(Revue Question De. No 59. 1984)
De tous les peuples dont la structure sociale a été d’origine indo-européenne, les Celtes sont ceux qui paraissent avoir eu le système de royauté le plus étrange par rapport aux autres. A vrai dire, une étude de la royauté celtique n’est pas très facile pour plusieurs raisons. Il y a d’abord un manque d’informations précises sur certaines périodes, puis des différences profondes suivant les peuples considérés, leur évolution et leur position géographique, enfin le mélange à peu près constant entre les éléments légendaires et les éléments historiques dont on peut être certain.
Ainsi, en considérant la Gaule du temps de Vercingétorix et de César, sur laquelle nous avons des témoignages précis, on constate la disparition quasi complète du système monarchique, alors qu’à la même époque, l’île de Bretagne vivait une situation entièrement dominée par les rois. Et en Irlande, la royauté de type celtique, même influencée par les Vikings à partir du VIIIe siècle, a perduré jusqu’à la perte de l’indépendance, sous les Plantagenêt. Mais si la Gaule avait rejeté l’institution monarchique, pour des raisons diverses, elle en avait gardé l’état d’esprit. A la tête de chaque peuple, se trouvait placé, entre autres, un vergobret, sur lequel nous n’avons que peu de renseignements mais qui se présente comme un magistrat héritier de l’ancien roi, et soumis à certaines obligations spécifiques de la royauté traditionnelle. De plus, cette « nostalgie » de la royauté se manifeste clairement dans la Gaule du temps de César par l’abondance des noms de personnages terminés par -rix, terme qui signifie « roi ». Ainsi Vercingétorix était-il littéralement le « Roi des Grands Guerriers », ou le « Grand Roi des Guerriers ». D’ailleurs, son rôle, pendant la guerre contre les Romains a été celui d’un roi suprême, ce qui n’a pas été du goût de tout le monde, et son propre père Celtillos avait été mis hors-la-loi et exécuté parce qu’il avait voulu devenir roi des Arvernes. Mais Vercingétorix n’est qu’un exemple. Si on lit les Commentaires de César, on trouvera des noms comme Dumnorix (le roi du Monde), Ambiorix (le roi des deux côtés) ou Eporedorix (roi des chevaux courants). On sait bien que les peuples qui guillotinent leurs rois s’intéressent vivement aux dynasties régnantes chez leurs voisins. Par contre, chez certaines petites nations de la Gaule qui avaient conservé l’institution royale, le nom du roi ne comportait pas le suffixe -rix : ainsi en est-il du roi des Nitiobroges (région d’Agen) qui se nommait Teutomatus, c’est à dire « Bon pour le peuple ».
L’explication la plus satisfaisante concernant la disparition de la fonction royale chez les Gaulois réside dans l’observation d’une mutation à l’intérieur même de la société, essentiellement pour des raisons économiques. L’ancienne structure indo-européenne, avec ses trois classes (sacerdotale, guerrière, productrice) privilégiait les guerriers dont le roi était l’émanation directe, quelle que soit l’influence que pouvait apporter la classe sacerdotale. Or, depuis des décennies, la Gaule avait vu le triomphe des agriculteurs et des artisans sédentaires sur les guerriers-éleveurs de l’ancien temps, et la propriété, de collective qu’elle était autrefois, avait tendance à se retrouver entre les mains d’un seul, généralement un chef de famille riche et puissant. D’où la naissance d’une propriété privée inconnue jusqu’alors. D’où la naissance d’une caste de propriétaires terriens et d’artisans commerçants défendant leurs intérêts communs contre une aristocratie guerrière plus collectiviste. En Gaule, les rois ont été remplacés par des magistrats émanant des familles des riches propriétaires.
Dans l’île de Bretagne, l’évolution s’est faite beaucoup plus tard, et dans des circonstances fort différentes. Mais c’est en Irlande que l’institution royale s’est maintenue le plus longtemps. Et c’est sur l’Irlande que nous possédons le plus de documents, à la fois dans le domaine juridique, dans le domaine historique, et aussi, ce qui n’est pas négligeable pour un tel sujet, dans le domaine mythologique. Car le roi, n’est pas seulement l’émanation d’un groupe social déterminé : il est avant tout l’incarnation d’un mythe.
LE ROI DES PASTEURS
A l’origine la société celtique paraît avoir été uniquement pastorale, et cet aspect se repère facilement dans des costumes et des lois des époques ultérieures. Un groupe social se forme pour assurer l’entretien et la garde d’un troupeau que l’on fait paître où il y a de l’herbe. Cela donne pour conséquences immédiates un territoire très fluent, aux limites incertaines, et une propriété collective de ce troupeau, seul moyen de subsistance pour le groupe. La structure du groupe est en fonction de cet état de fait : il y a des gardiens de troupeaux à la fois spécialisés dans l’élevage et la défense des animaux, et des guerriers qui protègent les troupeaux contre des ennemis éventuels et qui s’emparent par la force de pâturages nouveaux lorsque le besoin s’en fait sentir. D’où des guerres inexpiables entre voisins, que les récits épiques nous décrivent avec un grand luxe de détails. En un sens, il y a une analogie surprenante entre l’ancienne société pastorale irlandaise et le Far-West du XIXe siècle, popularisé par les fameux westerns, et où les immigrants d’origine irlandaise ont joué un rôle prépondérant.
Cela explique la constitution d’un grand nombre de groupes sociaux indépendants les uns des autres, vivant sur un territoire plus ou moins vaste et plus ou moins stable, n’ayant de rapports que dans le domaine religieux, linguistique et socioculturel. Cela explique que les Irlandais, comme tous les Celtes, n’ont jamais constitué d’états au sens moderne du mot : l’unité politique des Irlandais n’a jamais été réalisée, cela ne les a pas empêchés de vivre, ni de faire d’eux le peuple le plus étonnamment cultivé de tout le haut Moyen Age, se payant même le luxe de conserver et de répandre ensuite la culture classique méditerranéenne au continent qui l’avait un peu négligée et oubliée. Ce groupe social de base, constitué autour du troupeau, c’est la tuath, mot qui signifie « peuple », mais qu’il est peut-être préférable de traduire par « tribu » pour en mieux définir son importance, très restreinte, et ses archaïsmes [1]. Chaque tuath est gouvernée par un roi (ri) qui est élu, et non héréditaire. Cette élection du roi se fait sous le contrôle étroit de la classe sacerdotale, car si le roi est un personnage réel, émanation de la collectivité, et principalement de la classe des guerriers, il acquiert un caractère sacré incontestable. Le choix que l’on fait d’un roi, à l’intérieur d’une famille royale, est déterminé par des facteurs magico-religieux, et un roi se prétend toujours l’héritier d’une lignée qui a son origine dans les brumes de la mythologie primitive. Mais en aucun cas le roi n’est prêtre lui-même : il semble que, dès les premiers temps de la civilisation celtique, on ait voulu faire du roi un personnage sacré appartenant à la classe guerrière et revêtu de pouvoirs civils et militaires, mais bien différencié du druide qui est l’intermédiaire obligatoire entre le monde des humains et le monde des dieux. Ce qu’il y a de plus étonnant dans la société irlandaise primitive, c’est cette bizarre association du druide et du roi, ce couple druide-roi, mythologiquement parlant, correspond au couple divin indien Mithra-Varuna, la préséance revenant nettement au druide. La preuve la plus éclatante se trouve dans cet usage, dont nous avons de nombreux témoignages : au cours d’une assemblée, le roi ne prenait jamais la parole avant le druide, lequel, en définitive, se révèle le maître absolu du jeu.
En temps de paix, le roi est, non pas un guide de son peuple, mais un équilibrateur des forces en présence. Il doit faire en sorte qu’aucune injustice ne se produise, car alors, il serait tenu pour responsable et risquerait d’être éliminé par la communauté. Il est au service de son peuple, et s’il ne donne pas satisfaction à tous, il n’est pas digne d’occuper sa fonction. Il est également le Pourvoyeur, le répartiteur des richesses, le gérant en quelque sorte des biens de la communauté, et il doit toujours rendre des comptes de sa gestion, car il n’est jamais au-dessus des lois : bien au contraire, étant donné sa situation privilégiée, il est soumis, plus que tout autre, à l’observance minutieuse des coutumes et aussi des interdits magiques qui sont inhérents à son caractère sacré. Une faute minime du roi est plus grave que la même faute commise par l’un de ses sujets. On voit que l’institution royale des Celtes n’était pas la conséquence d’un coup de force d’un homme plus puissant que les autres, mais une règle admise par la collectivité, dans un contexte qu’on pourrait presque classer comme démocratique. Chaque année, le roi préside l’assemblée annuelle qui se tient dans un endroit sacré, généralement sur un tertre funéraire, pour bien signifier que la communauté des vivants est aussi celle des morts, et qu’il y a continuité de génération en génération. En cette assemblée, on débat des affaires de la tuath, on règle les problèmes de tous et de chacun, mais le roi n’intervient pas forcément dans toutes les discussions. Il existe un juge spécialisé (brithem rig) qui détermine les cas où l’intervention du roi est nécessaire. Et comme ce brithem rig appartient à la classe sacerdotale druidique, on peut se demander si le pouvoir du roi n’était pas seulement de pure forme.
Cette interrogation, on peut la poser à propos du rôle du roi en temps de guerre. Théoriquement, il est le chef suprême des guerriers qu’il conduit au combat pour la défense de la tuath menacée, ou pour l’expansion nécessaire du territoire, en particulier en temps de sécheresse, quand les troupeaux ont besoin de nouveaux pâturages, voire pour des razzias de troupeaux appartenant à d’autres tuatha. Mais de nombreuses indications fournies par les récits épiques font penser que son rôle était plus un rôle de présence magique sur le champ de bataille qu’un rôle de chef tactique. Dans le célèbre texte du Festin de Bricriu, le roi Ailill se fait rabrouer par ses guerriers parce qu’il les gène pendant le combat. Il leur répond alors que sa présence est nécessaire, et que s’il n’était pas là, ils ne pourraient jamais obtenir la victoire. L’anecdote est révélatrice : le caractère sacré du roi l’emporte sur son efficacité réelle.
L’INTRONISATION DU ROI
Il est difficile de savoir exactement comment le roi était choisi à l’intérieur d’une famille royale. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que les procédés auguraux tenaient une large place dans ce choix, opéré par la classe sacerdotale druidique, mais accepté et ratifié, en quelque sorte démocratiquement, par le peuple, en l’occurrence les guerriers, classe dominante parce que responsable de la permanence et de l’expansion de la communauté. D’après un récit épique qui, malgré la part du merveilleux, rend compte d’une certaine réalité, ces procédés consistaient en épreuves diverses que l’on faisait subir soit à des candidats, soit à des hommes désignés d’office. « Il y avait un char royal à Tara (capitale mythique et symbolique de l’Irlande). A ce char étaient attelés deux coursiers de même couleur qui auparavant n’avaient jamais vu de harnais… Un homme à qui la royauté de Tara n’était pas destinée ne pouvait les maîtriser… Il y avait un manteau royal dans le char : à qui ne pouvait recevoir la souveraineté de Tara, le manteau était trop grand. Il y avait deux pierres à Tara, Blocc et Bluigmé… qui s’ouvraient jusqu’à ce que le char passât à travers… mais elles ne s’ouvraient pas devant un homme qui ne devait pas tenir la royauté de Tara, et leur position habituelle était ainsi seule la main d’un homme pouvait passer entre les deux. Et il y avait la Pierre de Fâl, la pierre-pénis, à l’avant d’un char de course. Quand un homme devait avoir la royauté de Tara, elle criait… de sorte que tout le monde pouvait l’entendre ». Cela fait évidemment penser au Siège Périlleux des romans de la Table Ronde, où seul peut s’asseoir celui qui est destiné à être le roi du Graal. Un autre texte épique irlandais rapporte une autre méthode : on tuait un taureau, un homme devait le manger en entier et boire son bouillon. « On récitait alors un charme sur lui dans son lit : celui qu’il voyait dans son sommeil devait être le roi ; s’il mentait, le dormeur devait périr… » [2]
Quoi qu’il en soit des méthodes utilisées, et qui devaient relever autant de la magie que de la « politique », l’homme qui était choisi devait être intronisé solennellement pour que son pouvoir royal fût rattaché à un ordre spirituel divin. Et, d’après ce qu’on sait, cette intronisation avait l’allure d’un mariage, exactement d’un hiérogame, entre le Roi et la Souveraineté. Il en reste quelque chose dans le couple étrange que forment le roi Arthur et la reine Guénièvre, celle-ci incarnant en fait la Souveraineté que non seulement Arthur met en œuvre, mais aussi les chevaliers, qui sont amoureux d’elle, et à qui elle accorde ses faveurs dans une problématique courtoisie qui masque l’archaïsme du mythe. Il en est de même dans la tradition irlandaise, où la redoutable reine Mebdh (dont le nom signifie « ivresse ») est dite avoir été l’épouse de neuf rois d’Irlande. Le mari que l’épopée a retenu est Ailill, roi de Connaught, mais il a peu de pouvoirs, et surtout, il est un roi cocu : chaque fois que Mebdh a besoin d’un bon guerrier pour renforcer son armée, elle n’hésite pas à proposer — et à donner — ce que les textes irlandais nomment pudiquement « l’amitié de ses cuisses » à un personnage qu’elle juge capable d’exploits héroïques. Et chaque fois, Ailill, à qui on vient rapporter la faute de son épouse, se contente de dire : il fallait qu’il en fût ainsi pour le succès de l’expédition. En somme, la Souveraineté est la Prostituée sacrée, la Putain Royale, celle qui accorde ses faveurs à celui qui est destiné à mettre en œuvre la dite souveraineté, laquelle serait de pure forme sans cette incarnation dans le réel.
C’est pourquoi le nouveau roi devait absolument contracter un mariage symbolique avec la Souveraineté, étant représentée sous les traits d’une divinité de la troisième fonction indo-européenne. Un hiérogame de cette sorte suppose en effet l’alliance privilégiée d’un roi-guerrier (deuxième fonction) avec une femme de la classe des producteurs (troisième fonction), sous la surveillance étroite du druide (première fonction). Ainsi est maintenu l’équilibre de la société. Ainsi est assurée la prospérité du royaume par une réactualisation de l’idée primitive d’un mariage du dieu tribal avec la déesse de la Terre, ou de l’Eau, comme source de fertilité.
Le tout est de découvrir où se cache la Souveraineté, et c’est là qu’interviennent les épreuves imposées au futur roi. Seul le prédestiné, le choisi des dieux, sera capable de découvrir la Souveraineté réelle sous des apparences qui peuvent être trompeuses. C’est ce que de nombreux contes populaires dans lesquels le héros doit choisir celle qu’il aime dans un groupe de femmes d’aspect extérieur identique. La tradition irlandaise fait état de nombreuses anecdotes sur ce thème. Il s’agit généralement de trois frères égarés dans un endroit désert et cherchant de l’eau pour boire (détail significatif de la troisième fonction). Une vieille femme hideuse et répugnante se présente à eux et leur propose de l’eau à condition que l’un d’eux veuille bien lui donner un baiser. Les deux aînés refusent avec horreur. Le plus jeune se dévoue et pose un baiser sur le visage ou les lèvres de la femme répugnante. Aussitôt, celle-ci se métamorphose en ravissante jeune fille qui déclare être la Souveraineté d’Irlande et qui désigne le jeune homme comme étant le futur roi, parce qu’il a su vaincre sa répugnance et découvrir la réalité profonde derrière l’apparence. Quelquefois, le baiser (ce fier baiser qui réapparaît dans les romans arthuriens) n’est pas suffisant, et il faut que le jeune homme partage la couche de la femme hideuse, car l’union doit être totale, mais l’idée essentielle est qu’il ne peut y avoir de roi efficace sans l’accord d’une souveraineté intemporelle et quasi divine qui assure la prospérité du royaume.
Nous possédons une relation assez précise d’un rite d’intronisation royale, conservé par le chroniqueur Giraud de Cambrie, qui écrivait à la fin du XIIe siècle. Ce récit a été discuté, et parfois rejeté comme suspect. Il est pourtant en accord avec d’autres traditions, et particulièrement des rituels indiens comme l’asvamedha, sacrifice du cheval, au cours duquel la première épouse d’un roi faisait entrer le phallus de l’animal mort dans son propre sexe [3]. Giraud de Cambrie raconte en effet — en le présentant comme une turpitude, que dans le nord de l’Ulster, au moment de l’intronisation du roi, celui-ci, devant l’assemblée entière, copulait avec une jument blanche. Ensuite l’animal était tué, sa chair bouillie, et le roi se baignait dans le bouillon en partageant les morceaux qu’il mangeait avec les assistants [4]. Ce rite, quelque peu choquant pour un auteur chrétien des environs de l’an 1200, est parfaitement révélateur du caractère de la cérémonie : il s’agit d’assurer la fécondité par un hiérogame. Et cet hiérogame doit être accompli dans les faits, comme tout mariage ordinaire doit être consommé pour être validé.
Ces rites sont intéressants dans la mesure où ils rendent compte de l’importance du roi dans la fécondité du royaume. Certes, ils sont peut-être exceptionnels, mais ils ont existé, soit sous cette forme, soit sous une forme symbolique plus discrète, comme la remise solennelle au nouveau roi d’une baguette blanche dont le sens phallique ne peut être mis en doute. L’essentiel était de montrer qu’en accédant à la royauté, le personnage à qui l’on confiait cette charge, était en quelque sorte le maître d’œuvre de l’action collective, et cela en tant que véritable démiurge à l’intérieur d’un univers en perpétuelle évolution. On a des exemples assez étranges à ce sujet. Quand le roi émet un mauvais jugement, la maison dans laquelle il se trouve commence à s’écrouler. Quand un roi commet un mensonge, le royaume devient stérile. La légende du roi Conn aux Cent batailles précise que le roi ayant pris une concubine indigne, parce que frappée de malédiction, l’Irlande fut privée de moissons. Cela fait penser au royaume du Graal, lui aussi désolé et stérile depuis que le Roi Pêcheur a commis une faute et est blessé à la cuisse : en fait, l’impuissance du roi détermine l’impuissance du royaume, car le roi est le royaume. De toutes façons, comme le dit Georges Dumézil, les limites du royaume s’étendent jusqu’où peut aller le regard du roi.
LES INTERDITS DU ROI
Un personnage aussi important que le roi, ne fût-ce que le chef d’une tribu peu nombreuse, est donc le point de convergence de tous les regards. Au fond, il est le miroir où devraient se reconnaître tous les participants à la communauté ainsi concernée. Par conséquent, aucune faille, aucun manquement de sa part ne peuvent être tolérés. Cela explique l’abondance des interdits, les fameux gessa de l’Irlande païenne, concernant les héros, les chefs et surtout les rois. Ces interdits sont permanents. Le héros Cûchulainn, dont le nom signifie « Chien de Culann », avait un interdit majeur, celui de ne jamais manger de viande de chien, allusion probable à une forme de totémisme assez ancien. Mais des personnages historiques comme le roi de Tara avaient des interdits très précis : ne jamais rester au lit au lever du soleil dans la plaine de Tara, d’interrompre un voyage le vendredi dans la plaine de Breg, ou traverser la plaine de Cuillinn après le coucher du soleil. Le roi de Leinster ne pouvait pas rester neuf jours de suite dans la plaine de Cualann, ni traverser la rivière de Dublin le lundi, ni dormir entre Dublin et la rivière Dodder en mettant sa tête de côté. Le roi d’Ulster ne peut manger la chair d’un certain taureau, ni boire l’eau d’une certaine rivière entre l’aube et la tombée de la nuit. Et il y a bien d’autres gessa dont l’étrangeté peut nous surprendre. Le roi légendaire Conairé le Grand avait, nous dit-on, un nombre impressionnant d’interdits à respecter, en particulier celui d’apaiser une querelle entre deux de ses serviteurs. Tant que ces interdits sont respectés, le royaume est florissant. Mais un jour, malencontreusement, Conairé essaie de séparer deux de ses serviteurs : le premier interdit est transgressé, et à partir de ce moment, sans le faire exprès, Conairé transgresse tous les autres d’une façon inexorable, jusqu’à périr dans une habitation en flammes. Et bien entendu, le royaume est alors ravagé par la guerre, la disette et les catastrophes. On peut comprendre facilement cette légende — qui traduit tout de même certaines réalités — quand on se rappelle que le roi est avant tout un équilibrateur des forces en présence. Rien ne peut donc être fait sans lui, mais à la condition expresse qu’il soit dans l’intégralité de sa valeur physique, morale, intellectuelle et spirituelle.
Cette pratique des interdits n’est pas spécifique de la société celtique. On la retrouve partout, à Rome notamment, où certains usages de la République rajeunissent et rationalisent des données antérieures beaucoup plus complexes et d’essence magico-religieuse. Mais à Rome, l’état d’esprit est différent. On a très tôt laïcisé la vie publique, quitte à l’affubler d’un culte politique de Rome et de l’Empire. L’ancien roi romain, de type indo-européen primitif, a dû laisser la place à des magistrats et s’est vu confier un titre honorifique, « roi des choses sacrées ». Mais son caractère sacré s’est lentement dilué dans la fonction publique du Grand Pontife, dont l’importance ne sera remise en lumière que dans le cadre chrétien, avec la Papauté. De plus, la royauté romaine, et les magistratures républicaines ou impériales qui lui ont succédé, ont privilégié l’aspect « Varuna » de la souveraineté, au détriment de l’aspect « Mithra ».
En effet, si Varuna représente la force triomphante en action, Mithra représente une démarche de l’esprit plus tortueuse, faisant appel à l’intelligence et à la ruse, plus qu’à la puissance physique. Cette opposition se retrouve facilement dans la mythologie germano-scandinave où Tÿr est cette force violente et Odin-Wotan la force magique. Or le couple Mithra-Varuna a éclaté à Rome, persisté en Germanie et dans les pays celtiques. Le roi irlandais était peut-être à l’origine l’image de Varuna, tandis que le druide était celle de Mithra. Nous avons vu que cette étroite association du druide du roi était obligatoire dans les temps païens. Dans la période du christianisme celtique, il en a été de même, les fili, successeurs des druides, s’étant convertis, et devenus souvent prêtres, abbés ou évêques, reconstituant le couple de souveraineté avec le roi temporel. Autrement dit, les Irlandais n’ont jamais pu vraiment laïciser leurs rois, ceux-ci étant toujours flanqués d’un alter ego qui d’ailleurs, la plupart du temps, assumait une primauté de droit comme de fait. Cette constatation amène une conséquence importante pour la compréhension du phénomène : la force brutale du roi varunien est soumise à l’influence mithraïque et perd ainsi de sa valeur temporelle au profit des composants magico-religieuses qui caractérisent le druide-clerc.
Dans ces conditions, comment s’étonner de tant d’interdits et surtout de leur étrangeté ? Le roi, étroitement associé au druide, a pour mission de réaliser dans le monde des humains l’archétype de la cité des dieux. Cette cité des dieux est mystérieuse, ses plans échappent à la compréhension humaine et ne sont révélés que par fragments, par images, par symboles. C’est donc en intégrant ces éléments épars dans une totalité qu’on peut réaliser la cité des dieux, d’où les règles précises qui s’expriment à travers les interdits de toutes sortes, et qui constituent la version négative d’une Loi fondamentale dont l’être humain, sous la conduite du roi et du druide, doit découvrir le côté positif, c’est à dire la Réalité à travers le miroir.
LE RAYONNEMENT DU ROI
On a souvent comparé le roi irlandais (et celtique d’une façon générale) au roi du jeu d’échecs. Il est aussi faible que le plus petit des pions. Tous les pouvoirs sont répartis sur les autres pièces, et la reine, c’est à dire la Souveraineté personnifiée est la véritable maîtresse du jeu. Et pourtant, le jeu se déroule autour du roi, dans la direction du roi, et lorsque celui-ci est mis « échec et mat », la partie est perdue. En somme, le royaume devient stérile. Car la vie du royaume est un perpétuel combat dans lequel le roi ne joue aucun rôle tout en étant le pivot essentiel de l’action. C’est là que réside le paradoxe.
Mais ce paradoxe n’est qu’une apparence si l’on tient compte du caractère magique et sacré du roi irlandais. Roi sans pouvoirs, il est le point focal de toutes les énergies de la collectivité dont il émane. Quand un roi étranger fait alliance avec la tuath, il ignore délibérément les gens de la tuath et ne contracte des engagements qu’avec le roi. Ces engagements sont personnels entre lui et le roi de la tuath. C’est reconnaître de ce fait le rôle primordial du roi dans une société qui a voulu qu’un roi soit non pas un « politicien », mais un magicien (l’aspect Mithra ou Wotan) capable de rassembler plutôt que de régenter, au sens latin du terme. Car il semble bien qu’aux origines indo-européennes, le roi n’ait point été le « directeur » qu’il est devenu chez certains peuples. Le mot « roi », dans toutes les langues indo-européennes, provient d’une racine rajan qui signifie d’abord « briller, rayonner ». Le rajah indien est celui qui rayonne. Le rex sacrorum des Latins est celui qui rayonne. Le rix gaulois et le ri irlandais sont ceux qui rayonnent. Et par son rayonnement, le roi de type celtique, prisme obligatoire par lequel passent les volontés du groupe, atteint la puissance. Mais ce n’est pas sa puissance à lui, c’est celle de tous. Mais il est évident qu’une telle conception de la royauté repose sur des structures qui découlent de croyances transcendantales. Car le royaume, tel qu’il est vécu par les Irlandais, avec ses composants magiques et sacrés, n’est qu’une étape vers un ailleurs où l’équilibre assuré par le roi se doit d’être parfait dans une permanence absolue.
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1 Le mot « tribu » qui est le mot latin Tribus, provient d’une racine indo-européenne qui a donné le gallois Freb, habitation, et le breton Tre, préfixe toponymique.
2 J. Markale, l’Épopée celtique d’Irlande, 2e ed. 1978, Paris, Payot, p. 176.
3 J. Gonda, les religions de l’Inde, Paris, Payot, p. 203-208.
4 J. Markale, la Femme celte, Paris, Payot, p. 115.