(Revue Spiritualité. No 7 & 8. 15 Juin- 15 Juillet 1945)
Serait-ce sous l’effet de la spécialisation des esprits que beaucoup réservent au mouvement dialectique la seule réalité dans l’être ? Leur opposerais-je que la foi et l’amour seuls nous guident ? Je parlerais comme un partisan.
La raison découvre le réel. Elle procure l’aliment au désir, le but à la volonté. Elle s’efforce de percer le voile d’ombres dont le temps, l’espace, la quantité et la qualité enrobent les choses. Au sein de notre vie, elle est un luminaire. Il attise l’instinct, prépare l’intuition, convie à l’activité.
Notre tâche consiste-t-elle seulement dans le savoir ? Je dirai qu’elle est de comprendre. Dans ce mot, je lie les deux principes qui nous meuvent dès que Dieu nous a insufflé dans le temps sa nature éternellement présente. Comprendre : je désirerais faire de ce vocable la clé magique qui ouvre le portail de lumière et le portail de force. J’y vois d’abord une opération intellectuelle qui s’éclaire sur le monde et sertit son joyau intérieur.
En plus, l’expérience m’apprit que le savoir est décevant. Il abandonne dans l’abstrait au seuil de l’ineffable. Je suis pauvre, seul, impuissant. Mes yeux distinguent à peine les premières lueurs du jour. Je tâtonne, je m’arrête, la lassitude me pèse, je mâche la pulpe amère de la nuit.
Mais soudain, qu’est-ce ? La vie me soulève et m’emporte. O joie, je suis le fils béni de l’aube ! Ma volonté s’empare des objets froids que ma raison possède avec désespoir. L’amour les transforme et les personnifie. Suis-je fou ? La clarté que je croyais percevoir au lointain, elle est née au dedans de moi-même. L’existence a débordé l’esprit ; elle déferle, tourbillonne, emplit de l’orgueil du créateur.
C’est à vous, hommes de raison et de foi, que ces lignes s’adressent. Votre création seule désignera votre valeur. Même inconsciemment, chacun se réalise.
L’historien le plus objectif, le plus impassible dégage de son étude une morale et une philosophie. L’artiste contemple-t-il la nature si ce n’est pour modeler l’argile, brosser la toile, noircir la page ?
Ils savent, ils comprennent, ils œuvrent. Tel est le destin de ceux qui ont le goût de la vie ! L’enfant rêve qu’il sera empereur, le saint attend le baiser mystique qui comblera son âme. La raison conduit à l’amour et tous deux, ils mènent à l’œuvre. L’œuvre achevée, renaît le désir, ce divin persécuteur. Et le cycle de la vie recommence.
O sagesse éternelle d’Homère et de Goethe, de Platon et du Christ, je vous appelle, descendez sur nous comme des semences brûlantes. Que la terre soit fécondée, que l’homme apprenne la liberté de l’amour que le ciel entrouvert laisse voir l’esprit !
Vous sentez croître en vous cette gloire de l’homme qui est lui-même lorsqu’il a réuni dans son âme ses possessions et ses dominations, lorsqu’il a relié son corps et son esprit aux fibres végétales, animales, aux truchements spirituels de l’univers.
Il se contemple, la voie étroite de l’être passe en lui. Il méprise la raison raisonnante et la foi bigote. D’où lui vient cette fierté ? N’a-t-il retrouvé sa grandeur, n’a-t-il repris sa place traditionnelle entre la nature et Dieu ?
C’est à la vie que l’homme nouveau demande le sang d’une renaissance. Il ne veut pas être un esprit logique et abstrait, un philosophe qui vante ses lacunes et tourne en rond dans la cage. Son ambition est plus vaste et moins précaire. La diversité des expériences l’étonne et l’intéresse. Il a appris à aimer, à souffrir, à penser ; il s’ingénie à rassembler dans son « je » les apports innombrables de l’être.
Pourquoi calomnierait-il ceci ou cela ? Chaque réalité lui est un présent qu’il accepte avec la joie de celui qui s’enrichit. Gonflé de sève, il éclate comme un bourgeon. « Homme-fleur », le nommerais-je.
Comment organisera-t-il le désordre des matériaux ? C’est alors qu’il cesse d’être passif, qu’il acquiert la faculté de choisir et de décider. La valeur émerge et vainc la détermination. Dieu fait en lui son œuvre génératrice. Valeur, idéal sans noms, lumières, féeries, comme tu élèves celui qui le veut, comme avec peu de choses tu accomplis le parfait, comme tu aimes, comme tu sais.
Vous saisissez le sens de mes paroles, vous qui avez expérimenté vos profondeurs, vous qui dans le temps même avez touché au présent souverain.
Vous fut-il malaisé de croire et de créer, vous fut-il difficile d’allumer dans vos cœurs la flamme purificatrice ? Je ne le pense pas.
Vous avez trouvé la hiérarchie ; vous êtes sans crainte. Vous avez reconnu les degrés du savoir et de l’être depuis l’instinct le plus confus jusqu’à l’intuition, depuis l’idée par la dialectique et la foi jusqu’à l’amour créateur.
A force de dépouillement, de volonté et d’exigence, vous êtes devenus une proie divine. Au-delà de votre création, vous ne pouvez plus rien.
L’œuvre dernière, elle est de la main du Seigneur.
André MIGUEL