Chantal Geffroy
Questions & réflexions

D’où vient l’esprit ? D’où vient la mémoire ? Qui pense à travers moi ? Qui se dit « moi » à travers les pensées ? Nous subissons le flux des mots qui s’enchevêtrent… Nous ne sommes pas les maîtres de cette machination, nous sommes les porteurs du temps, les faiseurs de mots… Nous croyons inventer, nous reproduisons. Nous ne sommes jamais neufs : le Sage nous dirait : « nous sommes les milliardaires du temps ».

(Revue Être Libre. No 308. Juillet-Septembre 1986)

D’où vient l’esprit ? D’où vient la mémoire ? Qui pense à travers moi ? Qui se dit « moi » à travers les pensées ?

Nous subissons le flux des mots qui s’enchevêtrent… Nous ne sommes pas les maîtres de cette machination, nous sommes les porteurs du temps, les faiseurs de mots… Nous croyons inventer, nous reproduisons. Nous ne sommes jamais neufs : le Sage nous dirait : « nous sommes les milliardaires du temps ».

Nous avons emmagasinés tant et tant d’informations et ce qui nous constitue n’en est que la somme.

Dès l’enfance le processus de différenciation s’établit : celui-ci a telles aptitudes, cet autre en a telles autres, le milieu influant certainement ainsi que le code génétique. Sommes-nous alors tributaires d’un karma, d’une loi de cause à effet ? Victimes d’incarnations antérieures ? Nous sommes les porteurs d’un passé vieux de quinze milliards d’années… Ce « je » a-t-il vécu en tant que végétal animal avant qu’il ne se révèle dans ce corps d’homme ? Ce corps humain en est-il l’aboutissement dans l’évolution des espèces ? Sommes-nous condamnés à porter notre karma, à le supporter ? Ou pouvons-nous nous en libérer en le transcendant ? Quel type d’intelligence permet d’obtenir cette libération ? Quel est le rôle de la pensée, de la mémoire dans cet aboutissement ? Est-ce un aboutissement (avec une idée de finitude ?) ? Quelles qualités humaines sont requises pour qu’un changement ou une mutation puissent s’effectuer ? Faut-il des qualités d’ordre d’honnêteté vis-à-vis de soi-même ? Faut-il une passion de découvrir « qui suis-je ? » derrière les masques ? (la persona). Sans nul doute, seul, un certain ordre permet une objectivation partielle de la réalité, dépassant l’idée de choix imposé par un centre personnel. Celui-ci a toujours pour mobile l’intérêt.

La Création part d’un dualisme : pôle positif, pôle négatif. Une immobilité de l’esprit permet de rétablir un équilibre entre ces deux pôles et là, chose surprenante, la création s’efface… laissant naître un nouveau genre de perception… Un esprit neutre rencontre un vide créatif… Qui est puissance… Un Ailleurs se révèle à nos yeux, à notre être au sein même de ce qui existe déjà.

« Le Monde des Apparences cache Ta Sublime Essence ». Vision poétique, réalité ?

L’Univers serait-il un concept du MENTAL ? Je pense… et la forme surgit… Le Verbe s’est fait chair. Vivre cette infinie certitude dans le monde… Etre et Non Etre tout à la fois et dépasser toute dualité. Enfreindre les lois de la logique pour retrouver cet Ailleurs d’où Tout surgit.

« Je pense, donc Je suis », dirait Descartes, cet apôtre de la raison. « Je ne pense pas, donc je ne suis pas ».

La Vie part de ce non concept, cette essence de Vie nous anime sans que nous en soyons responsables. Qui digère à travers moi ? Mes aliments, mes émotions, mes expériences. Qui fait que mon estomac fonctionne ainsi, mon cerveau, mes jambes, ma sensibilité ? Qui détient le miracle de la Vie ? Le fonctionnement de chaque organe est une splendeur de complexité savante. Quelle suprême Intelligence ordonne tout ceci ? Pouvons-nous avoir accès à cette Intelligence ou en sommes-nous séparés ? Et si oui, pourquoi ? Quelle savante imagination a conçu ce monde des apparences ? Qui parmi les hommes pourrait égaler un jour cette Intelligence ? Les plus grands savants sont impuissants face à la Magie de l’Existence. De nouvelles formes naissent et meurent à notre insu). L’homme parcourt ce qui est déjà connu. Il tient le fil de l’explication, puis imite ce qui existe déjà : oiseaux, avions, poissons, sous-marin, fleurs, parfums, musique, les sons de l’Univers (les particules chantent, dirait Capra et enseignaient les Anciens).

Nous sommes les tisserands du temps, les artisans de la Vie, les partisans de la continuité. Nous hésitons à rompre le fil des habitudes, à briser le cordon qui nous lie à ces milliards de mémoires qui constituent notre capital. Nous hésitons à vivre l’instant par peur de la dissolution, de l’absorption au-delà de nos limites dans l’océan cosmique. Le « moi » tentaculaire s’accroche désespérément à ce qu’il croit être lui. Il a peur d’affronter le Vide intérieur. Les mots ne rejoignent pas le grand courant du champ cosmique. Le champ unitaire de pure énergie est sans cause et sans but. Il révèle sa magie dans la saveur d’une observation, libérée du mot, une observation sans observateur. Le sens suprême de la beauté réside dans un regard sans préjugé, sans passé, délivré du temps. Un tel regard voit « cela qui est ». Il ne choisit plus, et se laisse poser. La Vie alors résonne à l’intérieur de l’être dans le parfum du silence et le cœur vibre (ou s’enivre, dirait Baudelaire) à cette musique jaillie de nulle part. C’est une musique que l’Univers a composé, elle est un chant cosmique que la création compose à notre insu. Elle prend sa source dans l’être dès que le silence s’installe : nous comprenons alors la reliance existant entre ce qui reste de nous et l’Univers : connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers. Nous sommes alors fondus dans notre observation en dehors du champ de nos pensées habituellement dirigeantes, nous n’agissons plus sur elles, nous sommes agis…

Dès que l’égo de l’opérateur surgit (c’est bien souvent le cas pour l’artiste qui n’a pas réalisé la sagesse), les jeux sont faussés, ternis par le vouloir-pouvoir devenir, ternis par l’idée de résultat ou but à atteindre. L’œil s’ouvre quand l’humilité pénètre notre être (l’humilité réelle, pas la fausse humilité qui consiste à poser l’humilité dans le but de paraître humble).

« Je ne sais rien, je ne suis rien » quand nous comprenons cela, nous n’opérons plus « sur » les choses, mais laissons l’œil s’ouvrir à d’autres visions (qu’il faudra sans doute encore dépasser)…

Le vouloir-pouvoir-devenir bloquera encore, s’emparera de la chose, mais le dépassement aura lieu si notre vigilance fait face au fait.

Etre une apparence sans être identifié à cette apparence. Jouer le jeu que nous réserve la vie sans l’identification totale qui fait que l’on devient victime de ce jeu. Etre et non être ne sont que les deux faces du même miroir, tout dépend de l’usage que l’on en fait.