Marcel Comby
Pierre Teilhard de Chardin et Carl Gustav Jung

Approche terminologique L’emblème est une figure visible adoptée par convention pour représenter une idée ou une réalité physique ou morale : le drapeau est l’emblème de la patrie comme laurier est celui de la gloire. L’attribut est un qualificatif ou une image servant de signe distinctif à une personne ou une collectivité : le serpent […]

Approche terminologique

L’emblème est une figure visible adoptée par convention pour représenter une idée ou une réalité physique ou morale : le drapeau est l’emblème de la patrie comme laurier est celui de la gloire.

L’attribut est un qualificatif ou une image servant de signe distinctif à une personne ou une collectivité : le serpent symbolise les pharmacies comme la balance symbolise la justice.

L’allégorie est une figuration humaine, animale ou végétale d’un exploit, d’une situation, d’une vertu : la corne d’abondance est l’allégorie de la prospérité comme une femme ailée est l’allégorie de la victoire. Il s’agit d’une opération rationnelle n’impliquant pas un passage à un niveau supérieur de conscience.

La métaphore établit une comparaison imagée entre deux êtres ou deux situations : son éloquence est un véritable déluge verbal comme il existe des cercles d’amis embringués sur le même bateau.

L’analogie représente un rapport entre des êtres ou des notions différentes mais semblables sous un certain aspect : colère de Dieu et colère de l’homme ; analogies entre des raisonnements ou des réalités physiques.

Morphisme : En algèbre, il s’agit d’une correspondance entre deux structures algébriques organisées suivant des règles de même espèce qui respecte une certaine propriété en passant d’une structure à l’autre.

Plus généralement, la notion de morphisme est l’un des concepts de base dans la théorie des catégories. Ce n’est pas nécessairement une correspondance mathématique mais une « flèche » qui relie deux ou plusieurs objets ou structures.

Les Quatre éléments d’Empédocle : Air, Eau, Feu et Terre constitue la flèche qui met en comparaison le macrocosme, le microcosme et la métaphysique représentée par les dogmes chrétiens.

La parabole est un récit possédant un sens en lui-même mais destiné à suggérer, au-delà de ce sens immédiat, une leçon morale : la parabole du bon grain tombant sur des terrains différents.

L’origine vue sous l’aspect ontologique ou métaphysique : elle n’est pas un commencement ni un événement, mais la condition constitutive ou essentielle de tout ce qui est donc de tout instant pris dans le cours des événements de la Cosmogénèse.

En ce temps-là, les 72 disciples que Jésus avait envoyés revinrent tout joyeux, en disant : « Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom. » Jésus leur dit : « Je regardais Satan tomber du ciel comme l’éclair. Voici que je vous ai donné le pouvoir d’écraser serpents et scorpions, et sur toute la puissance de l’Ennemi : absolument rien ne pourra vous nuire. Toutefois, ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous parce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux. » Luc (10, 17 -24)

Les signes sont des formes imagées qui ne dépassent pas le niveau de la signification. Ce sont des moyens de communication, sur le plan de la connaissance imaginaire ou intellectuelle, qui jouent un rôle de miroir, mais ne sortent pas du cadre de la représentation. Ils ne sont pas à confondre avec le symbole.

Les archétypes (du latin archetypos : original et du grec arkhetupon)

  1. Modèle original ou idéal sur lequel est écrit un ouvrage. Contraires : copie – imitation

  2. Manuscrit ancien qui est, par son texte, l’ancêtre d’un ou de plusieurs autres.

  3. Chez Platon, prototype des réalités visibles du monde.

  4. Chez Carl Gustav Jung, structure universelle issue de l’inconscient collectif qui apparaît dans les mythes, les contes et toutes les productions imaginaires du sujet sain, névrosé ou psychotique.

La notion de symbole

Appelons SYMBOLE cette possibilité de transparence de toute chose. Ne disons pas : « telle chose a d’abord sa réalité de chose, ensuite elle a la possibilité de faire penser à Dieu », car d’où vient sa réalité de chose, si ce n’est pas par Dieu ou pour Dieu qu’elle est ? Disons plutôt : « telle chose a sa réalité en Dieu », ensuite elle présente à nos yeux superficiels l’illusion d’être réelle sur son plan. Alors si Dieu m’éclaire, je verrai que cette réalité illusoire n’est rien d’autre qu’illusoire, et qu’elle me cachait la présence immuable du seul Réel auquel mon âme aspire.

« Par la foi, nous comprenons que les mondes ont été formés par une parole de Dieu, de sorte que ce que l’on voit provient de ce qui n’est pas apparent ». (He 11, 3)

« Aujourd’hui, certes, nous voyons dans un miroir, d’une manière confuse, mais alors ce sera face à face. Aujourd’hui, je connais d’une manière imparfaite ; mais alors je connaîtrai comme je fus connu ». (Cor 13, 12).

En ce sens, tout est symbole, toutes choses et moi-même, non pas symbole pour moi, mais symbole pour Dieu en moi. Le symbole étant l’instrument de la métaphysique, il s’avère impossible de comprendre sa fonction dans un système de pensée qui exclut, de façon explicite ou implicite, la métaphysique […] Sans doute la science romane est-elle véritablement la voie royale, car ce qu’elle annonce légitime l’intuition poétique la plus intense. L’intensité de la beauté échappe à toute considération esthétique ; elle nous comble de pure bonté et vérité pure. Le langage du symbole est une oraison […] Dans l’architecture romane, qui est, à qui sait voir, une pure méditation sur le Centre, nous convie à la légèreté, à l’envol […] Si la ferveur mystique est comme son émanation dans le sentiment humain, la science romane n’en demeure pas moins une mathématique de la connaissance, un art de l’exactitude qui ne s’improvise en aucune façon et dont les résultats, sans jamais prétendre à quelque interprétation définitive n’en sont pas moins décisifs dans l’ordre intérieur comme dans l’ordre extérieur, dans l’ordre du spirituel comme dans l’ordre du politique

Luc-Olivier d’Algrange : L’Âme Secrète de l’Europe

Le mode de pensée de Carl Gustav Jung

Carl Gustav Jung (1875 – 1961) fut un médecin psychiatre suisse. Il fut un penseur influent en tant que fondateur de la psychologie analytique ainsi que de nombreux ouvrages. Il fut l’un des premiers disciples de Sigmund Freud, auteur de la psychanalyse mais il s’en sépara pour des raisons théoriques et personnelles. Jung a consacré sa vie à la pratique clinique, à l’élaboration de certaines théories psychologiques et à des recherches diverses sur les humanités, étude comparative des religions, philosophie, sociologie et enfin critique d’art et de littérature.

Carl Gustav Jung a été un pionnier de la psychologie des profondeurs : Il a mis en évidence le lien existant entre la structure de la psyché, qu’il confond avec l’âme, et ses productions et manifestations culturelles. Il a introduit dans sa méthode des notions de sciences humaines puisées dans un vaste champ de connaissance : anthropologie, alchimie, mythologie, étude des rêves et religion ; ce qui lui a permis d’appréhender la réalité de l’âme.

On lui doit également les concepts d’inconscient collectif et d’archétypes, d’individuation, de types psychologiques, de complexe, d’imagination active, de déterminisme psychique et de synchronicité.

Entrons maintenant dans sa pensée.

S. Freud avait une conception plus restrictive à propos de ces schèmes appelés archétypes qui seraient des structures fantasmatiques associées à toutes expériences personnelles. Les archétypes seraient pour C.G. Jung, comme des prototypes d’ensembles symboliques, si profondément inscrit dans l’inconscient qu’ils en consisteraient comme une structure, comme des engrammes (trace biologique de la mémoire dans le cerveau). Alfred Fessard, neurobiologiste français s’exprime ainsi : « Le rôle de la mémoire est de favoriser l’adaptation des êtres vivants à leur milieu […] ce qui aboutit à constituer en eux une sorte d’image ou de modèle interne de l’environnement ; l’engramme, si ce mot correspond bien à une réalité concrète, ne pourrait être un simple reflet de la structure du flux d’informations afférentes. »

Selon Jung, les archétypes seraient dans l’âme humaine comme des modèles préformés, ordonnés et ordonnateurs, des ensembles structurés doués d’un dynamisme formateur. Les archétypes se manifestent comme des structures psychiques quasi universelles, innées ou héritées, une sorte de conscience collective. Ils s’expriment à travers des symboles particuliers chargés d’une grande puissance énergétique. Ils jouent le rôle moteur et unificateur considérable dans l’évolution de la personnalité. Ce qui est commun à l’humanité, ce sont ces structures qui sont constantes qui nous permettent de communiquer entre nous de façon semblable. Ainsi le symbole archétypique relie l’universel à l’individuel. Ce trait de la personnalité humaine ne serait pas démentie par la vision cosmique de Pierre Teilhard de Chardin ni par moi – même qui, dans son enseignement des mathématiques, ai mis en évidence des images de nature scientifique isomorphes aux images archétypales de Jung. Mais les choses demeurent malgré tout très complexes ; ces structures peuvent satisfaire notre vision du monde, mais elles ne sont pas statiques, fixistes comme le dirait Teilhard. Retenons que pour C.G. Jung, le symbole n’est ni une allégorie, ni un simple signe, mais plutôt une image propre à désigner le mieux possible la nature obscurément soupçonnée de l’esprit. Celui-ci englobe le conscient et l’inconscient. Jung précise d’autre part que : Le symbole n’enserre rien, il n’explique pas, il renvoie au-delà de lui-même vers un sens encore dans l’au-delà, insaisissable, obscurément pressenti, que nul mot de la langue que nous parlons ne pourrait exprimer de façon satisfaisante. Symbolique est la conception qui, dépassant toute interprétation concevable, considère la croix comme l’expression de certain fait encore inconnu et incompréhensible, mystique ou transcendant.

En fait, c’est parce que d’innombrables choses se situent au-delà des limites de l’entendement humain que nous utilisons constamment des termes symboliques pour représenter des concepts que nous ne pouvons ni définir, ni comprendre pleinement. La fonction originale des symboles est précisément cette révélation existentielle de l’homme à lui-même, à travers une expérience cosmologique.

C’est ce qu’effectue Teilhard lorsqu’il emprunte au domaine scientifique des termes qui expriment des réalités d’un très haut niveau : énergies tangentielles et énergies radiales, entropie et néguentropie, cosmos et cosmogénèse, etc. Lorsque l’esprit entreprend l’exploration d’un symbole, il est amené à formuler des idées qui se situent au-delà de ce que notre raison peut saisir : l’image de la roue, par exemple, peut nous suggérer le concept d’un soleil divin, mais à ce niveau de contemplation du monde, notre raison peut se déclarer incompétente car l’homme est incapable de définir un être divin. Au fait, comment Teilhard se représente-t-il le Milieu divin ?

La manipulation des symboles n’est pas un simple jeu de construction intellectuel basé sur la capacité de produire de savantes correspondantes épistémologiques. Le symbole est en fait une réalité vivante qui possède une fonction de résonance, phénomène vibratoire bien connu des physiciens. La fonction de résonance d’un symbole est d’autant plus active que la fréquence de vibration du symbole s’accorde mieux à l’état spirituel d’une personne, d’une société, d’une époque, d’une circonstance. Je réagis moi-même avec plaisir lorsque j’évoque en pensée certaines formulations bibliques : par exemple la Jérusalem Céleste ou le mont Carmel. La puissance évocatrice, apaisante et libératrice du symbole variera avec l’effet de résonance qui résulte de ce rapport entre le social et l’individuel. C’est un des rôles du symbole de relier et d’harmoniser jusqu’aux contraires. C.G. Jung appelle fonction transcendante cette propriété des symboles d’établir une connexion entre des forces antagonistes et, en conséquence, de surmonter des oppositions et de frayer ainsi la voie à un progrès de la conscience. On retrouve cet état de chose dans l’œuvre de Teilhard de Chardin qui se fonde sur un symbolisme cosmique qui libère la personne de ses visions réductrices en matière de spiritualité. Un des symboles teilhardien est, en outre, le cône de convergence vers le point Oméga qui peut être complété par des artifices explicatifs utilisant les propriétés de la lumière naturelle et ses composants. Le symbole est, à ce titre, un transformateur d’énergie psychique. C’est le monde qui parle par le symbole, écrit Jung en précisant que le symbole ne soit pas assimilable à une allégorie, laquelle ne possède qu’une fonction dégradante. Le symbole n’est pas une logique mais une pulsion vitale.

C’est Carl Gustav Jung qui a introduit les notions de Soi et d’Imago.

Le Soi est une réalité psychique qui se construit, en rapport dès l’origine avec la culture. Il est constitué de l’ensemble des pulsions et sentiments de la totalité de la personnalité, à opposer au Moi qui ne se réfère qu’à la structure de la personnalité. En analyse systémique, le Soi résulte d’un processus de différentiation du Moi en référence au mythe familial, et selon le degré d’individualisation affective et intellectuelle de la personne au sein de la famille.

Le terme Imago signifie image en latin : l’imago est l’image d’une personne, formée pendant l’enfance. Ainsi le concept de l’imago, selon Jung, décrit l’image maternelle, paternelle ou fraternelle en termes de complexes structurant la psyché humaine. C’est le personnage interne que l’enfant s’est fabriqué, prototype inconscient d’un personnage qui va orienter par la suite toutes ses relations aux autres. L’Imago agit alors comme un prisme déformant, utilisant le mécanisme de la projection. La tendance de l’homme adulte sera de projeter puis de percevoir chez ses relations certaines caractéristiques émotionnelles des images infantiles conservées. Les représentations que nous utilisons dans notre vie d’adulte proviennent des frustrations et des satisfactions vécues durant l’enfance.

C’est pourquoi Jung parle toujours d’Imago Dei, c’est-à-dire d’une image de Dieu, une réalité psychique autonome et non un Dieu extérieur à l’homme. Jung affirme en somme qu’il existe une affinité entre la figure du Christ et certains contenus de l’inconscient. L’archétype de l’homme–dieu est éternellement présent. En fait, c’est le Christ qui est le véritable Imago Dei et c’est d’après sa similitude qu’a été créée notre psyché. L’Imago Dei pourrait être considéré pour Jung comme l’origine de l’homme. Teilhard de Chardin dit : « L’unité est notre postulat le plus profond ». Plus de 60 ans après sa mort, les réflexions de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) continuent de fasciner et en particulier sa vision d’un « Christ cosmique » s’inscrit dans le cadre plus large d’une réflexion sur le salut du monde.

Style et symbolique chez Teilhard de Chardin

Le phénoménologue, le métaphysicien et le mystique que fut Pierre Teilhard de Chardin disposa d’un outillage stylistique tout à fait particulier qui fait dire à certains que ce génie de la pensée introduisit dans son œuvre une atmosphère panthéiste. En fait, Teilhard manipulait à sa façon une certaine forme de symboles. Et là, on est très loin de la stylistique de C.G. Jung dont la formation intellectuelle était très différente de celle de Teilhard. Pourtant, ces deux personnages possédaient en commun une vision de l’homme entièrement novatrice.

Chez Teilhard, des notions comme celles de terre, de feu, de centre, d’axe, etc., sont de nature symbolique, c’est-à-dire qu’au-delà de leurs rapports avec la géométrie ou les sciences physiques ou encore les sciences de la nature elles visent un objet sémantique affranchi de la pure logique binaire pour aborder le transcendant. Ainsi la notion de centre, qu’on rencontre fréquemment chez Teilhard, prend une dimension sémantique tout autre que ce que l’on rencontre en géométrie et en physique. Et tout comme Jung, sans perdre de vue la substance naturelle des choses, l’auteur utilise ces choses sachant qu’elles font partie de monde des archétypes. Grâce à ces archétypes ouverts à l’intervention d’expériences religieuses, la Foi et la Science ont contracté des liens formant une imbrication qu’on ne saurait défaire. Cette imbrication est faite de liaisons qui se fécondent réciproquement. La familiarité avec Jung permet seule de comprendre les échos profonds qu’éveille Teilhard dans les souterrains de toute psyché humaine.

Teilhard utilise le caractère éclairant des métaphores. On est frappé par la grande richesse des images visuelles. Dans ma jeunesse étudiante il m’arrivait en mécanique rationnelle de manipuler des notions très concrètes telles que les accélérations tangentielles et radiales. Il s’agit ni plus ni moins que d’un bel archétype dont ici la fonction est de distinguer au sein de la psyché deux types d’énergies : celle d’une part qui concerne le monde des activités terrestres et celle d’autre part qui concerne le monde de la complexité et des relations de l’homme avec le divin. L’univers intellectuel de Jung embrasse de préférence le monde des entités psychanalytiques mais il va rejoindre Teilhard avec la notion d’inconscient collectif.

Raphaël Josset écrit : [ Rappelons que cette notion de « noosphère » – ou « sphère de l’esprit » – a d’abord été conceptualisée dans les années 1950 par le père jésuite, paléontologue et théologien, Pierre Teilhard de Chardin qui, dans une tentative de réconcilier science et religion (à vrai dire darwinisme et catholicisme), la conçoit comme une sorte de « conscience collective planétaire », une immense machine à penser, un magma d’informations entourant la surface du globe comme l’atmosphère et qui est à l’intellect ce que la « biosphère est pour la vie » ]

Les deux éléments préférés de Teilhard sont l’eau et le feu. L’imagerie du feu étant vue à la fois comme extérieure et intérieure aux choses, transcendante et immanente. L’élément que nous offre Jung c’est l’mage et l’image de l’image qui procède du mystère de l’Incarnation. Chez Teilhard, on trouve aussi des images, celles empruntées aux tissus (fibres, franges, nappes, voile) ; puis celles de chair, de mère, de sein, enfin celles de sève et de fleur. Teilhard semble aimer les étoffes, symboles de la façon dont, dans son univers, tous les fils sont entrecroisés et dont tout se tient. C’est l’étoffe cosmique avec ses fils de chaîne et ses fils de trame. À travers les somptueuses draperies des phrases, les images s’enchaînent subtilement. Par exemple, l’élément liquide peut devenir tour à tour mer, boisson, symbole sacramentel, flot qui berce et flot qui porte. Teilhard est amoureux d’une nature qui vaut par elle-même, par ses qualités intrinsèques, et non par concordance avec des états subjectifs, comme chez les romantiques.

Couple anima-animus

Il joue un rôle important dans la « psychologie des profondeurs » de Carl Gustav Jung. Le psychiatre suisse fut un temps séduit par les conceptions freudiennes, mais il les rejeta finalement au profit d’une psychologie des profondeurs qui niait toute détermination sexuelle des pulsions. On peut distinguer deux périodes dans l’œuvre de Jung concernant la conception de ces termes :

Dans un premier temps, Jung va, à travers la seule notion d’anima, tenter de redonner un sens au concept d’âme hors du dualisme cartésien corps–âme qui ne lui convenait pas. L’anima sera une réalité vivante, une force d’animation, une puissance inconsciente qui porte le langage conscient et la pensée rationnelle. Notamment elle sera la source de nombreuses productions d’images. Elle apparaît donc fortement liée à une pensée muette, riche en expériences intuitives et en imagination. Il s’agit d’une réalité intermédiaire, autonome par rapport au corps comme à l’esprit.

Puis dans un second temps de son œuvre, Jung va relativiser cette découverte en comprenant que sa conception de l’anima était unilatérale. Il acquiert la conviction que l’anima ne présente qu’une face de la relation entre l’être humain et son âme. Il découvre en pensée que cette puissante anima est une incarnation féminine de l’imagination masculine. D’où, selon Jung, la nécessité de lui adjoindre en symétrie un pendant qui puisse correspondre à l’expérience féminine de l’âme. Ce sera l’hypothèse d’un animus, aspect masculin de l’âme de la femme. Les conséquences et hypothèses résultant de cette découverte en sont nombreuses et variées, et elles ont reçu des interprétations diverses, soit dans l’œuvre de Jung lui-même, soit chez ses disciples. Elles permettent d’approcher de nombreux aspects de la vie psychique collective, sociale et individuelle. La présence d’une telle symétrie serait à la base des rôles masculins et féminins jouant en chaque culture, et de la valorisation des fonctions psychiques correspondantes. Selon Jung, la polarité anima/animus est le fondement des structures de la parenté et des échanges exogamiques/endogamiques au niveau de l’inconscient. On les retrouve derrière de nombreux mythes ou rites, et elle semble en effet apparaître comme un thème universel, notamment par les idées d’hermaphrodite, d’androgyne, de couple primordial, d’hiérogamie et dans toute analyse d’une structure psychique individuelle ou collective. Il est remarquable que, loin d’en rester à ce niveau descriptif, Jung ait finalement intégré les deux notions dans sa théorie des archétypes. Anima et animus deviennent les deux expressions pour désigner en l’âme humaine les deux sources de l’imagination. Mais, au fait, que peut-on dire de l’âme humaine ?

Le mystère de l’âme

Depuis l’Antiquité, le problème de l’âme a suscité de nombreuses discussions philosophiques. Le mot évoque une force invisible et un principe vital, matériel ou immatériel, mortel ou immortel, perception fugace d’une énergie supranaturelle, objet de croyance ou d’illusions. L’étymologie latine du mot est anima : le souffle. On a aussi, en grec, le mot anemos : vent. Le souffle est fondamental pour l’existence de la vie : il est aspiration et expiration : la dualité qui préside à toute organisation cohérente du phénomène vital. Il n’est donc pas étonnant que ce mot : âme ait participé à de nombreuses croyances et interprétations, ainsi qu’à des représentations symboliques. L’âme a été également associée à des théories mettant en évidence le caractère « cosmique » de la nature humaine qui est faite de trois corps subtils : physique, éthérique, spirituel. On parle volontiers de l’aura : émanation qui procède de ce qu’une personne a de plus mystérieux. On parlera volontiers de charisme pour une personne qui possède un ascendant sur un groupe.

Dans l’ancienne civilisation chinoise, l’âme, composée de deux principes : l’un associé à la matière pesante et l’autre associé à l’esprit des dieux, était une réalité duale. Cette conception rejoint le double principe du Yin, terrestre et femelle, et du Yang, mâle et céleste.

En arabe il y a deux mots pour l’âme :

Nafs : le souffle, l’énergie vitale, réalité mortelle !

Ruh : le vent, l’Esprit, le divin, réalité immortelle !

Citons aussi les spéculations à propos de l’anima et de l’animus qui mettent en évidence que, depuis fort longtemps dans l’histoire, l’homme distingue deux essences en lui : l’une procédant de la terre et l’autre procédant du ciel, avec toutes les nuances anthropologiques qui se rapportent aux civilisations, des moins évoluées aux plus avancées dans la compréhension de la psyché. On retrouve, chez Platon et ensuite chez beaucoup de penseurs, cette idée selon laquelle le corps emprisonne l’âme. St Paul exprime une division tripartite de l’homme : « Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie totalement, et que votre être entier, l’esprit, l’âme et le corps, soit gardé sans reproche… » (Tess, 5,23)

« On sème un corps psychique, il ressuscite un corps spirituel... » (Cor, 15,44)

Pour St Paul, la psyché (en hébreux : néphesh) est le principe vital qui anime le corps humain. Elle est sa vie, son âme vivante qui doit s’effacer devant le pneuma : le souffle spirituel. Dans la Résurrection du corps par l’Esprit, de psychique le corps devient pneumatique, incorruptible, immortel. En un sens très large, la psyché peut désigner, par opposition au corps, le siège de la vie morale et des sentiments. C’est la capacité de l’homme à penser.

La philosophie de St Thomas distingue trois niveaux de l’âme humaine : celui qui gouverne les fonctions élémentaires de nutrition et de reproduction, celui qui participe à l’activité des sens et enfin celui de la raison et de l’amour. Le sens mystique de l’âme se rencontre dans la tradition chrétienne. Le niveau de connaissance spirituelle n’est plus d’ordre psychologique, l’âme est animée par l’Esprit Saint. La nature ontologique de l’âme est d’une profondeur telle que St Paul écrit encore : « Vivante, en effet, est la parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur… » (He, 4,12)

La pensée de Jung met en évidence les multiples interprétations de la réalité « âme ». Il s’agit d’un état psychologique qui jouit d’une certaine indépendance vis-à-vis de l’ensemble des facultés de la psyché. L’âme possède à la fois des qualités terrestres et des qualités spirituelles ; elle est, en ce sens, une aspiration et une expiration de l’inconscient. L’anima exerce une action médiatrice entre le Moi et le Soi.

Edouard Herriot, en parlant de la culture, donnait une définition par la voie négative. Ainsi il disait : « La culture est ce qui reste quand on a tout oublié ! ». La culture est liée à un savoir, à une histoire, à un principe fusionnel, et on la reconnaît à la suite de l’abandon du savoir.

Pour l’âme, l’analogie avec la culture est assez évidente : ne parle-t-on pas de l’âme d’un peuple ? L’âme d’une vielle maison de famille ? L’âme possède une histoire et on reconnaît sa présence à la suite de l’abandon d’une fébrile activité, d’une séparation, d’un manque, d’un lâcher prise hors du monde. En somme, elle est une réalité liée à une évolution. Et Teilhard lorsqu’il utilise le mot psychique fait sans doute référence à une certaine dimension de l’espèce humaine.

De même la dernière partie de la vie d’un homme ou d’une femme est une période de retour sur l’essentiel. On dit qu’à l’âge ou s’accumulent les souvenirs, la personne humaine possède une vision de la vie qui n’est plus celles des individus plus jeunes. La vieillesse constitue un état particulier de transformation et d’émergence de l’âme. Un couple qui a vécu durant 30 ou 40 ans ou plus et qui a résisté à l’usure du temps, surmonté toutes les difficultés de la vie commune, qui a engrangé une masse importante de leçons de vivre, possède la capacité de percevoir ce qu’il y a de plus fort et de plus profond dans l’acte de vivre ensemble : Le sens de la fidélité, par exemple. La vie trépidante de notre monde actuel pousse l’individu vers l’activisme et la superficialité des choses quand ce n’est pas vers une certaine lassitude de vivre. La vie réside alors dans une résistance à la pression des flots destructeurs de la désespérance. Nous avons tous plus ou moins la tentation de juger notre société complètement folle et dépravée. Devant les déceptions et le pessimisme de ses interlocuteurs, une humble religieuse affirmait, avec conviction, que tout se voyait dans les plus petites choses de la vie. Cette manifestation de l’âme, qui réussit à s’opposer au monde des sentiments immédiats et aux nostalgies à la mode, constitue un des aspects propres du Christianisme. Le Chrétien est celui qui prend conscience intuitivement que, dans un monde aussi déspiritualisé soit-il, il reste présent à ce monde, ce qui n’a rien d’une évidence ! L’évolution des sociétés actuelles portent nécessairement vers un certain désenchantement du monde que nous vivons et, par voie de conséquence, vers un abandon partiel ou total de nos capacités à nous intéresser à ce monde et de notre volonté à croire encore en lui. L’ennemi de l’âme est justement cet esprit de fausse globalisation qui laisse prise à un envahissement de la « multitude » pour reprendre le terme de Teilhard. En fait l’âme représente une entité intermédiaire entre l’homme (corps et esprit) et son Créateur. « Elle n’est pas seule,…elle est légion » expression de l’union dans la différentiation.

L’Éternel Féminin

Pierre Teilhard de Chardin a développé dans de nombreux textes une approche du désir amoureux très positive. Pour lui, l’énergie de l’amour érotique est amenée à se transformer en énergie spirituelle. Cette « force sauvage » ne doit pas être « gaspillée » mais utilisée pour s’élever vers Dieu. Elle ne doit pas non plus être réprimée, comme la morale chrétienne a parfois été tentée de le faire. Mais c’est de ces « réserves passionnelles » que peuvent monter, transfigurées, la « chaleur et la lumière de l’âme ». Il nous recommande ainsi d’éviter deux écueils. Le premier est de gâcher cette extraordinaire puissance d’amour dans le sens de « la descente, de l’égoïsme rétrécissant, de la jouissance matérialisante ». Le deuxième écueil est de renoncer à cette réserve d’amour et s’en priver. La véritable voie spirituelle est de « conquérir » cette puissance extraordinaire qui habite en nos profondeurs, en l’orientant vers Dieu.

« L’Éternel Féminin » s’inspire de l’hymne à la Sagesse, Pr 8, 22-31, que je viens de présenter. Ce long poème recèle de très nombreux trésors mais je n’en évoque ici que quelques-uns, liés au thème abordé dans mes livres. Je ne fais donc pas ici une présentation complète de ce poème.

Dans ce texte, Sophia est associée au personnage principal, que Teilhard nomme l’Éternel féminin. L’auteur la fait parler tout au long du poème. L’Éternel féminin est ainsi personnifié, comme l’est Sophia dans la Bible. J’ai choisi quelques extraits qui illustrent les trois éléments essentiels de Sophia qui ressortent de l’hymne à la Sagesse.

L’Éternel Féminin s’évanouit au moment même où l’on cherche à l’enfermer dans un cadre :

« Quand il [l’homme] a vu que j’étais l’Univers pour lui, il a cru qu’il pouvait m’encercler dans ses bras. Il a voulu s’enfermer avec moi dans un monde clos, à deux, où nous nous suffirions. À ce moment précis, je me suis décomposée entre ses mains […] Dès l’instant donc où vous essayez de me fixer, de me posséder sous une Forme toute faite, vous m’étouffez … […] Il m’aimait pour mon charme et ma domination ; il me redoutait pour ma puissance étrangère à lui et mes inexplicables vertiges.

Avec l’Éternel Féminin, nous sommes loin de l’œuvre de Carl Gustav Jung en raison de cette vision cosmique de Pierre Teilhard de Chardin qui s’en va bien au-delà des limites de la structure psychique de la psyché humaine.

Synthèse de Benoît Mouroux

Benoît Mouroux est né en 1971. Après un cursus scientifique, il s’oriente en 1997 dans la préservation des milieux aquatiques dans le département de la Vienne. Passionné depuis une dizaine d’années par l’œuvre de Carl Gustav Jung, il va se consacrer à la diffusion et la préservation de la pensée du père de la psychologie des profondeurs contemporaine par l’animation de plusieurs blogs et forums ainsi que d’un site collaboratif: Jung, Rêve, Alchimie et Homéopathie.

Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) : Voici un nom qui reste dans la mémoire collective mais assez peu connaisse l’œuvre de cet homme au parcours atypique, contemporain de Jung. Éducation catholique rigoureuse, ordonné prêtre de la communauté jésuite à 30 ans, formé à la paléontologie où ses recherches aboutiront à des découvertes encore reconnues aujourd’hui. Un homme de science et de religion engagé qui puisera dans ces sources pour aboutir à des thèmes qui ne peuvent qu’émouvoir les jungiens en particulier et le « cherchant » en général. Deux caractéristiques principales : la conviction que l’évolution de l’homme l’amènera à une spiritualisation de la matière, plus haut degré de spiritualité et celle qui présente esprit et matière comme deux facettes de la même réalité, tiens donc…

L’homme

En lisant la biographie de De Chardin, j’ai retrouvé des similitudes avec la personnalité de Jung (et probablement communes à tous les grands esprits); citons en particulier l’amour de l’humain, une force et un dévouement inouï pour ses recherches, qui le conduiront jusqu’au sacrifice ultime (en découvrant sa publication sur le Pêche originel, qui le mènera à une mise à l’index de l’église et de lourdes contraintes posées par son ordre, je revoyais Jung abandonnant l’école freudienne en publiant ses Métamorphoses de l’âme).

Sa pensée

Je vais m’éloigner un peu de la paléontologie. Ses travaux sur l’évolution de l’espèce humaine (alliés à ses connaissances théologiques) l’amenèrent à certains concepts qui ne seront pas sans nous évoquer ceux de Jung.

Nous pourrions résumer ceci par cette phrase : « l’évolution est une montée spirituelle qui a sa source dans la « puissance spirituelle de la matière ». Pour De Chardin, un examen critique de l’histoire de l’espèce humaine aboutit à la conclusion suivante : l’homme est conduit naturellement à une spiritualisation de plus en plus structurée et extériorisée, impliquant une conscience en continuelle accroissement (formulation différente mais idée identique exprimée par Jung lorsqu’il mentionne les primitifs et leur spiritualité basée sur des projections « les esprits de la nature »).

Il nous faut mentionner également sa théorie de l’énergie qu’il considère comme l’élément originaire de la vie elle-même. Il la conçoit à l’origine de nature psychique, se différenciant ensuite en énergie physique et en matière. Esprit et matière seraient donc intrinsèquement liés. L’homme serait porteur de ce potentiel spirituel, étant le seul être vivant pouvant connaître une croissance continue de la conscience.

La noosphère

Le radical grec noüs désigne un concept aristotélicien évoquant le principe qui ordonne esprit et matière. Chardin emprunte le terme du chimiste et minéralogiste Vernadsky. Ce dernier voyait là la troisième étape du vivant, après la géosphère et la biosphère.

Il est délicat de résumer simplement le concept car De Chardin lui-même l’a développé, enrichi et précisé tout au long de sa vie… disons, de manière lapidaire, qu’il s’agirait d’un tissu vivant enveloppant la planète (à l’instar des couches de l’atmosphère) et constitué d’une part de la conscience de chaque individu depuis que l’homme possède une conscience de lui-même. Cette nappe issue de consciences posséderait elle-même sa propre faculté de pensée. Pour le jésuite, cette noosphère conduirait graduellement l’humanité a toujours plus de conscience, dépassant les civilisations, puis les sociétés, les lois puis l’éthique, pour renouer avec l’esprit immanent de la matière sous une forme unifiée de ‘spiritualité’.

Jung écrira à la fin de sa vie qu’il était convaincu que De Chardin connaissait ses travaux… il est vrai que la noosphère et l’inconscient collectif ont indéniablement de forts liens de cousinage.

Marcel Comby