ne peut saisir que les débris éteints d’un éclair en perpétuel état de jaillissement.

Le Réel ne peut être saisi par la pensée. Il se révèle dans le silence et la transparence de l’esprit. L’oeuvre krishnamurtienne nous donne tous les éléments permettant la réalisation de cette disponibilité intérieure.

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L’homme nouveau est affranchi de la peur.

La nouvelle fonction de la pensée impliquée dans l’œuvre krishnamurtienne correspond à une phase actuelle de l’évolution humaine.

Nous sommes psychologiquement parlant, à l’intersection de deux règnes de l’esprit.

Ainsi que l’exprimait Maurice Lambilliotte dans son éditorial de « Synthèses », intitulé « Au delà de l’Homo-Faber» (pp. 179-185).

« On peut s’attendre à voir naître et affleurer dans cet étrange attribut qu’est pour l’homme la conscience, des facultés inattendues ou à peine pressenties, mais qui témoigneront des poussées de la vie à travers chacun de nous, et, qui sait, des exigences d’une reliance de la conscience à l’unité vivante.

Le fait indéniable en tous cas, c’est qu’au delà de l’homofaber un homme nouveau plus en avant sur la voie de la Vie, sur la voie des échanges essentiels et vivants avec l’Unité est en passe de se profiler. »

Jusqu’à présent les hommes ont été littéralement possédés par leurs facultés mentales. Ces dernières ont été l’objet du développement excessif qui caractérise les conquêtes et les phases nouvelles de l’évolution naturelle. Les civilisations n’ont pu être jusqu’à présent basées sur autre chose que sur des idées.

La révolution fondamentale que nous suggère d’accomplir Krishnamurti ne peut être basée sur une idée.

Les idéaux divisent l’humanité bien plus qu’ils ne l’unissent.

C’est au nom d’idées qu’ont été commis les crimes, les massacres les plus atroces de l’histoire.

L’allusion la plus timide d’un dépassement de nos opérations mentales entraîne une méfiance instinctive. Nous avons à tel point déifié la pensée qu’elle nous apparaît comme une fonction souveraine et exclusive de l’esprit.

La preuve logique est pour nous le poinçon de la respectabilité intellectuelle. Nous ne voulons avancer dans la vie que munis du bouclier de nos certitudes mentales. Nous avons vu précédemment la fécondité incontestable d’une telle attitude dans le domaine des recherches scientifiques, techniques et concrètes. Mais, répétons-le, les processus analytiques qui nous sont familiers ne peuvent nous aider dans l’expérience du Réel.

Celle-ci résulte d’un état de lucidité pure sans idée. Le caractère non-mental de l’Intelligence pure est mal accueilli par la plupart des occidentaux. Pour beaucoup d’entre nous en effet, un état est intelligent et cohérent dans la mesure où nous pouvons le situer par rapport aux référentiels qui nous sont familiers.

Une notion est considérée comme intelligible dans la mesure où nous pouvons l’axer sur un système de pensées, sur des clichés mentaux bien déterminés, sur des symboles définis.

Krishnamurti nous fait comprendre, au contraire, que l’intelligence pure n’a aucune commune mesure avec nos symboles, nos accumulations intellectuelles. Le degré d’intelligence pure de chaque instant est directement proportionnel à l’absence de tous symboles, formulations, verbalisations mentales.

Mais… nous dit Krishnamurti « nous voulons une assurance ». Nous avons peur de l’inconnu.

Cette peur fondamentale est à l’origine des vices de fonctionnement qui paralysent nos fonctions mentales et les empêchent d’exprimer la plénitude de la vie. La fonction mentale est parmi les plus extraordinaires de la Nature. Mais hélas, nous en avons fait un facteur d’asservissement.

La réalisation de la plénitude de notre humanité exige que nous possédions nos facultés et non que nous soyons possédés par elles.

Krishnamurti nous montre l’incapacité dans laquelle nous sommes de répondre à une quadruple question :
« Que pensons-nous ? Pourquoi pensons-nous ? Comment pensons-nous ? » et avant tout : « Qui pense ?… »

Dans la mesure où nous n’avons pas clairement saisi les mobiles profonds présidant à nos pensées, à nos émotions et à nos actes, nous sommes irresponsables. Or à chaque instant nous sommes visités par des pensées intruses. Nous en ignorons l’origine et l’aboutissement. L’attitude de Krishnamurti vis à vis de ce problème peut nous paraître paradoxale. La plupart de nos préoccupations mentales émaneraient d’une peur fondamentale : la « peur d’être rien ».

Nous sommes littéralement agis par un instinct de conservation dont le centre réside dans les couches profondes de l’inconscient.

Certains nous répondent que sans cet instinct de conservation le « moi » ne se serait pas édifié. C’est assez probable, mais la situation actuelle peut être éclairée par ces aphorismes admirables de Shri Aurobindo :

« La pensée fut une aide; la pensée est l’entrave. »
« L’égoisme fut une aide; l’égoisme est l’entrave. »

Un réflexe d’auto-défense permanent nous a suggéré de «devenir», d’acquérir, de dominer, de posséder. Nous conjuguons les verbes avoir et paraître au lieu du verbe Etre.

« Si nous comprenions la différence entre « devenir » et « être » peut-être comprendrions-nous ce qu’est le bonheur… »

«Devenir est continu… et n’avez-vous pas observé que ce qui est continu emprisonne toujours » (Krishnamurti – Madras pp. 109-110)

L’apparente continuité de la conscience résulte d’une succession extraordinairement rapide de nos pensées.

La rapidité de leur déroulement confère l’impression illusoire d’une sorte de solidité psychologique nous inclinant à nous considérer comme des entités statiques et continues.

Au cours de ses conférences à Ojai en 1936, Krishnamurti comparaît le processus de devenir du « moi » à une flamme. « Cette flamme » disait-il « se maintient d’elle-même par sa propre chaleur, et la chaleur est elle-même la flamme . Exactement dans le même sens, le « moi » se maintient par ses désirs et l’ignorance. Lorsque l’esprit discerne ce processus intégralement il se voit comme étant ce processus, il voit qu’il se sert de toute action pour s’alimenter lui-même. » (Ojai 1936, édition anglaise p. 34.)

Là, où n’existe qu’une succession de transformations anonymes, dépouillées de personnalité réelle, nous superposons arbitrairement la notion d’individualité permanente.

A la question « Qui pense » Krishnamurti répond qu’il n’y a pas de penseur en tant qu’entité statique.

« Sans ses pensées, le penseur n’est pas. »
« Cette séparation du penseur et de ses pensées est un stratagème du penseur afin de s’octroyer une sécurité, une permanence. » (La Connaissance de Soi, p. 220.)

Nos angoisses et nos peurs résultent de la situation fausse où nous plongent nos constantes identifications personnelles.

Ainsi que l’exprimait un vieux proverbe chinois « Il n’y a pas de plus grande bénédiction que celle d’être délivré du souci de soi-même ».

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Krishnamurti et le problème social.

Toute vision panoramique de l’évolution humaine nous oblige à dépasser le cadre de la causalité simplement économique et politique des faits. A chaque époque de l’histoire président des idées-forces. Primitivement obscures, ces dernières sont devenues progressivement des facteurs déterminants du caractère des civilisations. Leurs qualités et leurs faiblesses ne se révèlent qu’après des siècles de déroulement historique. La précipitation actuelle des faits permet néanmoins de hâter considérablement ces signes positifs ou négatifs.

Une étude minutieuse de la psychologie des peuples nous révèle l’existence d’un décalage entre la naissance d’idées-forces dans l’esprit des individus et leur matérialisation dans les faits d’ordres économique, politique et social.

L’existence de ce décalage nous enseigne que pour être pleinement adéquat aux exigences d’une époque donnée de l’histoire, il faut en dépasser la plupart des aspects immédiats tout en étant attentif aux éléments qui les ont fait apparaître. S’il en était autrement, il n’y aurait jamais eu de précurseurs.
Nous vivons en pleine phase de transition. La plupart des idées-forces ayant présidé à nos civilisations révèlent leurs faiblesses.

La civilisation occidentale placée sous le signe distinctif de la déification du « moi » est en pleine crise. Nos valeurs morales, sociales, religieuses sont bâties sur la réalité absolue de l’« ego ». Elles devaient engendrer inévitablement un monde où l’égoïsme, la concurrence, les conflits et les violences règnent en maîtres.

Une civilisation réellement à la mesure de l’homme doit tenir compte des plus hautes possibilités de sa nature.

La dignité humaine n’atteindra la plénitude de son expression que dans une humanité libérée de l’égoïsme et de l’illusion de la conscience de soi.

Le nouvel équilibre moral, et social que nous suggère Krishnamurti résulte d’une disponibilité parfaite de chaque individu aux exigences de la Vie. Cette disponibilité confère la véritable richesse sans laquelle nous ne pouvons ni aider ni servir avec fruit.

« Le problème mondial est le problème de l’individu » nous dit-il. Si nous voulons transformer le monde il nous faudra transformer d’abord le cœur et l’esprit de l’individu, qui en est l’élément constitutif.

Ceci n’implique pas un désintéressement des problèmes économiques et sociaux.

Krishnamurti considère en effet « qu’il faut organiser l’économie à une échelle mondiale, et non pas à l’échelle d’une communauté, ce qui veut dire que nous avons besoin de personnes qui ne pensent pas en termes de nationalisme, mais en fonction de l’homme; non en termes de formules mais en termes de bonheur humain » (Conférences de Madras 1947, p. 18).

Toute réforme économique ou sociale ne tenant pas compte de la nécessité d’une transformation psychologique des individus est incomplète.

S’il était vrai que les seules améliorations du milieu extérieur peuvent entraîner un perfectionnement quelconque des individus, les classes les plus aisées auraient dû, de tous temps, produire les types psychologiques les plus remarquables. Or, l’histoire nous inflige à cet égard un démenti certain.

L’ennemi principal du monde actuel n’est autre que l’égoïsme des individus qui le composent. Les notions relatives à la réalité du moi sont anti sociales. Elles autorisent tacitement toutes les violences.

L’homme délivré de l’illusion du « moi » est hautement social.

Les avidités, l’instinct de domination, l’esprit de concurrence ont cédé la place en lui à l’esprit de coopération, au détachement, à la non-violence et surtout à l’amour véritable.

Un tel homme devient extraordinairement créateur et actif Ses œuvres portent l’empreinte de la Vie elle-même.

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Importance des relations humaines.

« Etre c’est être en relation » nous dit Krishnamurti. Sa pensée tient compte de l’importance du fait fondamental des relations dans l’Univers.

Les progrès récents des sciences physiques, biologiques et psychologiques montrent l’interdépendance des éléments constitutifs du cosmos.

Rien n’est isolé. Tout se tient. De l’atome à l’étoile, de la matière à l’esprit tout n’est que relation.
La vie d’un atome nous fournit un exemple saisissant du fait des relations dans les jeux d’interférences prodigieuses entre le noyau et les électrons. Les découvertes réalisées en 1955 nous ont révélé le processus hallucinant des échanges intensifs se produisant au cœur des noyaux atomiques. Les éléments constitutifs des noyaux (protons et neutrons) se transforment continuellement. Ils sont dénués de toute individualité. Les « pions », ces corpuscules récemment découverts, jouent un rôle des plus étranges. Des milliards de milliards de fois par seconde protons et neutrons s’échangent des « pions » et procèdent à des substitutions d’identité fantastiques.

Toute l’évolution scientifique récente se traduit par une marche irrésistible vers la notion d’une évanescence progressive des individus.

Au niveau ultime de l’univers physique où réside l’essence de la matérialité, un fait fondamental et bouleversant apparaît :  le processus des relations est infiniment plus important que l’individualité des éléments reliés (1).

Si nous désirons découvrir la réalité essentielle de la Vie notre attention doit se porter vers son mode d’existence le plus évident, le plus palpable et le plus accessible. Le fait des relations peut être considéré comme le langage universel du Réel.

Nous n’existons qu’en fonction de nos rapports avec ce qui nous entoure.

La connaissance vivante et réelle de nous-mêmes ne peut donc se réaliser qu’au moyen de nos contacts, de nos conflits, de nos relations.

Krishnamurti nous suggère d’opérer une métamorphose totale de nos comportements. Son oeuvre n’est pas une doctrine. C’est une nouvelle façon de vivre et de nous accomplir dans le cadre des relations que nous offre la Nature.

« Quel est le but réel de l’état de relation ? nous demande-t-il. Si vous vous observez dans vos rapports avec autrui, ne voyez-vous pas que ces rapports sont un processus d’auto-révélation ? Mon contact avec vous ne me révèle-t-il pas mon état d’être si je suis lucide, si je suis conscient de mes réactions ?

Nos relations n’ont pas beaucoup de sens tant que nous y cherchons un contentement mais acquièrent une signification extraordinaire lorsqu’elles sont un moyen de nous révéler à nous-mêmes et de nous connaître. »

« Là, où existe un sens possessif il n’y a pas de relations ». (Première et dernière liberté p. 186 et 209)

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L’Absolu : mot sans contenu.

La position krishnamurtienne diffère des disciplines mystiques nous recommandant de « nous en remettre à Dieu » ou de « nous effacer devant l’Absolu ». Le penseur hindou nous montre qu’il est impossible de vivre conformément à une réalité que nous ne connaissons pas. Penser Dieu c’est en un certain sens nier Dieu. Le Dieu de nos prières est une projection mentale rigoureusement inscrite dans le champ de notre conscience. Le culte de telles représentations aboutit à des états d’auto-hypnose.

Il n’est donc pas question de nous effacer devant l’Absolu. Le « moi » et ses résistances ne s’écartent pas réellement par un acte de choix ou de discipline. Ce sont là des évasions bien faciles. Fuir n’est pas résoudre. Pour comprendre les difficultés nous devons les affronter et non les fuir.

Dans une étude remarquable intitulée « Critique de la Raison Impure » Carlo Suarès nous montre la fragilité de nos notions d’Absolu.

Temps et espace absolus ne sont que des créations de l’esprit.

Le mot « absolu » n’est pas l’absolu. Le mot « Dieu » n’est pas Dieu.

Le mot « amour » n’est pas l’amour. Krishnamurti dénonce la magie toute-puissante que les mots exercent sur nos esprits. Le mot n’est pas la chose. C’est évident. Mais il semble qu’en pratique nous l’oublions constamment. Quant au mot « absolu » nous dirons avec Suarès qu’il est le roi des mots sans contenu. Rien n’est immuablement fixe dans la matière comme dans l’esprit.

Einstein nous a démontré l’existence d’autant de variétés de temps et d’espaces qu’il y a de densités de matière dans les différentes zones de l’Univers. La courbure de l’espace-temps est proportionnelle à la densité des zones étudiées. Il y a autant de géométries qu’il y a de courbures.

Krishnamurti nous aide à comprendre que nous accordons aux choses et aux êtres foncièrement impermanents des caractères de fixité, de continuité révélant notre propre inquiétude, notre soif intime de continuité, notre refus à voir la réalité telle qu’elle est.

Bergson nous disait que «notre logique est une logique des solides ».

Elle est née de notre vision du contour défini des choses que nous disons être « particulières ». Nous découvrons ensuite que rien n’est réellement solide, fixe, particulier ou permanent.

Nos notions d’absolu résultent d’une compensation consécutive à la découverte de l’impermanence totale des êtres et des choses.

Krishnamurti nous parle certes, d’une Réalité Intemporelle mais cette dernière diffère de la plupart des absolus traditionnels.

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Le Présent éternellement neuf.

La Réalité fondamentale de notre être et de toutes choses est un renouvellement constant. En chaque moment présent résident les richesses d’une recréation intense et silencieuse. Nous pourrions recueillir d’instant en instant la confidence indicible qu’elle nous accorde. Hélas ! nous arrivons toujours en retard au rendez-vous de la Vie ! Le message unique et toujours renouvelé nous échappe continuellement.

Pour le recevoir nous devrions être neufs dans l’instant neuf. Nous sommes mentalement fossilisés et trop encombrés de nous-mêmes. Notre lourdeur nous prive de l’agilité nécessaire à notre présence au Présent.

Le « moi » n’est qu’une constellation d’habitudes mortes. Nos opérations mentales sont empreintes d’un caractère beaucoup plus routinier, répétitif et automatique que nous ne le supposons.

Tout ce que nous approchons est instantanément nommé, interprété, comparé, classé. Nos automatismes mémoriels se projettent dans chaque instant nouveau avec une rapidité désarmante.

L’inertie de nos habitudes mentales nous transforme en meurtriers inconscients de la fraîcheur et de la spontanéité de la Vie.

Krishnamurti nous enseigne que nous ne rencontrons que très rarement les êtres tels qu’ils sont. La lourdeur de nos accumulations mémorielles passées paralyse notre faculté d’observation des faits actuels. Si la silhouette d’une personne familière se présente dans notre champ visuel, nous sommes à peine capables de la voir telle qu’elle est physiquement.

Nous n’apercevons d’elle que l’image fixe et rigide scellée une fois pour toutes dans notre pensée. Sa réalité, présente sur le plan psychologique, nous échappe plus complètement encore.

Les êtres et les choses que nous apercevons ne sont jamais absolument identiques. Cette loi universelle de transformation et de renouvellement s’applique autant à nous-mêmes.

L’instinct de conservation du « moi » est l’obstacle le plus puissant qui nous empêche d’être présent au Présent. C’est lui qui maintient le déroulement de notre film mental dans les limites étroites de l’habitude.

Chacun possède en lui-même ce « Vieil homme » dont parlent les Ecritures.

Le « dépouillement du Vieil Homme » en nous exige que nous mourions à nous-mêmes en comprenant le rôle stérile de nos mémoires passées.

N’a-t-il pas été dit « Qu’il faut mourir pour renaître » …et que « Celui qui perdra sa vie la gagnera »…

Le « Vieil homme » et le « Gardien du Seuil » symbolisent l’ensemble des résistances psychologiques qui s’opposent en nous au rythme créateur de l’Eternel Présent.

Ces résistances nous paralysent et nous envoûtent. Elles nous empêchent de découvrir l’existence d’un intervalle de silence entre l’instant où nous percevons optiquement les êtres et les choses et celui où interviennent nos automatismes mémoriels. Ce vide interstitiel nous échappe continuellement. Un réflexe d’auto-défense extraordinairement rapide et subtil nous met dans l’incapacité de l’apercevoir.

La confrontation directe du silence interstitiel entraînerait immédiatement la perception de la comédie que nous nous jouons à nous-mêmes et l’évidence du caractère illusoire de nos identifications personnelles.

De tous temps, de nombreux penseurs ont compris intellectuellement la nécessité d’un affranchissement du passé et celle d’être disponible au Présent. Krishnamurti nous enseigne cependant que pour la plupart d’entre nous la compréhension se limite beaucoup plus que nous ne le supposons au niveau purement verbal. Là se situe le danger.

En dépit de tout ce que nous avons lu et croyons savoir du caractère illusoire du « moi », une partie de nous-même se réserve et s’accroche désespérément à son passé. Secrètement, elle souhaite saisir quelque chose de l’instant neuf.

Un tel compromis est impossible, nous dit Krishnamurti. Sur les ruines de l’entité passée qui s’écroulent, un autre « moi » ne peut se reconstruire. Il n’y a pas ici de demi-mesures. On n’est pas un peu plus dans le présent et un peu moins attaché au passé. C’est tout ou rien. On transige avec les hommes. On ne transige pas avec le Réel.

Cette nudité intérieure totale nous effraye et nous choque. Nous nous refusons d’y adhérer et prenons comme excuse la prétendue incohérence qui lui serait inhérente.

L’innocence suprême, la gratuité, la spontanéité sont les formes les plus hautes de l’Intelligence. Nos complexités intellectuelles n’en sont que les caricatures, et, ce qui est plus grave, les usurpations.

Nous trouvons ici la signification profonde des antiques paroles :
« Heureux les simples en esprit, le Royaume des Cieux leur appartient ».
« Nul n’entrera au Royaume des Cieux s’il n’est redevenu simple comme un enfant ».

La vie que nous suggère de vivre Krishnamurti est simple, naturelle et profondément heureuse. Elle est une participation toujours renouvelée à la félicité du Présent.

Qui dissout le « moi » ?

Krishnamurti nous enseigne que la dissolution du processus du « moi » résulte d’une observation silencieuse, attentive, affranchie de tout choix, de toute condamnation, de toute approbation.

Nous voyons d’autre part qu’il dénonce le caractère illusoire du « moi ».

La logique nous suggère immédiatement une question : « Qui est lucide ? »

Comment le « moi » peut-il observer, se dégager de ses limites, défaire les nœuds psychologiques qui l’emprisonnent s’il est une illusion ?

Un fait nous échappe : l’état d’observation silencieuse dont parle Krishnamurti implique un affranchissement total de nos automatismes mémoriels, de nos choix, de nos préférences et de nos répulsions. Un tel état consacre la dissolution du « moi ». Il est une lucidité pure dont les éléments personnels sont entièrement exclus.

Ce n’est plus en réalité seulement le « moi » qui observe et qui dissout.

C’est l’Intelligence seule qui opère la mutation psychologique en nous-mêmes et par nous-mêmes. Cette forme supérieure de l’Intelligence n’est pas séparée de l’Amour.

Il est paradoxal de constater que si le « moi » est illusoire en tant qu’auto-identification psychologique, les éléments qui le constituent font partie du Réel. La contradiction est ici plus apparente que réelle.

Nous sommes le Réel mais nous ne le savons pas. L’esprit libéré de la routine, de l’habitude et du « connu » est lui-même l’Inconnu.

Nous citerons ici Krishnamurti lui-même (London Talks 1953 p. 30, 32, 33) .
« Lorsque l’esprit est libéré du passé, de l’expérience, de la mémoire, il est l’Inconnu. Pour un tel esprit il n’y a pas de mort.

Ce silence n’est pas une idée. C’est un fait. C’est l’Insondable, l’Inconnu. »

Dans cette perspective, il n’y a donc pas de voie. Nous sommes nous-mêmes la voie. Nous n’avons pas d’édifice spirituel à construire. Nous n’avons rien à acquérir. Tout est là. Mais nous avons des yeux… et nous ne voyons point.

Quoique pratiquement ardu pour nous, en vertu de nos complexités inutiles, le problème est en soi d’une simplicité extraordinaire. Il se limite à l’établissement d’un fonctionnement harmonieux de l’intelligence. Il ne s’agit donc pas d’une question de substance mais de fonctionnement.

Le problème de l’origine de cette disharmonie fonctionnelle est — aussi paradoxal qu’il puisse paraître — un pseudo-problème dont la genèse dépasse le cadre de cette étude sommaire.

Passivité mentale et action créatrice.

« La pensée négative est la forme la plus haute de l’Intelligence » nous dit Krishnamurti. Ceci confère au rôle de tout instructeur véritable un caractère bien ingrat. La passivité mentale éveille la méfiance.

La pensée négative est un état d’esprit auquel accède l’homme qui s’affranchit de l’emprise de ses mémoires passées. Le mental a cessé de se projeter, de s’objectiver. Pour un tel homme, la présence de l’Univers suffit. Elle est en un certain sens beaucoup plus importante et révélatrice que ses anciennes déductions et constatations de l’Univers.

La Réalité s’est révélée plus authentique que les prétendues expériences réalisées à son sujet.

La passivité créatrice dont nous parle Krishnamurti comporte un double aspect : premièrement, celui d’une passivité apparemment négative s’adressant aux éléments du « moi »; deuxièmement un aspect actif et créateur : celui de l’action du Réel rendue possible par la passivité du « moi » (2).

Malgré nos prétentions d’hommes réalistes et pratiques nous connaissons peu de choses de l’action positive. Nos actes sont l’expression de réactions et réflexes mentaux dont nous ignorons les processus. La légende d’une prétendue inaction inhérente à la dissolution du « moi » doit être détruite.

L’action et le travail véritables ne commencent qu’à partir de la libération du « moi ». L’acte complet ne procède plus des avidités égoïstes.

Il exprime la plénitude de la Vie.

* * *

Conclusions :

L’œuvre krishnamurtienne nous donne les moyens de nous connaître et de nous accomplir.

Elle nous suggère une auto-révélation que nous sommes tous en mesure de réaliser à l’aide des éléments concrets dont nous disposons quotidiennement. Il n’y à là aucune impossibilité, aucune hypothèse mais considération simple et directe de ce qui est. En dépit de ses apparences, cet enseignement n’entraîne pas une déshumanisation de l’humain. Il permet la réalisation d’une dignité nouvelle dans la plénitude de l’Intelligence et de l’Amour.

(1) Note : Dans son cours au Collège de France, le professeur Edouard Leroy mettait aussi en évidence la « nécessité de concevoir le changement comme réalité substantielle et primitive; comme réalité substantielle qui subsiste d’elle-même, sans exiger de support; la « chose » au contraire, n’apparaissant qu’à titre second et dérivé », disait-il.

L’éminent penseur français considérait la « chose comme un « symbole ou sédiment… » figure d’interférence dessinée par la rencontre de flux adverses, ou aspect d’un rythme plus lent, regardé en contraste avec un rythme plus rapide. En un mot, substantialité intrinsèque du changement; nul besoin d’un quelque chose qui change, et qui, invariable dans ses profondeurs, porterait la mobilité d’un être « opposé » au devenir, et qui lui serve de soutien. Le changement se suffit à lui-même et seul, au fond, existe véritablement.

Cette position rencontre pleinement celle de Krishnamurti et de la physique moderne

(2) Une notion semblable constitue la clé du mysticisme chinois. Elle se trouve résumée par l’expression taoïste « Wei Wu Wei ». « Wei » signifie agir. « Wu » est négatif. La traduction française signifie « Agir sans faire ». « Wu Wei » concerne la passivité, la non-intervention des automatismes mémoriels du « moi ». Le premier « Wei » symbolise l’action positive et créatrice que notre passivité mentale permet de manifester.