(Extrait de l’ouvrage collectif d’hommage : Roger Godel – De l’humanisme à l’humain, Éd. Les Belles Lettres, 1963)
André Mirambel (1900-1970), est un helléniste français. Il a enseigné le grec moderne à l’École nationale des langues orientales vivantes (aujourd’hui, l’Inalco), établissement qu’il a présidé de 1958 à 1969. Il a été élu en 1965 à l’Académie des Inscriptions et Belles lettres. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont un dictionnaire et une grammaire.
« On ne doit, a dit Renan, jamais écrire que de ce qu’on aime » ; qu’il me soit permis d’ajouter également « ne jamais écrire que de ceux qu’on aime » ; ainsi se justifieront les lignes qui suivent. Leur seule intention est, en évoquant la pensée et l’action de Roger Godel, trop tôt arraché à la science et à l’affection de ses proches, de rendre à l’homme et au savant l’hommage que lui doivent tous ceux qui l’ont connu, mais en particulier celui qui lui reste fidèlement attaché par un demi-siècle d’admiration et d’amitié.
Puissent ces lignes apporter, à défaut de consolation, du moins une respectueuse sympathie à la douleur de l’épouse qui, plusieurs années durant, partagea la vie et participa à l’œuvre d’un être cher, dont le souvenir perpétuera la présence.
Le jour de la rentrée d’octobre 1912, au lycée de Grenoble, deux jeunes écoliers franchissaient une porte de classe où devait avoir lieu, en quatrième, leur premier cours de grec. Ces deux jeunes gens étaient Roger Godel et l’auteur de ces lignes. Ce qui, pour beaucoup, est un fait banal, sans plus d’importance que la première leçon de n’importe quelle matière, revêtait au contraire pour eux un relief particulier, auprès duquel tous les autres enseignements pâlissaient. Les deux écoliers se connaissaient déjà grâce à une année d’études communes. Une affinité de goûts les avait rapprochés. Ce jour-là, ils rayonnaient : la Grèce antique et le grec étaient pour eux une vocation, qui depuis longtemps prenait place dans leurs propos ; ils avaient persuadé leurs pères, parfois réticents, de les laisser répondre à l’appel impérieux d’une langue dont ils avaient déjà appris, presque furtivement, les premiers rudiments, et à laquelle ils ne dissimulaient pas l’ambition de consacrer leur existence. Pouvaient-ils prévoir que la passion du grec ancien, qui alors les unissait, allait les conduire plus tard, par des voies différentes, vers des problèmes de l’actuel — de l’actuel hellénique pour l’un et pour l’autre de l’actuel humain ? Non, certes. Ce qu’ils ne savaient pas encore, c’est que le grec avec lequel ils prenaient contact allait marquer à jamais leur pensée d’un « tu es graecitatis sacerdos in aeternum » et sceller désormais, sous le signe de l’attique, leur amitié. Ce qu’ils savaient par contre, c’est qu’ils allaient enfin connaître tout ce qui se cache derrière les vingt-quatre signes allant de l’alpha à l’oméga. Tels sont mes premiers souvenirs d’hellénisme. Cinquante ans ont passé ; mais, sans doute parce que mes débuts dans le grec se trouvent inséparables de l’image d’un ami d’élite, ces souvenirs me semblent proches, malgré la succession et le nombre des événements qui aujourd’hui m’en séparent : guerres, révolutions, menaces et périls de toute sorte dans un monde enfiévré. Peut-être aussi l’hellénisme est-il, pour ceux qui s’y vouent, comme un viatique qui échappe au temps, et qu’on retrouve intact au soir de la vie ainsi qu’aux premières années de la jeunesse. La vie de Roger Godel fut une vie de devoir et d’idéal. Sa mort fut celle d’un sage [1], pareille à celle des Stoïciens de la Grèce Antique, de ceux dont la pensée trouve jusqu’au bout, sans se plaindre, le courage d’interpréter la souffrance. Si l’hellénisme l’a aidé à mourir, — cet hellénisme dont il a si profondément vécu et qu’il a si bien servi — qui sait si l’ultime éclair de sa lucidité ne l’a pas reporté par un vertigineux retour vers cette première initiation que nous eûmes sur les bancs du lycée de Grenoble, initiation aux grandes choses, aux belles choses, celles qui ne font jamais désespérer ?
Roger Godel était d’un caractère exceptionnel en même temps qu’un élève d’une rare qualité. Indulgent aux faiblesses d’autrui, exigeant pour lui-même, serviable, sociable, il paraissait gêné d’une supériorité qui s’imposait malgré lui sans conteste. Tout l’intéressait : les lettres, les sciences, les arts (je lui ai connu un beau talent de pianiste, et, parmi les ouvrages nombreux qu’on lui doit, il en est un consacré à la musique sous le titre Formes de la musique et musique intérieure, Essai sur la création musicale, écrit en 1936). Sa rapidité à apprendre, à comprendre, étonnait. Une puissance de labeur considérable lui permettait de mener de front plusieurs travaux, parmi les plus divers, et de se consacrer dans le même temps à de multiples activités. On admirait l’étendue de ses connaissances, et aussi la maturité de son esprit : il apportait, aux choses et aux hommes, des réflexions dignes d’un adulte éclairé. Il devançait véritablement l’expérience par une sorte de divination de ce qu’il fallait dire ou penser. Il possédait d’instinct l’art d’écrire : dans ses compositions, également dans ses propos les plus courants, il s’exprimait nettement, voire avec élégance, mais sans recherche, soucieux, en tout, de ne formuler que le mot juste qui va droit au cœur même du sujet. Le sérieux de sa pensée n’altérait pas une gaieté foncière, qui lui faisait aborder la vie avec confiance et avec la curiosité du chercheur convaincu qu’il y a toujours en tout quelque chose à trouver. Jamais chez lui de banalité, de vulgarité. Tout était simple et noble. Pour nous, il représentait un type d’être supérieur, mais abordable, et dont le contact rassérénait. Sans le vouloir et sans la moindre affectation, il était l’« exemple », par le rayonnement de son intelligence et de sa bonté, l’exemple que tous s’accordaient à reconnaître, ses condisciples comme ses maîtres. Dans nos exercices scolaires, il traduisait avec aisance les textes difficiles, latins et grecs, anticipant même sur les programmes d’une classe supérieure, tant il était avide de savoir, de progresser. Ses dissertations françaises donnaient à penser, et bien souvent notre professeur ne résistait pas au désir de nous en lire des passages qui nous édifiaient. Ayant un jour à traiter d’une évocation des cultes antiques dans une campagne romaine lors du christianisme grandissant, Roger Godel avait décrit un vieux prêtre païen sacrifiant devant un sanctuaire « resté debout par un dernier miracle des dieux agonisants ». J’ai toujours dans la mémoire cette belle phrase au rythme renanien : il y avait en Godel un poète. Mais, par-dessus tout, chez lui, ce que nous admirions, ce que j’admirais, c’était sa connaissance si vaste et déjà profonde du monde antique, de l’histoire grecque, de l’histoire romaine, de l’histoire même de l’Égypte, car, au seuil de la quatrième, il avait assimilé l’Histoire des Grecs, l’Histoire des Romains de Duruy, et les trois gros volumes de l’Histoire ancienne des peuples de l’Orient de Gaston Maspero. Déjà, il était capable de s’élever du particulier à l’idée générale, à propos d’un petit fait rencontré en classe dans un texte ou chez lui au cours d’une lecture particulière. Il savait presque atteindre à une philosophie de l’histoire, tant la civilisation gréco-romaine et l’égyptologie lui étaient familières. Le passé méditerranéen vivait en lui ; des conflits des peuples et des civilisations, des luttes des doctrines et des écoles, il dégageait des idées claires, retraçant les mouvements de conquête ou de pensée des politiques ou des philosophes, caractérisant les faits d’un jugement original. Et tout cela s’exprimait dans des conversations familières, d’où le pédantisme était exclu. Roger Godel ne parlait pas, n’écrivait pas pour briller. Il ignorait l’art de se faire valoir. C’étaient les choses qui, vues et pensées par lui, rayonnaient en lui pour diffuser ensuite tout naturellement leur clarté. Je n’oublierai jamais, le soir après la classe, nos promenades quotidiennes, que nos pères nous imposaient afin de nous faire « prendre l’air ». Tout en parcourant les vieux quartiers grenoblois aux bâtisses médiévales et aux ruelles si pittoresques, tout en longeant les quais de l’Isère d’où l’œil découvre les chaînes neigeuses des grandes Alpes, j’écoutais, je questionnais Roger Godel, dont le regard bleu si lumineux, souvent empreint d’une douce et juvénile malice, s’éclairait d’un feu intérieur quand sa parole faisait revivre telles scènes de l’Iliade, tels récits des tragiques ou des comiques, telles coutumes pharaoniques, mais la Grèce et le grec étaient ses sujets de prédilection… Ces années du lycée de Grenoble sont celles où Roger Godel a le plus reçu, le plus acquis, où il a le plus accumulé de connaissances, le plus assimilé, comme s’il voulait, en quelque sorte, s’intégrer à la grandeur du passé, se pénétrer de l’hellénisme et de sa plénitude, sans quoi il lui aurait semblé que toute autre activité eût été caduque.
La guerre de 1914 ! Roger Godel, comme son père et son frère, s’engage. Son humanisme ne le détourne pas de l’action : au contraire, il l’y pousse. Ses lettres — celles que j’ai reçues de lui entre 1914 et 1916 — sont enflammées du plus pur patriotisme. Elles reflètent le même enthousiasme que ses propos sur le destin de Rome ou d’Athènes, le long des quais de l’Isère. Un moment, on eût pu croire à un renoncement à ses études littéraires. En 1916, le hasard d’une permission me le fit rencontrer sous l’uniforme. « Et l’histoire grecque ? et le grec ? », lui demandai-je. — « Oh, me répondit-il, l’histoire grecque, elle est loin ! Je vais faire ma médecine ! ». L’abandon, en réalité, n’était que provisoire. Je remarquai, plus tard, que ce jour-là il n’avait toutefois pas inclus « le grec » dans cet éloignement ; le recul du temps, avec lequel on peut juger l’œuvre de Roger Godel, permet d’affirmer qu’il n’y a eu rupture ni dans sa vie intellectuelle ni dans sa vocation, mais élargissement, épanouissement. Le « changement », dans une orientation envisagée au départ, est toujours complexe : chez certains, c’est le fait d’un esprit instable, versatile, superficiel, qui se lasse vite et recule trop facilement devant l’effort qu’exige toute discipline. Chez d’autres, c’est un revirement survenant après constatation d’une erreur de vocation. Tout autre fut le « changement » de voie que Roger Godel entreprit délibérément, sans regret, après une longue réflexion accompagnant une action qu’il avait voulue : le dévouement à une grande cause. C’était, en ces années de guerre 1914-1919, la défense de la patrie attaquée, et, avec elle, la défense de tout le patrimoine intellectuel dont la France s’honore et dont le monde entier reconnaît le bienfait. Roger Godel, volontiers recueilli dans la solitude de la méditation et la compagnie des livres, était tout le contraire du « savant de cabinet » enfermé dans sa « tour d’ivoire », images consacrées par la banalité pour caractériser — sinon caricaturer — l’homme de pensée pour qui la recherche prime l’action. Toutes ses activités — voire de jeu ou de sport (la montagne parfois aussi le tentait) [2] — s’accompagnaient de pensée, et bien souvent, alors qu’il paraissait se délasser d’un travail ardu par une diversion badine, c’est à ces moments-là que son esprit fournissait l’effort le plus intense, le plus fécond, mais aussi le plus discret. La cause de la patrie, à laquelle Roger Godel s’était voué en devançant l’appel des armes, ne tarda pas à le conduire à une cause plus élevée encore : la cause humaine. Cette cause, il s’y consacrerait et il l’embellirait, comme il embellissait toutes les causes qu’il défendait. La guerre lui faisait voir de près la souffrance humaine, la lutte du mal et du bien, la laideur autant que la noblesse des humbles et des puissants, la servitude et la grandeur de la condition de l’homme. Y avait-il là contradiction avec la vocation première de l’hellénisme et des textes du passé ? Nullement. Cette vocation était, au fond, une préparation à la vie et à ses problèmes, une formation d’esprit par une savante culture pour affronter le milieu humain, un prélude à d’autres recherches, biologiques et médicales, qui devaient lui livrer les secrets de la nature des êtres, lui faire toucher du doigt leur misère, mais lui faire découvrir aussi les moyens de les sauver. C’est avec une disposition toute pascalienne que Roger Godel, l’humaniste, allait se pencher sur l’humain. « Misère de l’homme sans Dieu, grandeur de l’homme avec Dieu », disait le philosophe distinguant, au beau milieu d’une tradition scolastique raisonneuse, l’esprit de finesse de l’esprit géométrique, et découvrant les raisons du cœur qu’ignore la raison, bien avant l’intuition, l’élan vital bergsonien ou la catégorie de l’idéal de Renan, — « misère de l’homme sans l’humanisme consolateur, grandeur de l’homme qui n’approfondit la matière que pour mieux connaître l’esprit », pensait Roger Godel quand il opta pour la médecine. Il eut raison. Savant universitaire, il eût accompli, certes, la plus brillante carrière et atteint aux gloires les plus hautes, mais la science médicale, pour son dommage, eût été privée de lui, et cette science aurait manqué à son esprit. Médecin, il a pu et il a su rester helléniste, humaniste, et le caractère profond de son savoir biologique et thérapeutique en apporte la preuve : « Un homme convaincu de la valeur réalisatrice inhérente aux sciences biologiques et médicales, a-t-il écrit dans l’un de ses Essais sur l’Expérience Libératrice, poursuit néanmoins à travers diverses disciplines scientifiques une plus haute synthèse ». Roger Godel est entré en médecine, comme jadis il était entré en hellénisme, à la façon dont d’autres entrent en religion. L’hellénisme lui avait appris à se connaître, mais cela ne lui suffisait pas : il voulait connaître les hommes, par une curiosité toute scientifique sans doute, mais aussi et surtout pour donner et guérir, pour se prodiguer et trouver dans le dévouement aux hommes la justification de son humanisme. La médecine, comme la science et comme l’art, est un apostolat : Roger Godel fut un apôtre, un apôtre de l’Homme. Toute sa vie, depuis le lycée de Grenoble jusqu’au souffle ultime, il fut hanté par la question que posa Socrate pour la première fois dans l’histoire humaine « Qu’est-ce que l’homme ? ». Et c’est pour y répondre qu’il acquit, disait-il, « l’instruction épistémologique applicable à cette science de la nature humaine qu’est la médecine ».
Depuis 1916, je n’eus plus l’occasion de revoir Roger Godel avant 1947 (trente ans, hélas !). Je savais seulement qu’il avait fait en médecine la brillante carrière qui l’avait fait désigner, après son internat, comme chef de clinique à la Faculté de Médecine de Paris, puis professeur à la Faculté française de médecine de Beyrouth, enfin Médecin-chef de l’hôpital de la Compagnie du Canal de Suez à Ismaïlia. Étrange rencontre de sa carrière médicale venue, par une sorte de prédestination, rejoindre la vocation première de l’égyptologue et de l’helléniste ! C’est au point où s’affrontent des civilisations, — l’Orient et la Grèce, l’Égypte et l’hellénisme, puis le Judéo-christianisme et l’Islam, aujourd’hui l’Europe et le monde arabe — que le Docteur Godel va exercer sa science médicale, mais aussi ce que j’appellerais son « épistémologie humaine ». En ce carrefour des peuples, des institutions, des idées, des philosophies et des religions, les malades les plus divers sont, entre ses mains, non des unités qu’on soigne et qu’on guérit, mais des parcelles d’humanité dont la souffrance, puis l’apaisement, jettent des lumières sur le problème que Socrate livrait aux penseurs dans l’éternelle attente d’une solution. À la manière socratique, Roger Godel a pratiqué lui aussi cette maïeutique des âmes : par le corps il atteint l’esprit. Savoir, n’est pas affirmer, c’est questionner, enquêter sans cesse, c’est faire participer tout un univers d’humains à la recherche, en utilisant des témoignages multiples. Nietzsche vécut et pensa dans l’attente du « surhomme ». Plus modeste, plus humain aussi, Roger Godel a pensé et vécu dans l’attente, dans l’espoir de la découverte, de la révélation de l’« homme ».
Il m’a toujours semblé qu’un rapprochement pouvait être tenté — au risque de surprendre — entre Roger Godel et Charles Péguy [3]. Bien entendu, les formations s’opposent, les caractères des hommes aussi, et il est trop facile d’insister sur les différences. Mais les deux hommes ont eu au départ la passion de la Grèce Antique, cette passion vivante qui n’écarte pas du présent et qui fait l’immortalité de l’humanisme. Les deux hommes ont vécu pour de grandes causes qu’ils ont élevées au sacerdoce. Tous deux ont sacrifié à l’idée, à l’esprit. Tous deux ont eu le mépris du vulgaire, du médiocre, du laid. Tous deux ont lutté contre tous les conformismes et toutes les « vanités des vanités ». Tous deux ont compris, ont tenté cette union du Vrai et du Beau, d’où seulement le Bien peut naître. Tous deux ont eu, malgré les apparences et une vue jetée superficiellement, une unité dans ce qu’on appellerait leur « conversion » : pour Péguy la mystique socialiste et dreyfusiste se prolonge dans la mystique chrétienne et Jeanne d’Arc, pour Roger Godel l’hellénisme et la dévotion à l’Idée le mènent à la médecine et au dévouement à l’homme. Tous deux ont éprouvé, ont manifesté la puissance d’aimer. Comme tels titres de Graham Greene leur conviendraient : « La puissance et la gloire », « Le fond du problème » ! … Toutefois, la guerre de 1914 (la vraie, celle qui était sans équivoque, celle qu’on n’aurait jamais dû refaire) a été pour Péguy un achèvement : elle a été pour Roger Godel le point de départ d’un élan nouveau. Elle a marqué pour l’un et pour l’autre, en tous cas, la fin d’une époque à laquelle, dans leur pensée, devait succéder une ère nouvelle par la révision des valeurs.
Je n’ai pas qualité pour parler de l’œuvre proprement médicale de Roger Godel. D’autres voix, plus autorisées, n’auront pas de peine à le faire. Je signalerai seulement que son premier travail, thèse de médecine sur les Formes cliniques et évolutives de l’insuffisance cardiaque au cours de la tuberculose pulmonaire, lui valut, en 1927, le prix de thèse. Ses travaux, élaborés parfois en collaboration avec les docteurs Courcoux et Stephan, sur la tuberculose pulmonaire ou telles formes de maladies en Égypte (diabète, fermentations) ou sur la médecine grecque, s’échelonnent au cours d’une trentaine d’années, mais alternent avec l’œuvre philosophique dont la source est hellénique, et qui se compose d’articles, d’essais, d’ouvrages importants. C’est à sa culture grecque que Roger Godel doit sa philosophie de la science médicale : elle concerne non seulement la technique propre du thérapeute, sa réaction devant la maladie, mais encore son comportement devant le malade. La maladie n’existe pas sans le malade, pas plus que n’existent les religions sans les fidèles, ou les langues sans les sujets parlants. L’objet propre de la médecine est moins « la maladie » que le « malade » : si on saisit, par le malade, la maladie d’une manière concrète, on doit, par delà la maladie, atteindre le malade, c’est-à-dire un état de l’homme ; le malade est dès lors l’aspect humain de la maladie. Le rôle même de la médecine n’est-il pas plus grand, son champ n’est-il pas plus vaste s’il existe une psychologie, voire une sociologie de la maladie et du malade ? En cela, la science positive devient normative, et la guérison du corps conduit à une élévation de l’esprit. Tel est, semble-t-il, le principe directeur de la philosophie de la médecine, selon la conception de Roger Godel. Bien des siècles avant lui, Hippocrate de Cos [4], qu’il admirait et auquel il reconnaissait le mérite immense d’avoir fait de la médecine une science de l’homme [5], n’avait-il pas inspiré les philosophes qui disaient : « Rien n’oppose la médecine à la Sagesse (c’est-à-dire la philosophie) ; de fait la médecine contient implicitement tout ce qui peut conduire à la Sagesse… Ainsi donc amenez la médecine à la Sagesse et infusez la Sagesse dans la médecine » [6] ?
Essayons d’esquisser maintenant les traits essentiels de cette « Sagesse » telle qu’elle se dégage des ouvrages d’hellénisme de Roger Godel.
Nous noterons tout d’abord que rien dans ces ouvrages ne se rencontre ayant l’apparence d’un traité, d’un système. C’est une pensée discursive, qui se traduit sous forme soit de monologue, soit de dialogue, qui parfois se plaît aux digressions agréables et aux intermèdes, et qui vise moins à démontrer qu’à suggérer la recherche d’un état de bonheur. On retrouve, dans le développement de la pensée si nuancée de Roger Godel, une sorte de dialectique qui rappelle la méthode socratique et celle de certains traités de Platon, ses modèles dans l’art de penser et de s’exprimer. L’œuvre comprend une douzaine de publications [7]. Sans qu’on prétende la soumettre à un plan rigoureux, on peut y distinguer quelques thèmes majeurs comme autant d’étapes où, pour ainsi dire, l’auteur fait le point de ses expériences successives.
Le problème de l’homme a hanté, peut-on dire, Roger Godel toute sa vie. C’est ce problème fondamental qui rend compte de ses orientations, de ses recherches ; aussi est-ce à lui qu’il ramène toutes questions. Sa culture hellénique le pousse à le poser et à lui faire admettre qu’il ne saurait le poser en dehors d’elle. Ceci explique pourquoi la Recherche d’une foi — l’un des tous premiers ouvrages publiés par Roger Godel — se présente comme une méthode plutôt que comme une simple discipline ou une position mystique. Du plan humain au plan cosmique, tout doit s’ordonner en fonction de la mesure de l’utilité, de la règle, de l’équité, car le monde appartient au règne de l’esprit (p. 87). Si « foi » signifie « adhésion » profonde, totale, « reconnaissance d’un idéal supérieur » et « règlement de la conduite en conséquence », celui qui cherche la foi ne sera satisfait que lorsqu’il aura réalisé le triomphe de l’« harmonie » sur la « dysharmonie ». Ce passage, encore, le précise (p. 86) : « Qu’à chacun, dans la pleine mesure de ses aptitudes, il soit permis de participer au bien commun… Une destinée particulière exprime la totalité de son génie si elle apparaît clairement ordonnée à l’ensemble social, si elle s’est accomplie à la fois selon sa propre perfection et selon un ordre défini ». La foi que recherche Roger Godet n’est ni un « Credo » ou une série de prescriptions, ni un renoncement au monde ou à la vie terrestre : c’est, au contraire, l’expression la plus complète et la mieux ordonnée de la vie. Telle est la raison pour laquelle Roger Godel, cherchant sa foi, se tourne vers la Grèce. « Tout homme qui réfléchit découvre un jour la Grèce », écrit Pierre Jouguet au début de la Préface par laquelle s’ouvre le livre. Par la pensée grecque, en effet, la vie revêt un sens dont le principe est en elle-même. Déjà Roger Godel notait (p. 26-27) chez les Grecs la « vision du monde à la fois analytique et intuitivement synthétique, la conception d’un « Univers Un »… exactement équilibré dans son unité absolue » (p. 59). Mais, ce qui frappe — sans étonner —, c’est de constater chez lui le parallélisme entre l’adhésion à la science et l’adhésion à la vie (cet objet de la science), également à l’esthétique de la science que cette dernière tire de son objet. Il nous suffira de rapprocher l’un de l’autre ces deux passages (p. 26) : « Cette adhésion étroite, en vertu de laquelle l’esprit humain s’insère dans la structure du monde et en retour… organise le monde selon sa propre structure… n’est-elle pas le motif secret de tout attachement intime à la vie ? » et (p. 63) : « Cette physionomie esthétique de la science naissante, cette alliance en elle de la joie contemplative et de la curiosité pragmatique convertie en passion de la découverte, voilà qui nous fait le mieux connaître la signification de l’esprit philosophique et nous révèles peut-être le secret de ses origines ».
La Leçon de Platon ne tarde pas. À peine posé le problème de l’homme, la première réponse qui se présente est celle de Platon. La Recherche d’une foi est suivie (p. 105 et suiv.) de Figures et images sur la jeunesse de Platon, annonçant Cités et Univers de Platon. Après avoir rappelé les pages où Thucydide dresse le tableau magistral de la Cité athénienne en proie aux luttes partisanes qui à la fin du Ve siècle compromettent si gravement l’œuvre de la Démocratie des grands jours, Roger Godel nous montre Platon jeune homme, à la recherche lui aussi d’une foi et attiré par Socrate : « Devant un tel désastre de l’esprit, tout homme de bonne volonté se replie d’abord sur le meilleur de lui-même… Dans l’approfondissement de cette recherche secrète, il trouvera bien la formule de salut ! Mais le salut ne descend pas vers ceux qui l’implorent par de pieuses paroles. Il se livre aux hommes résolus, à ceux-là qui se montrent ardents à l’acquérir » (Figures et images sur la jeunesse de Platon, p. 148). D’où la nécessité de « revenir… aux valeurs éprouvées, éternelles » (id. p. 149). L’évocation historique d’un Platon éclairant progressivement sa pensée par le contact avec les sages et l’expérience politique, se concrétise à l’écran dans les Images et dialogues cinématographiques (« Platon au cinéma », a écrit P. Jouguet dans la Revue du Caire), pour préconiser (c’était en pleine guerre) l’union intime et nécessaire de la philosophie et de la vraie politique, et pour revendiquer le Noûs comme principe fondamental de toute société humaine.
La Libération de l’Homme. Cette étape est constituée par trois séries d’études dont la première ne voit le jour qu’après une élaboration d’une dizaine d’années, qui la sépare des Images et dialogues : c’est tout d’abord l’ensemble des Essais touchant l’expérience libératrice, où le problème central, envisagé sous de multiples aspects, conduit à des explorations du biologique et du psychique, sortes de notes qui sont le fruit de nombreuses méditations. En bref — et c’est l’originalité de ces Essais — il s’agit, comme le remarque Mircea Eliade dans sa Préface de l’ouvrage (p. 7-8), de prolonger le domaine de l’investigation scientifique en ajoutant à l’étude des « conditionnements » de l’homme (objet de la science depuis le XIXe siècle), celle d’une expérience « non conditionnée ». Pour Roger Godel, la méthodologie du physicien moderne est analogue à celle du sage de l’Inde « délivré dans la vie », en ce qu’il pense la matière impersonnellement. La philosophie hellénique incite à ce rapprochement, car, soucieuse d’unité, elle jette un pont entre l’homme de science d’aujourd’hui qui recherche « le substrat caché sous la diversité des figures » (p. 293) et la philosophie indoue qui « réalise dans sa pureté absolue la nature originelle de la conscience » (p. 67). Ce qu’on retiendra de ce livre si attachant, si troublant même, qui touche à tant de choses et de disciplines (philosophies et religions comparées, psychologie sociale, philosophie de la science, etc.), c’est l’effort pour rattacher à la science le domaine que le positivisme de jadis lui refusait, et pour faire de la « métaphysique » (au sens étymologique du terme) la succession de la physique en lui conférant une base réaliste.
Le complément à ces Essais est donné par Un compagnon de Socrate, dialogue sur l’expérience libératrice, où le sage éclaire le problème socratique, dissipe la confusion et permet d’atteindre l’« éclairement par quoi toutes opérations mentales acquièrent un sens » (p. 11). On voit ainsi comment entendre certaines notions, celles notamment d’« impersonnalité » et de « personnalité », de « conscience » et de « pensée ». L’éclairement dont il est question, et qui est présenté comme un but suprême, est « la conscience même à sa source » ; autour d’elle « la pensée ordonne le jeu de ses formes ». Le rapprochement tenté entre Sagesse indienne et Sagesse socratique a pour effet de compléter et d’éclairer l’une par l’autre, mais pour une fin identique la recherche de l’immuable, de l’indivisible, de l’éternel.
À la troisième phase de la libération de l’homme correspond une étude, Vie et rénovation, dans laquelle il est examiné à quelles conditions, en partant de la structure biologique, on peut accéder à la libération. Par plans successifs, par domaines sériés (de la biologie, science de la vie, à la médecine, science de l’homme), par clivages méthodiques, se construit une épistémologie à travers les sciences contemporaines. Elle oriente l’étude vers le « moi » centre d’intégration, au sens qu’a pris ce mot dans la neurophysiologie : « le pouvoir d’absorber dans l’unité assimilatrice de la pluralité des données » (p. 33). Le côté proprement scientifique échappe au non-spécialiste, mais les conclusions restent accessibles. La plus importante, peut-être, qui rejoint les méthodes (aujourd’hui renouvelées) de sciences comme la psychologie, la sociologie, l’histoire des religions, la linguistique, est, dans la recherche de l’« objectif », la participation plus intime du sujet à l’objet. Sur ce point et sur cette attitude, Roger Godel aura été, en médecine, un précurseur. Sa méditation sur la Sagesse l’aura conduit à découvrir, dans une rénovation des méthodes et des fins de la biologie, les moyens d’y parvenir.
L’éternel humain. C’est un retour à la Grèce, Une Grèce secrète…, celle, a dit André Malraux, qui « repose au cœur de tous les hommes d’Occident » : déroulement d’images, « instants de lumière éclairant notre rêve et notre réveil » et livrant « une secrète signification de la vie ». Qu’on ne s’y trompe pas. Le lecteur n’a pas sous les yeux, ici, un guide, même savant, des sites archéologiques et des paysages. C’est un essai, je dirais plus, c’est une analyse et une synthèse de la spiritualité grecque, celle à laquelle l’hellénisme antique est parvenu, mais qui lui survit toujours et que l’homme moderne retrouve d’autant mieux qu’il en ressent le besoin (« Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », dira plus tard la foi chrétienne). S’il est vrai que « le tempérament des Hellènes comporte une singulière inclination à transformer en figures visibles et puissantes les expériences de la vie spirituelle » (p. 114), n’est-il pas loisible de retrouver, à notre tour, par delà les siècles, la spiritualité grecque à travers ses figures ? Douze chapitres s’y emploient, qui retracent successivement l’inspiration (les Grâces et les Muses), l’éveil de la nature ou plutôt l’adaptation de l’homme à la nature (les « Petits Mystères » de l’Ilissos), l’initiation aux lois naturelles (Déméter), la connaissance de soi (Delphes), l’harmonie cosmique (Zeus à Olympie), la libération par les mystères, la genèse de l’esprit scientifique (Milet, la Grande Grèce), le mystère de la nature humaine (Hippocrate). Dans ce cortège majestueux des évocations et des analyses, nous voyons l’œuvre des hommes à l’œuvre des dieux confondue, mais avec la perspective d’un même but : connaître, percer le mystère, non pour détruire la nature, mais pour mieux en assurer l’ordre. La Grèce secrète, qui met à l’œuvre de Roger Godel le point final, apparaît comme son testament spirituel. Je détacherai volontiers du dernier chapitre, traitant d’Hippocrate de Cos (p. 174), ces sentences, qui nous frappent plus encore, aujourd’hui que Roger Godel n’est plus :
« La sagesse et l’amour éclairent l’esprit du chercheur ».
« L’attrait de la vérité aimée pour elle-même ».
« L’amour de l’homme à secourir et de la science à acquérir ».
« Une grande ambition de faire régner l’harmonie envahit la médecine ».
« L’amour de la vie communique à ceux qui en apprennent la loi une initiation ».
Roger Godel a eu cinquante ans de vie profonde, de vie riche, de vie généreuse. Il a traversé notre monde à un moment peut-être où la science a été le plus sévère pour elle-même, bouleversant ses résultats, révisant ses méthodes, doutant des vérités d’hier, déjà dépassant celles d’aujourd’hui à peines établies pour construire celles, provisoires elles aussi, de demain. À tous ces mouvements de pensée, à tous ces drames de la connaissance, il a participé, et il a marqué chacun d’eux par l’écrit. Sa double vocation d’helléniste et de médecin lui a conféré le privilège d’avoir connu le plus d’humanité, et acquis une expérience de l’homme des plus étendues à la fois dans le temps — de la Grèce antique à notre époque — et dans l’espace social et intellectuel des contemporains, depuis la misère des tranchées et de l’hôpital jusqu’à la sublime Sagesse. Il a été le type représentatif de l’humaniste du XXe siècle, d’un siècle dur, cruel, cynique, trop enclin au mal sous le prétexte du bien. Mais, anticonformiste là encore comme toujours, Roger Godel a su prouver, par son exemple, que le bien n’est pas un vain mot. Trop soucieux des valeurs éternelles, il est allé tout naturellement de l’Humanisme à l’Humain.
André MIRAMBEL
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1 Déjà dans une étude pénétrante (Synthèses, n° 125, octobre 1956) Marie-Magdeleine Davy écrivait (pp. 385-386) : « Le Docteur Godel est un sage, et il irradie cette sagesse dans sa vie et dans ses œuvres. Il ouvre devant nous un univers nouveau. Cet univers qu’il décrit n’est pas clos. L’homme peut y être introduit par l’exercice et sa découverte est telle qu’elle change immédiatement ses rapports envers lui-même et le monde. Toute sa vie se trouve transformée. Grâce à l’éthique supérieure qui désormais le guide, l’homme entre en contact avec l’universel ».
2 Dans ses Essais sur l’Expérience Libératrice, le chapitre XIII s’intitule Le lumineux et le profane sur la montagne (p. 237-253) et (p. 339) le chapitre est complété par une note : Variations sur le thème de l’alpinisme.
3 Voir sur Péguy, parmi de nombreuses études, d’abord JÉRÔME et JEAN THARAUD, Notre Cher Péguy (1926) et BERNARD GUYON, Péguy (1960). Je relève dans le premier ouvrage (t. I, p. 245) : « Il voulait ramener le bonheur dans le monde par la restauration du travail… C’était une religion du salut temporel… Il fallait commencer la révolution du monde par la révolution de soi-même », et (t. II, p. 128) : « Un saint mérite sa sainteté. Il est le résultat d’une lutte héroïque pour se dépasser lui-même » : remplacez « saint » par « sage » et « sainteté » par « sagesse », et vous rejoindrez le Godel de « l’expérience libératrice ». — Dans l’ouvrage de B. Guyon je note (p. 263) : pour Péguy, « il n’y a qu’un combat, celui qui assure le salut par la liberté écrit par la grâce ». Plus haut (p. 30), B. Guyon écrit : « Péguy est entré dans le socialisme comme on entre en religion. Son engagement fut la réponse à une vocation », et p. 34 : « Le but final qui doit permettre d’atteindre la cité harmonieuse, c’est l’épanouissement spirituel de chaque individu ». Nous sommes bien près ici des « Cités et univers de Platon » selon Roger Godel qui rappelle (p. 57) ce précepte de Platon dans les Lois : « Le bonheur, la perfection humaine… tel est le but du législateur », et qui, par ailleurs, avait écrit (Avant-propos des Essais précités, p. 37) : « L’expérience libératrice, en effet, loin d’exclure l’homme de son humanité, l’y confirme en la réalisant », Péguy disait (Feuillets, 10, 11 mai 1895, cités par B. Guyon, p. 35) : « L’universel affranchissement intellectuel est — comme condition préalable nécessaire — matériel ; il ne doit pas s’arrêter avant que tous les hommes reçoivent, en fait, l’éducation intégrale ».
4 Voir l’article de Roger Godel dans la Presse Médicale du 20 septembre 1958 (66e année, n° 64, pp. 1447-1449) sur Hippocrate de Cos et l’éveil de l’esprit scientifique en médecine.
5 « C’est là, écrit Roger Godel (ibidem) une évolution absolument nouvelle propre à l’hellénisme, une discipline ignorée des civilisations les plus brillantes du temps passé. »
6 Cf. R. GODEL. L’éveil de l’esprit scientifique chez les médecins de l’école d’Hippocrate (Travaux du IVe Congrès International de Médecine Néo-Hippocratique, t. II, p. 108, Athènes, 1958).
7 L’Homme et son Génie (1937) ; Recherche d’une foi (1937-1940) ; Cités et Univers de Platon (dialogues et images cinématographiques) (1940-1944) ; Les portes d’Ishtar (1942) ; Essais sur l’expérience libératrice (1952) ; Socrate et le Sage Indien (1953) ; Terre de Socrate (1955) ; Socrate et Diotime (1955) ; Platon à Héliopolis d’Égypte (1956) ; Un compagnon de Socrate, Dialogues sur l’expérience libératrice (1956) ; La Sagesse selon les Traditions indienne et Socratique (1957) ; Vie et rénovation, De la biologie à la médecine vers la connaissance de soi (1957) ; Féminité des déesses grecques (1960) ; Une Grèce secrète… (1960).