Extrait de La Voix du Nord, 20 janvier 1981.
Nous avons déjà eu l’occasion à plusieurs reprises dans ces chroniques de souligner que la crise de la philosophie française tenait, selon nous, au schisme, à la séparation entre la philosophie et les sciences expérimentales.
Il existe plusieurs méthodes et plusieurs points de départ en philosophie. On peut procéder à partir de l’expérience elle-même, scientifiquement explorée, et tenter des analyses philosophiques à partir de la réalité objective. C’est, en principe, la méthode d’Aristote, IVe siècle avant notre ère, et celle de Bergson, XXe siècle de notre ère. Nous disons : en principe, parce que, par exemple, en cosmologie Aristote n’a pas pu procéder à partir des données expérimentales dont il ne disposait pas. Il en est résulté une cosmologie, c’est-à-dire une théorie de l’Univers, mythologique. Quant à Bergson, il lui est arrivé aussi, pensons-nous, de verser dans la mythologie lorsqu’il a développé une théorie de la matière qui était beaucoup plus proche des spéculations des philosophes néoplatoniciens que des données de la physique moderne.
Quoi qu’il en soit de ces infidélités à la méthode, en principe chez Aristote comme chez Bergson, le point de départ de l’analyse philosophique c’est l’expérience elle-même connue, découverte et analysée par les sciences expérimentales. L’un et l’autre ont entrepris de constituer une philosophie de la nature.
Au contraire un autre courant, dominant, ne procède pas à partir de l’expérience objective. Il existe une vaste, longue et vénérable tradition métaphysique qui procède à partir des textes, par exemple à partir des textes sacrés de l’Inde. Les néoplatoniciens procédaient à partir des textes platoniciens, à partir d’initiations.
La philosophie française contemporaine est en très grande majorité fondée sur l’explication de textes, et les auteurs préférés, par exemple Nietzsche ou Heidegger, sont des auteurs qui non seulement n’avaient aucune formation scientifique, mais qui proclament hautement qu’à leurs yeux les sciences expérimentales ne doivent pas être le fondement ni le point de départ de l’analyse philosophique. Leurs disciples et commentateurs, bien entendu, font de même. Les étudiants de ces disciples sont partis dans la même direction. C’est ce qui explique, pensons-nous, l’irrationalisme et le mépris des sciences expérimentales chez les philosophes contemporains qui sont les plus connus, qui font le plus parler de leurs œuvres. C’est ce qui explique surtout l’abîme qui existe entre l’espèce humaine constituée par les savants, et l’espèce constituée par les philosophes régnants. C’est peu dire qu’il n’existe plus de dialogue entre eux. Il n’existe plus de conversation possible, car pour tous les savants du monde, qu’ils soient Chinois, Soviétiques, Américains ou Français, et quelles que soient par ailleurs leurs opinions philosophiques et politiques, l’unique méthode normale de la pensée, c’est la méthode expérimentale, décrite au siècle dernier par Claude Bernard. Les savants s’en vont donc d’un côté et les philosophes de l’autre. On sait même que les savants de par le monde sont en train de s’efforcer de repenser certains problèmes philosophiques en partant des données qu’ils connaissent.
En effet, si l’on considère les données nouvelles fournies par l’astrophysique, la physique, la chimie et la biochimie, la biologie, la paléontologie, la neurophysiologie, la psychologie expérimentale, on s’aperçoit que tous les problèmes philosophiques classiques, ceux sur lesquels l’humanité médite depuis des millénaires, demandent impérativement à être repris totalement et repensés.
Il est bien évident, par exemple, que le problème du temps demande à être repris et repensé en tenant compte de tout ce que nous savons de l’histoire de l’Univers, de sa durée, de l’histoire et de l’évolution de la matière, de l’histoire naturelle c’est-à-dire de l’évolution biologique, et de l’histoire humaine connue par les méthodes positives. Si vous lisez des philosophes comme Martin Heidegger, vous verrez qu’à leurs yeux le temps est seulement le temps humain, le temps de l’intériorité. Ils n’ont aucune idée du temps cosmologique, physique, biologique. Bien plus, ils rejettent formellement cette étude du temps ou de la durée qui précèdent l’apparition de l’Homme. A leurs yeux, semble-t-il, le temps commence avec l’homme.
Deuxième exemple, celui de la liberté humaine. Ce problème a été traité pendant des siècles. Le fait est qu’aujourd’hui nous devons le reprendre intégralement en partant des données nouvelles qui s’imposent à nous, à savoir la génétique, la neurophysiologie, et toutes ces connaissances que les spécialistes des sociétés animales nous ont découvertes. Dans le vieux cerveau de l’homme, se trouvent inscrites des programmations très archaïques qui sont transmises génétiquement, et ces vieilles programmations ont été formées et constituées bien avant l’apparition de l’Homme. Il existe un héritage animal dans l’Homme non seulement du point de vue anatomique et physiologique, ce qui est évident, mais aussi du point de vue psychologique et même sociologique et politique. C’est ce que nous venons de découvrir. Par conséquent le problème se pose : Qu’est-ce qui est proprement humain dans l’homme ? A quelles conditions devient-il réellement un homme ? Comment la liberté humaine est-elle possible, compte tenu de ce que nous savons de la génétique, de la neurophysiologie et de ces héritages de programmations animales ? Quand et comment la liberté humaine peut-elle s’exercer, se réaliser ?
Tous les problèmes de la philosophie classique demandent ainsi à être repris sur des bases expérimentales modernes et à être repensés intégralement. Le vieux problème de l’âme et du corps, traité par les orphiques au VIe siècle avant notre ère, traité par Platon, repris par Aristote, objet de livres innombrables de la part des néoplatoniciens, traité à nouveau par Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibniz et Bergson dès la fin du XIXe siècle, cet antique problème demande à être repris en tenant compte de ce que nous savons du développement de l’embryon, de l’organisation de l’embryon à partir d’un message génétique qui commande à ce développement, et à partir des données de la neurophysiologie moderne, en particulier de l’exploration du cerveau qui nous est beaucoup plus mystérieux que l’Afrique pour les explorateurs des siècles précédents. Nous ne pouvons pas nous contenter d’adopter des conclusions proposées par des philosophes du passé, aussi prestigieux soient-ils. Il nous faut tout repenser à partir des données nouvelles, expérimentales, fournies par les diverses sciences. Par conséquent il manque aujourd’hui cruellement un traité de philosophie générale à base expérimentale.
Dans une chronique ultérieure nous tenterons de montrer qu’à nos yeux la crise de l’Église ou des Églises s’explique en grande partie par une crise de la pensée, une crise qui est au fond philosophique, et que le drame des théologiens d’aujourd’hui tient pour une part considérable à leur formation philosophique trop exclusivement littéraire. Ils ont perdu, eux aussi, le sens de la méthode expérimentale et donc le sens de la réalité objective.