Emmanuel Lazinier
Rencontre avec un prophète dévalué

La pensée de Comte n’est-elle pas à l’opposée de celle que nous prônons dans la revue ? Du moins mon correspondant avait-il lu, lui, au moins une partie de l’œuvre volumineuse de celui que nous considérons comme un des pères-fondateurs du scientisme, que nous ne connaissons, en général, que par des intermédiaires, notamment Littré et Stuart Mill. Les quelques extraits d’Auguste Comte qui étaient joints laissaient à réfléchir. Les contemporains de ce philosophe ne se seraient-ils pas mépris sur le sens véritable de ses spéculations ? Comte a-t-il réellement professé le scientisme qu’on lui attribue traditionnellement ? La question reste ouverte. Espérons du moins que cet article fasse une petite sape discrète dans le rempart qui sépare Auguste Comte du public, et incite à lire ces textes, peut-être d’une surprenante actualité, alors que la science tend à réconcilier l’objectif et le subjectif.

(Revue CoÉvolution. No 6. Automne 1981)

Un article sur Auguste Comte dans CoÉvolution ? La proposition d’Emmanuel Lazinier me parut d’abord pour le moins étonnante. La pensée de Comte n’est-elle pas à l’opposée de celle que nous prônons dans la revue ? Du moins mon correspondant avait-il lu, lui, au moins une partie de l’œuvre volumineuse de celui que nous considérons comme un des pères-fondateurs du scientisme, que nous ne connaissons, en général, que par des intermédiaires, notamment Littré et Stuart Mill. Les quelques extraits d’Auguste Comte qui étaient joints laissaient à réfléchir. Les contemporains de ce philosophe ne se seraient-ils pas mépris sur le sens véritable de ses spéculations ? Comte a-t-il réellement professé le scientisme qu’on lui attribue traditionnellement ? La question reste ouverte. Espérons du moins que cet article fasse une petite sape discrète dans le rempart qui sépare Auguste Comte du public, et incite à lire ces textes, peut-être d’une surprenante actualité, alors que la science tend à réconcilier l’objectif et le subjectif.

G.B.

— Oh ! tu lis Auguste Comte ? Mais c’est ce qu’il y a eu de plus bête au XIXe siècle !

L’homme qui venait de laisser échapper cette exclamation, avec presque de l’indignation dans la voix, n’avait pas parlé en prêtre catholique qu’il était. Ce n’était pas du tout le genre d’ecclésiastique à se scandaliser qu’on lût en sa présence un auteur réputé « libre penseur » voire « athée ». Non, c’était l’érudit aux curiosités intellectuelles aussi variées qu’insatiables qui avait sursauté : « Comment mon neveu peut-il perdre son temps à lire un « penseur » aussi nul ? »

Qu’ai-je répondu ? Ma foi, je ne sais plus. J’aurais été bien incapable d’expliquer pourquoi quelques jours auparavant j’avais grevé assez lourdement mon budget d’étudiant pour faire l’emplette des quatre gros volumes du Système de politique positive.

Aujourd’hui encore je ne sais toujours pas très bien pourquoi quelques bouquins, trouvés sur les quais peu de temps avant, ont pu me donner l’envie de lire Comte. Par la suite je me suis aperçu, avec un certain étonnement qui n’exclut pas une certaine fierté, que le simple fait d’avoir éprouvé cette envie avait fait de moi, au moins provisoirement, un être exceptionnel. Comment cela ? Tout simplement parce que jusqu’ici — je suis bien obligé de le constater — cette envie, aussi banale qu’elle paraisse au premier abord, n’a été ressentie en un siècle et demi que par un nombre de personnes infiniment réduit.

Quels étaient donc les « bouquins » qui m’avaient inoculé une envie aussi peu banale ? Oh, rien d’extraordinaire. Un petit manuel universitaire intitulé La Méthode expérimentale, où j’avais trouvé cette affirmation péremptoire : « Le problème de la classification des sciences a été définitivement résolu par Auguste Comte. »

Un autre bouquin, moins banal, datant du début du siècle, intitulé Le Système politique d’Auguste Comte, par un certain comte Léon de Montesquiou. Ce livre sur lequel j’étais tombé par hasard était, je m’en suis rendu compte par la suite, un des meilleurs qu’on ait jamais consacrés à Auguste Comte. Toutefois il avait un défaut ; un défaut qui a dû singulièrement limiter le nombre de ses lecteurs. C’était un livre partisan, publié sous l’égide de l’Institut d’action française, et qui ne visait à rien de moins qu’à annexer Auguste Comte à l’extrême droite monarchiste de l’époque. (On ne sait d’ailleurs pas à qui au juste, d’Auguste Comte ou de l’Action française, cette tentative de « récupération » a fait le plus de tort.)

Malgré ce défaut, le livre de Montesquiou avait trois très gros avantages : 1) il était lisible (ce qui le différencie des monographies universitaires sur le même sujet) ; 2) il ne craignait pas d’aborder, et même d’essayer de réhabiliter, les parties de l’œuvre de Comte que les autres commentateurs voilent pudiquement : sa théorie du pouvoir spirituel, sa fondation de la « religion de l’Humanité », sa conception d’une « synthèse subjective », son idée d’un néofétichisme « subjectif » (la Terre devenant le « Grand Fétiche »), etc. ; 3) il mentionnait (chose très rare) le désaveu formel infligé par Comte à la fin de sa vie à son prétendu grand ouvrage : le fameux Cours de philosophie positive.

Ainsi, grâce au livre de Léon de Montesquiou j’ai pu — sans me rendre compte alors de ma chance exceptionnelle — éviter trois écueils. Le premier écueil était celui-ci : si j’étais tombé sur une monographie universitaire, je n’y aurais rien compris (j’ai pu m’en assurer par la suite) ; j’en aurais conclu avec une apparence de raison qu’un auteur dont les commentateurs sont incompréhensibles doit l’être lui-même à un degré supérieur ; et je ne me serais jamais risqué à lire Comte (dont, comme par un fait exprès. les textes sont infiniment plus difficiles à trouver que ceux de ses paraphraseurs). Le deuxième écueil eût été de tenir pour acquis, puisqu’on le répète partout, que les conceptions « religieuses » de Comte sont le fait d’un homme qui n’avait plus sa raison. Et le troisième écueil, enfin, eût été que je m’astreignisse à lire, avant le Système, les six volumes du Cours dont je n’aurais probablement jamais terminé le premier, remettant à un futur indéfini la lecture du reste… et donc du Système. (Car il faut bien reconnaître que le Cours est à la fois beaucoup moins intéressant et beaucoup moins bien écrit que le Système.)

Me voici donc commençant à lire le Système de politique Positive. Dès la page de titre c’est le choc.

Mon mauvais ange me susurre : « Allons, avoue qu’il en avait quand même un grain, ton Auguste Comte ! » Je tourne la page nerveusement.

Une préface assez quelconque, où l’auteur annonce qu’après une parenthèse de douze ans consacrée à sa « construction intellectuelle » (le Cours, paru de 1830 à 1842), il reprend le rôle de réformateur social qu’il s’était assigné dans ses opuscules de jeunesse (parus de 1819 à 1826 et reproduits en annexe) où il proclamait déjà la nécessité de reconstruire sur de nouvelles bases le pouvoir spirituel ébauché par le Moyen Age. Il évoque les persécutions qui ont abouti à lui faire perdre son emploi d’examinateur à l’École Polytechnique. (Il ne lui reste alors pour gagne-pain qu’un poste de répétiteur. Il le perdra peu après ; mais déjà ce sont ses quelques disciples qui assurent ses « fins de mois ».)

Vient ensuite une curieuse Dédicace, très romantique, où Comte s’étend sur la chaste liaison qu’il a entretenue, pendant une « année sans pareille » avec madame Clotilde de Vaux, morte dans ses bras le 5 avril 1846, « au commencement de sa trente-deuxième année ». Il proclame que cette « sainte union » l’a régénéré, en lui faisant comprendre — et, surtout, vivre — la supériorité du cœur sur l’esprit ; supériorité qui fonde celle de la femme sur l’homme. Grâce à Clotilde, qui continue à vivre en lui « subjectivement », il va maintenant s’élever plus haut que dans son « ouvrage fondamental » (le Cours, qu’il n’a pas encore renié tout à fait), puisque désormais son intelligence sera ramenée à sa juste place, celle de simple servante de l’affectivité. Il termine par cet aveu à « l’ange incomparable » : « Chaque jour, devant ton autel domestique, je te répète, avec une conviction croissante, que la mort même consolide à jamais le lien fondé sur mon affection, mon estime et mon respect. » (Cet « autel domestique » n’était autre qu’un fauteuil où Clotilde s’était assise lors de l’unique visite qu’elle lui avait rendue. Ce fauteuil était l’élément matériel dont Comte avait besoin pour provoquer les visions quasi hallucinatoires de Clotilde qui constituaient sa « prière » quotidienne — prière qui, on le devine, a beaucoup nui à sa réputation ; et qui explique la légende, encore très vivante, selon laquelle il aurait « divinisé » son inspiratrice.)

Ensuite viennent, in extenso, les œuvres complètes de Clotilde (bien peu de choses, en vérité).

Et c’est seulement alors que commence le traité proprement dit. Ce traité, vous n’imaginez quand même pas que je vais vous le résumer. D’abord je m’ aperçois que j’arrive au bout des six pages dactylographiées que m’a accordées le directeur de cette revue ; et j’ai horreur d’abuser. Ensuite… vous pensez bien qu’un ouvrage comme celui-là ne se résume pas !

Non. Tout ce que je puis faire, si vous y tenez, c’est de vous transcrire la table des matières. Et si vous n’avez pas la force de le lire… tant pis pour vous. (Mais dans ce cas, si vous voulez quand même en avoir une petite idée, retenez ceci : Auguste Comte… mais c’est très simple ! : c’est exactement le contraire de ce qu’on croit !)

EXTRAITS

Une médecine synthétique

D’après les explications scientifiques du volume précédent, la vraie biologie n’a nullement pour objet la connaissance individuelle de l’homme, mais seulement l’étude générale de la vie, envisagée surtout dans l’ensemble des êtres qui en jouissent. Elle constitue un préambule nécessaire, d’abord pour la théorie de l’ordre social, immédiatement subordonné à l’ordre vital, et enfin quant à la véritable appréciation de l’homme proprement dit, dont tous les attributs essentiels sont alors connus. Cette conclusion normale du dogme positif se trouve aujourd’hui dépecée irrationnellement entre trois classes de penseurs, les médecins qui n’étudient que le corps, les philosophes qui croient étudier l’esprit, et les prêtres qui surtout étudient le cœur. Il résulte de ce déplorable morcellement que pas une de ces trois sortes d’intelligence ne comprend réellement la nature humaine dont l’ensemble reste nécessairement indivisible, malgré nos séparations anarchiques.

Politique positive, II, 436-7

Les trois logiques (logique des signes, logique des images, logique des sentiments)

Quelle que doive être l’aptitude naturelle du nouveau régime envers la logique rationnelle, principalement destinée aux philosophes, il est donc encore plus indispensable pour construire et développer la logique morale, essentiellement propre aux femmes et aux prolétaires. Entre ces deux voies extrêmes, la logique des vrais poètes, qui procède surtout par images, vient placer un lien général qui complète la constitution, à la fois spontanée et systématique, de la méthode humaine. Jusqu’ici l’image ne fut guère employée que pour perfectionner la manifestation, soit du sentiment, soit de la pensée. Désormais elle secondera surtout leur élaboration respective, d’après leur réaction mutuelle, dont elle constitue l’agent naturel. Tantôt l’image, rappelée sous le signe, fortifiera la pensée par le réveil du sentiment ; tantôt, au contraire, l’effusion suscitera l’image pour éclaircir la notion.

Politique positive, I, 450-2

Rien ne saurait être plus efficace pour bien penser, davantage que pour bien agir, que de bien aimer.

Synthèse subjective, 106

La Femme

Une conviction familière fera profondément sentir à tout positiviste que notre vrai bonheur, tant privé que public, dépend surtout du perfectionnement moral, et que celui-ci résulte principalement de l’influence de la femme sur l’homme.

Politique positive, I, 259

Supérieures par l’amour, mieux disposées à toujours subordonner au sentiment l’intelligence et l’activité, les femmes constituent spontanément I des êtres intermédiaires entre l’Humanité et les hommes.

Ibid., II, 63

La révolution féminine doit maintenant compléter la révolution prolétaire, comme celle-ci consolida la révolution bourgeoise, émanée d’abord de la révolution philosophique.

Catéchisme positiviste, Préface

Soumission de l’homme envers son milieu

Ce n’est pas seulement pour modifier l’ordre universel que nous devons le connaître : nous l’étudions surtout afin de le subir dignement.

Politique positive, IV, 164

Toute la sagesse humaine, à la fois théorique et pratique, se condense dans cette loi fondamentale : l’ordre le plus noble perfectionne le plus grossier en s’y subordonnant.

Ibid., IV, 361

Santé mentale et folie

Cérébralement analysée, la maladie occidentale constitue réellement une aliénation chronique, essentiellement intellectuelle, mais habituellement compliquée de réactions morales et souvent accompagnée d’agitations matérielles. Le caractère décisif consistant en ce que la méditation ne rectifie pas la contemplation, ne s’y vérifie que trop, surtout  envers la loi de continuité subjective, principale  source de l’ordre collectif. Jamais le mot d’aliénation, étymologiquement apprécié, ne peut convenir davantage que dans ce triste cas, où l’ensemble des populations objectives méconnaît brutalement le noble joug du passé, même en rêvant l’avenir. Or, quelque grave que soit réellement une telle perturbation, j’y vérifie sans cesse toutes les lois de l’état  normal, dont plusieurs m’y frappèrent davantage  que dans les situations moins propres à les indiquer.

Politique, II, 456

Le monopole médical

Il faut compléter la régénération de la classe médicale en la dégageant d’un vicieux monopole et d’une assistance hétérogène. Le privilège légalement résulté du doctorat ne profite réellement qu’au charlatanisme dont il semble préserver un  public que rien ne saurait garantir des conséquences pratiques de l’anarchie théorique, aggravée par  l’ignorance et la crédulité. Cette législation fournit le principal appui d’un vain enseignement, qui serait  déjà discrédité sans la faculté de conférer le monopole des avis sanitaires. Aussi contraire à la dignité sacerdotale qu’à la liberté spirituelle, une telle règle entrave à la fois la sollicitude féminine et la générosité patricienne. Mais, en éteignant cette oppression dans son principal siège, il ne faut pas la respecter chez ses auxiliaires subalternes, où ses vices se trouvent souvent aggravés par la superstition et l’hypocrisie. Enveloppées dans la suppression générale du budget ecclésiastique, les corporations, surtout féminines, que la rétrogradation investit du monopole des soins médicaux, perdront irrévocablement un privilège dont tous les médecins connaissent les inconvénients publics et privés. Quiconque veut se consacrer au service, temporaire ou  continu, des malades doit toujours pouvoir s’y livrer  librement, sans s’agréger ni se subordonner à des confréries quelconques, où l’orgueil et la vanité se développent sous un dévouement plus apparent  que réel.

Politique, IV, 428-9

La « synthèse subjective »

L’univers doit être étudié, non pour lui-même, mais pour l’homme, ou plutôt pour l’humanité. Tout autre dessein serait, au fond, aussi peu rationnel que peu moral. Car, c’est seulement en tant que subjectives, et jamais comme purement objectives, que nos spéculations réelles peuvent être vraiment satisfaisantes, quand elles se bornent à découvrir, dans l’économie extérieure, les lois qui, d’une manière plus ou moins directe, influent en effet sur nos destinées.

Politique positive, 1, 36

Le bon sens et la morale proscriront bientôt toute spécialité théorique qui ne sera pas conçue et cultivée d’après des vues encyclopédiques, propres à la rattacher toujours à l’ensemble de notre existence.

Ibid., 1, 337

Il n’existe aucune séparation tranchée entre le domaine systématique de la science réelle et le champ spontané de la raison commune.

Ibid., I, 712

La généralité la plus imparfaite surpasse théoriquement la pure spécialité.

Ibid., III, 305

La religion

En lui-même, il [le mot religion] indique l’état de complète unité qui distingue notre existence, à la fois personnelle et sociale, quand toutes ses parties, tant morales que physiques, convergent habituellement vers une destination commune. Ainsi, ce terme équivaudrait au mot synthèse, si celui-ci n’était point, non d’après sa propre structure, mais suivant un usage presque universel, limité maintenant au seul domaine de l’esprit, tandis que l’autre comprend l’ensemble des attributs humains. La religion consiste donc à régler chaque nature individuelle et à rallier toutes les individualités ; ce qui constitue seulement deux cas distincts d’un problème unique.

Catéchisme positiviste, 1er entretien

La religion constitue donc, pour l’âme, un consensus normal exactement comparable à celui de la santé envers le corps.

Politique positive, II, 8

L’homme devient de plus en plus religieux.

Synthèse subjective, épigraphe

Notes bibliographiques

Sur l’auteur http://xml.chez.com/contact/lazinier.htm

Site de l’auteur sur Comte http://membres.multimania.fr/clotilde/