Robert Linssen
Science et Spiritualité

Les récentes acquisitions de la neurobiologie et de la psycho­physiologie projettent des lumières nouvelles sur les phénomènes de conscience. Enthousiasmés par l’ampleur de ces découvertes, de nombreux physiologistes modernes ont tendance à s’orienter vers un déterminisme absolu des phénomènes psychiques et vitaux par l’étude essentiellement organique de l’homme.

Robert Linssen a présenté régulièrement durant sa longue vie les dernières découvertes scientifiques en relation avec les questions que l’on se pose sur la connaissance de soi. Les réflexions qu’il présente dans cet article de 1959 restent tout à fait actuelles malgré toutes les nouvelles découvertes depuis sa publication.

(Revue Être Libre Numéros 158-160, Février-Avril 1959)

(Etude sommaire des rapports existant entre les notions bouddhistes de l’Inconscient Zen et l’interprétation moderne des phénomènes de conscience en neurobiologie et psychophysiologie.)

Les récentes acquisitions de la neurobiologie et de la psycho­physiologie projettent des lumières nouvelles sur les phénomènes de conscience. Enthousiasmés par l’ampleur de ces découvertes, de nombreux physiologistes modernes ont tendance à s’orienter vers un déterminisme absolu des phénomènes psychiques et vitaux par l’étude essentiellement organique de l’homme.

Telle est notamment la position d’un savant belge, le Dr. Pierre Rylant, professeur à l’Université de Bruxelles.

Il nous a paru opportun de procéder à une confrontation de la position du professeur Rylant et de celle d’un autre savant de réputation également mondiale, le Dr. Roger Godel, professeur à l’Université de Beyrouth.

Nous nous proposons ensuite de montrer que la position du Bouddhisme Zen, concernant les problèmes de l’« Inconscient Zen », se situe à mi-chemin entre ces deux auteurs.

Il est bien entendu que nous n’avons pas la prétention — au cours d’un article aussi sommaire — de répondre aux nombreuses questions se présentant à l’esprit de n’importe quel chercheur procédant à une telle confrontation. Une telle étude pour être fouillée et vraiment sérieuse, nécessiterait des volumes.

Nous nous bornerons à situer, aussi clairement que possible, la position de chaque école, afin qu’une limite plus nette puisse se tracer entre les différents points de vue actuels. Nous pourrons ainsi mettre en évidence les similitudes, les complémentarités et les oppositions irréductibles.

Une chose est certaine : l’évolution récente des découvertes de neurobiologie et de psychophysiologie aura pour conséquence l’apparition à brève échéance de nombreuses discussions et polé­miques.

* * *

Le problème fondamental que nous désirons résoudre étant celui de l’Inconscient Zen, nous pensons qu’il est préalablement indispensable de diviser les interprétations du terme « conscience » en deux catégories.

Nous savons qu’une telle classification est dualiste et répugnera aux « monistes » intégraux du Zen, mais elle s’avère indispensable dès l’instant où nous nous enfonçons dans le domaine des comparaisons, des analyses.

1e Nous dirons donc que le Zen postule l’existence d’une réalité fondamentale, impensable, désignée par les termes « Incons­cient Zen ».

En elle se fondent et s’unissent tous les aspects de l’objectivité et de la subjectivité, de la matérialité et de la spiritualité. Cet « Inconscient Zen » n’est pas une conscience objectivée. Elle est autogène. Elle ne résulte pas d’associations organiques ou grou­pements cellulaires. Elle est antérieure à l’image que l’homme se fait de l’Univers et de sa propre conscience.

2e Il existe pour nous une conscience objectivée, entièrement conditionnée par le passé, par l’hérédité, les mémoires, le milieu.

Pour les physiologistes, tels le professeur Pierre Rylant, cette conscience et l’esprit ne sont que des épiphénomènes de la matière.

Pour le Dr. Roger Godel, cette conscience objectivée serait une sorte de travestissement, d’un champ de conscience infinie, qui est antibiologique par rapport à l’Univers et à l’homme, c’est-­à-dire qu’elle occupe une situation d’antériorité causale. Elle est la source et son origine.

Examinons sommairement la position du Dr. Roger Godel.

A. — Position du Dr. Roger Godel.

Signalons d’abord que le Dr. Roger Godel admet et cite fréquemment les travaux de Sherrington et les schémas de Penfield relatifs au foyer centrencéphalique, aussi bien que le professeur Rylant.

Citant la définition élaborée lors des « Congrès internationaux sur la Conscience », à Chicago et Québec, en 1952-1953, le Dr. Roger Godel écrit que « la conscience est intégration, multiple et diverses dans ses aspects, indivisiblement une dans son champ. Les neurobiologistes de toutes tendances ont donné leur accord unanime à cet énoncé.

La genèse du plus simple état de conscience requiert l’intervention active de neurones liés par millions dans l’interaction en un tout ordonné.

A l’étage spinal, comme à tous les niveaux du système nerveux, l’intégration résout la diversité des composantes élémentaires dans l’Unité (1).

Lorsque le physiologiste poursuit son enquête sur les hiérarchies de l’axe cérébro-spinal, il y découvre toujours la double face de ce même pouvoir d’assimilation : intégrer et différencier y sont les termes corrélatifs l’un de l’autre.

Exposant devant notre regard les structures nerveuses comme on ouvrirait le boitier d’une montre, les neurobiologistes modernes nous invitent à saisir l’engrènement des pièces d’horlogerie et leurs modalités opératoires. Devant de telles merveilles, nous sommes bien près de croire que la conscience circule là sous nos yeux à travers les rouages. On nous donne en spectacle les « patterns », selon lesquels travaille cette usine sans homme, l’automation mentale. On y prouve ainsi que l’énergie électrique est indispensable au jeu des communications à l’intérieur de ce système et qu’elle en alimente sans cesse le champ.

Mais dans cette machine infiniment complexe, il faut reconnaître quelque part la présence d’un vivant, d’un intégrateur, dont la conscience ici veille, et là somnole. De cet intégrateur en permanence établi au foyer plus mystérieux encore que les rouages, dont le jeu s’offre à lui, procède toute expérience mentale, sommeillante ou vigile. » (Page 154.)

Le Dr. Godel nous met ici en garde contre les identifications faciles, auxquelles notre esprit analytique se laisse prendre. En procédant analytiquement, comme nous venons de l’indiquer, nous risquons de commettre deux erreurs : d’abord celle d’oublier, non seulement l’individualité vivante, dont les organes constituent l’objet de notre étude, mais la totalité de l’Univers ambiant sans laquelle cette individualité vivante n’aurait aucune signification ni existence. Ensuite, autre erreur qui est inhérente à l’échelle d’obser­vation particulière que nous utilisons. Nous verrons, en effet, que ce n’est pas seulement à L’échelle cellulaire ou même moléculaire qu’il s’agit d’étudier le problème fondamental de la vie, de la conscience ou du psychisme, mais beaucoup plus aux niveaux ultimes de l’énergie, là où règnent les processus quantiques, fron­tière probable du psychisme.

Pour cette raison, le Dr. Godel nous fait remarquer qu’une « incitation mentale n’est point transmuée au cours de son itinéraire en potentiels électriques, en rythmes, en migrations d’ions. Aussi longtemps que je l’expérimente, elle demeure en moi ce qu’elle fut dès l’origine : psychique. Je la reconnais pour telle jusqu’à l’acte final, quand bien même j’observerais dans une autre perspective des passages d’onde au long de mes nerfs. Ma pensée se meut dans un cadre qui n’est pas spatial : mon champ de conscience… Un foyer d’émission, foyer aussi d’intégration dont ma conscience est sa source.

L’esprit, oublieux du fait que la matière est sa création psychique, un pur concept édifié sur le tact et la vision, pose devant lui son œuvre matérielle comme une entité antérieure à lui-même. Cette hypostase substantielle, il l’a pourtant nourrie, conçue. Enfin par un singulier renversement des priorités et des hiérarchies, il fait d’elle le substrat nécessaire à son existence même. (Page 156.)

A l’en croire, la conscience surgirait de la matière à partir d’un certain degré d’organisation et disparaîtrait quand se dissocie l’édifice de molécules. N’est-il pas plus conforme aux faits de dire que la conscience, organisant dans son champ le spectacle et le concept de la matière, garde sur le plan causal l’antériorité aitiologique par rapport à sa production ? » (2).

Nous retrouvons ici la position nettement définie du Dr. Roger Godel : La matière est un concept, elle est un épiphénomène d’un champ de conscience primordial. Cette position est opposée à celle des scientistes, tels le professeur Pierre Rylant, qui envisage l’esprit et la conscience comme épiphénomènes de la matière résultant de certains agencements moléculaires privilégiés.

La position du bouddhisme Zen, tout en étant différente de ces deux extrêmes, s’approche davantage de la thèse du Dr. Godel.

Il n’y a pas opposition entre l’esprit et la matière. Tous deux ne sont aux yeux des maitres Zen que des concepts. Une seule réalité existe, mais elle échappe h toute représentation mentale.

Nous résumons les points essentiels du professeur Rylant :

B. — Position du professeur Rylant.

«L’esprit n’est en somme que l’un des aspects de l’activité de la matière vivante (3).

La section dans le système nerveux central de faisceaux qui établissent directement la liaison fonctionnelle entre le thalamus et le cortex du lobe frontal, des radiations thalamo-fronto-corticales, peut modifier non seulement les modalités d’expression, mais les caractéristiques fondamentales de la pensée.

Le physiologiste utilise de plus en plus l’hypothèse d’un déterminisme absolu analogue à celui qui régit le monde inanimé pour tenter de définir le comportement psychique. »

Concernant la genèse de la conscience elle-même et sa locali­sation, le professeur Rylant écrit (page 1 74) :
« Il n’est pas possible, comme l’a montré clairement Sherrington, de limiter nettement la conscience à l’intervention de neurones spécifiques.

La conscience parait liée aux processus intermédiaires qui séparent la manifestation motrice, dite volontaire, des altérations périphériques sensorielles, conduites vers le système nerveux central par les voies sensibles. L’intégrité des voies sensibles et motrices ne suffit pas pour que la conscience se manifeste. Cependant la conscience parait être essentiellement liée à la réaction de groupes cellulaires localisés dans le thalamus et le » cortex, la localisation corticale étant plus importante chez l’homme, tandis que celle au niveau du thalamus suffit apparemment chez beaucoup de vertébrés inférieurs.

Le rôle du cortex est mis en évidence par la création d’une sensation consciente en réponse à l’excitation électrique de territoires corticaux limités. »

Et le professeur Rylant conclut :
« C’est donc bien cet aboutissement cortical de la voie sensible qui est l’un des facteurs essentiels dans l’élaboration de la conscience. »

Nous estimons que cet argument n’est pas définitif. Rien ne démontre, en effet, qu’il s’agisse simplement d’une transformation ou d’une conduction d’un principe de conscience, gardant sur le plan causal une antériorité aitiologique par rapport à sa produc­tion. La mise en évidence d’une structure particulière à partir de laquelle il semble que la conscience humaine se manifeste, n’in­firme nullement la possibilité de l’existence d’un champ de cons­cience antérieur.

Nous pourrions comparer ce processus à celui de la formation d’un courant électrique à partir de phénomènes d’ionisation. Il y a toujours, au départ, un arrachement d’électrons.

Sans arrachement d’électrons, il n’y a point d’électricité. L’électron peut être considéré comme la matière première indis­pensable à la formation d’énergie électrique. Toute matière possède une relation d’équivalence avec l’énergie électrique. Cette dernière existe potentiellement dans chaque atome avant qu’elle n’apparaisse comme énergie électrique douée de ses caractéristiques propres.

Il en est de même de la conscience. Celle-ci existe sous une forme non particularisée, consubstantiellement à l’énergie univer­selle. Cette forme non particularisée de « l’énergie-conscience » acquière des propriétés particulières et possède des conditionnements singuliers lorsqu’interviennent des groupements cellulaires semblables à ceux du corps humain.

Mais tous les phénomènes particuliers de conscience emprun­tent leur existence à un champ de conscience universel intimement lié aux formes les plus ultimes de l’énergie.

Cette conscience obscure de l’énergie a été pressentie par plusieurs savants éminents, tels le professeur Oppenheimer. Ce dernier parlant du calcul tensoriel — dont les mathématiciens se servent pour rendre compte des comportements de l’intra-atome — déclarait un jour que « le calcul tensoriel sait mieux la physique que les physiciens eux-mêmes ».

L’argument basé sur les transformations apportées par l’abla­tion de certaines zones du cortex n’est pas absolu non plus. Aucun physiologiste ou neurobiologiste ne nie que l’ablation de zones limitées du cortex de projection sensorielle entraine la disparition de la sensibilité correspondante.

Mais ceci ne démontre nullement que la conscience résulte uniquement des réactions de certains groupes cellulaires situés dans le cortex et le thalamus.

Un exemple peut concrétiser clairement notre argumentation.

Si dans un cerveau électronique, aux mécanismes extraordi­nairement complexes, nous faisons circuler des courants supplé­mentaires entre divers relais relativement autonomes, si nous sectionnons un à un les fils conducteurs, nous constaterons que certains d’entre eux occupent une position privilégiée. Il serait tout aussi ridicule d’affirmer que ces relais ou ces réseaux particuliers de fils sont entièrement responsables de la faculté d’intégration du cerveau électronique ou générateurs de son intelligence mécanique.

Au surplus, nous oublions que le cerveau électronique doit être considéré comme le prolongement du cerveau humain. Si un homme n’avait pas été là, préalablement pour le concevoir, l’orga­niser et le construire, ce cerveau électronique n’aurait jamais existé.

Si l’on procède à des coupes arbitraires, à des ablations paralysant le fonctionnement naturel de certains organes ou struc­tures, on observera des phénomènes dont la qualité particulière sera toujours conditionnée par le caractère limité, artificiel de la coupe ou de l’ablation. Des phénomènes secondaires se révèleront et tendront à égarer le chercheur dans des conclusions absolument erronées.

On peut être de la sorte facilement enclin à considérer un organe particulier — simple rouage d’une machine — comme étant d’une fondamentale importance, alors qu’il ne s’agit que d’un rouage secondaire.

* * *

Nous disions précédemment la nécessité d’un dépassement de l’échelle purement physiologique pour l’étude des phénomènes de conscience.

Nous ne contestons pas le rôle capital des groupes cellulaires du thalamus et du cortex du lobe frontal et des radiations thalamo-­fronto-corticales. Bien au contraire. Car l’étude de l’importance du rôle joué par ces groupes cellulaires nous révèlera d’une façon saisissante le rôle capital joué par l’électricité cérébrale dans tous les phénomènes de conscience. La mise en évidence de l’impor­tance de l’électricité cérébrale nous conduit au seuil d’une route nouvelle, nous obligeant à dépasser finalement l’échelle purement physiologique qui nous a été indispensable pour nous plonger dans le domaine de l’essence ultime de la matière et de l’énergie univer­selle.

Il est indiscutable que si nous voulons examiner le problème complètement, nous sommes dans l’obligation d’étudier la structure ultime de la matière. Nous savons que la matière est énergie et nous voyons que, d’autre part, tous les faits de conscience orga­nique sont intimement liés à des phénomènes électriques.

En fait, nous voyons qu’actuellement les savants les plus réputés éminents neurobiologistes, physiologistes, physiciens, dont nombreux sont honorés du Prix Nobel, se sont penchés sur les problèmes de la conscience dans cette direction.

Ceci permettrait d’établir probablement une complémentarité du plus haut intérêt entre les points de vue du Dr. Roger Godel et du professeur Rylant, ce dernier admettant l’importance des phéno­mènes électriques dans les phénomènes de conscience.

Le professeur Fessard, professeur au Collège de France, et le Dr. Pierre Augier, professeur à la Sorbonne, font appel aux lois de la microphysique pour élaborer leurs théories de la conscience.

Dans l’œuvre du professeur Augier, « L’Homme microsco­pique », dans les documents publiés lors des récents congrès consa­crés à la conscience, « Brain mecanism and consciousness », nous trouvons une ample documentation sur ce sujet.

* * *

La conscience et le temps.

La plupart des philosophies orientales nous enseignent que la notion de temps est essentiellement subjective et fonction de l’activité mentale. Le Zen nous enseigne comme la physiologie moderne que chacun d’entre nous apprécie le temps de façon diffé­rente. La genèse des phénomènes de conscience et de notre concep­tion du temps se trouve intimement liée à un processus identique. Le Dr. Godel nous l’expose en des termes remarquables :

« La conscience confère à nos myriades d’états psychiques multiformes le sentiment d’appartenir à une indivisible unité par delà le temps et l’espace. Par quelle étrange aspiration au creuset de la conscience, les perceptions de temps et d’espace, la diversité de toutes les apparences sensibles se transmuent-elles sans cesse en unité ? (Page 157.)

Un constructeur de cerveau électronique répondrait à cette question : on compose aujourd’hui des machines à intégrer, dont les pouvoirs l’emportent sur le cerveau humain. Leurs plans de construction nous aident à mieux comprendre la structure fonctionnelle du foyer centrencéphalique.

Toutefois l’analogie ne peut être poussée au delà d’une ressemblance mécanique. A l’arrière du foyer centrencéphalique, comme dans l’étendue entière du réseau veille un intégrateur conscient, en position dernière d‘appréhension vigile. Il est le lecteur, le déchiffreur, le consommateur de tous les messages. ‘Qui donc lit ? Personne ne saurait le dire’, constataient Blackwell et Sherrington.

Connaître le connaisseur serait se connaitre soi-même et ce privilège propre à la source impersonnelle d’entendement où convergent tous les témoignages, n’est point donné à une personne. Car elle-même, aussitôt éclairée, se transmue en connaissance. »

Nous nous trouvons ici en présence d’une pensée parfaitement conforme au bouddhisme Zen. La Réalité suprême n’est pas une personne. En elle se fondent les oppositions de sujet et d’objet, de connaisseur et de connaissance.

Cette Réalité est intemporelle, nous dit le penseur indou Krishnamurti.

Il y a deux sortes de temps : le temps objectif qui est effecti­vement enregistré par les montres et le temps subjectif qui provient de notre interprétation personnelle de ce temps objectif.

Dans la conscience du temps, il y a toujours projection du passé dans le Présent. Cette conscience est une dégradation de L’Inconscient Zen. Dans la réalisation du Satori ou Inconscient Zen, il n’y a plus projection du passé dans le Présent.

Il est possible, nous disent les maitres du Zen et Krishnamurti, tout en vivant dans le temps d’être psychologiquement libéré de l’identification subjective au temps. Cette identification provient de l’activité mentale.

Pour Krishnamurti, tout acte mental est un acte d’isolement. Il nous rattache à tout un réseau de valeurs qui nous exile hors de notre être vrai et profond : la Réalité Intemporelle. Si nous y réfléchissons profondément, la vérité de cette pensée de prime abord étrange, nous apparaîtra finalement.

Lorsque cesse l’activité mentale, nous sommes libérés de l’emprise de notre identification subjective avec le temps et la plénitude intemporelle nous est parfaitement perceptible.

Nous avons développé ailleurs les raisons profondes de l’activité mentale. Celle-ci résultant d’un instinct de conservation du « moi », désirant à tous prix se considérer et s’éprouver comme entité continue.

Le « moi » a peur de se perdre, car il pressent obscurément que dans les fondements ultimes de son être il n’y a ni temps, ni continuité, mais au contraire intemporalité et discontinuité.

La formation du temps subjectif par l’activité mentale est un stratagème du « moi » pour s’isoler, s’affermir.

Le Dr. Roger Godel évoque la formation du temps, apparem­ment continu à partir de moments discontinus, dans « Vie et Réno­vation », page 160.

« Couleurs, contours, parfums, appréciation de consistance et toutes les configurations de l’esprit subissent sur le seuil la transmutation en connaissance. Les témoignages sont ainsi dépouillés de leurs caractéristiques propres au moment d’accéder au témoin qui les intègre. Cette physiologie de l’intégration transmutatrice se reflète organiquement dans la structure particulière du système nerveux central. Un réseau de neurones aux mailles innombrables absorbe dans les profondeurs de l’axe les messages recueillis sur l’aire entière du cerveau. Ici et là, ces formations réticulées reçoivent sur une même chaine diverses modalités hétérogènes de perceptions sensorielles. Sur cet ultime substrat accepteur, les messages affluent, s’achèvent en un champ électrique, où ils s’unissent avec les rythmes propres du réseau.

Ainsi le champ électrique d’intégration accueille les ondes tombant vers lui par mille voies, puis s’isole pour une brève durée en lui-même et laisse jouer son seul ondoiement. Durant la rupture, le champ vibre en état stationnaire.

Une barrière d’occlusions le défend contre les interférences. Rien ne lui parvient du dehors. Cette aire unifiée, insécable, obéit comme un ensemble quantifié a des lois intégrales. En elle ne se déroule pas de temps physique ou plutôt le temps y est symétrique. Cet état de superbe intemporalité prend fin périodiquement de façon abrupte. Les barrières tombent. Des ondes étrangères font irruption. Un autre état stationnaire se constitue. Le temps naitra, goutte à goutte, par l’effet d’une liaison d’états stationnaires discontinus. Une coulée semble sortir du pointillé aux grains serrés. Dès l’origine — un mirage jetant des ponts entre les scintillements — a lancé de la sorte notre conscience sur la route du temps…, la pensée y cheminera jusqu’à ce qu’elle se résolve dans l’intemporalité première. »

Nous trouvons un langage semblable dans la doctrine de la « Vue Juste », du bouddhisme tibétain, ainsi que dans les textes sanscrits, dont se sont inspirés les fondateurs du Bouddhisme Zen.

L’apparente continuité de la matière et de la conscience résulte d’une superposition extraordinairement rapide de moments discontinus.

Le disciple entraîné dans l’art de la « Vue Juste », est-il dit dans le « Fo Sho Hing Tsang King », discerne une succession rapide d’éclairs discontinus, là où l’homme inattentif n’aperçoit qu’immobilité et continuité.

Mais qu’il y a-t-il finalement, est-on en droit de se demander! Au delà de cette apparente continuité et de cette discontinuité découvrirons-nous un « quelque chose » de fondamental ?

Quelle est la nature de celui qui se pose cette question ?

Pour qu’une connaissance soit valable, n’est-il pas préalable­ment nécessaire d’étudier l’instrument d’investigation, échelle d’observation qui va engendrer tous les phénomènes ?

De quelle nature est « intégrateur ultime », se demandent les savants neurobiologistes ?

A cette question, le Dr. Godel répond de la façon suivante :
« Se peut-il qu’une configuration — ce réseau parcouru d’ondes dans un champ électrique — prenne conscience de soi-même ? Mais d’états stationnaires en états, sa structure lui impose de changer. Jamais il ne demeure identique à lui-même d’une seconde à l’autre. Ou se dissimule, derrière le scintillement en pointillés des états stationnaires, la permanence du spectateur ? Evidemment, il ne peut se situer au sein des configurations, car il les domine de son immutabilité. »

Sherrington a mis en garde ses collègues contre la naïve hypothèse d’un neurone intégratif et axial — ultime cellule « pontifi­cale », disait-il avec humour…

« En quelle place convient-il de poser le réseau du système     nerveux, que nous associons au processus d’intégration ? N’est-il pas une image féconde émergeant de la conscience de l’homme, une figure que l’homme se concède, la reconnaissant dans son champ de vision ? Mais, la conscience génératrice de cette image lui est aitiologiquement antérieure. » (Page 162.)

Nous trouvons ici exposée avec plus de force qu’ailleurs encore l’affirmation de la pré-existence fondamentale d’un champ de conscience cosmique, intemporel, se renouvelant d’instant en instant, non seulement dans l’individu, mais dans l’Univers entier.

Il est intéressant de remarquer que de nombreux savants actuels s’éloignent des anciennes conceptions relatives à la forma­tion de l’Univers, une fois pour toutes. L’astronome et mathémati­cien anglais, Fred Hoyle, et de nombreux autres chercheurs, arri­vent à la conclusion d’une recréation constante de l’Univers. Celui-ci se recrée d’instant en instant, simultanément dans toute son étendue.

La seule réalité existante, mais impensable par l’imagination, est celle d’un Eternel Présent, toujours renouvelé, nourrissant et soutenant l’universalité des êtres et des choses.

Les maitres Zen et Krishnamurti nous enseignent qu’il existe une possibilité d’expérience de cette recréation cosmique, dont la loi définie jadis par le Tao est la spontanéité.

Il est du plus haut intérêt de constater que les savants actuels tendent progressivement vers la zone de cette intemporalité et discontinuité profonde.

En tous les points de l’espace où se trouve de la matière, existe non seulement une possibilité de conscience objectivée et de vie, mais l’essence même de cette matière dans ses niveaux ultimes s’apparente à celle d’un champ de conscience pure et constitue l’essence même de la vie.

La conscience manifestée sera obscure et grossière si les formes d’organisations matérielles sont primaires. Dans les êtres doués d’une complexité d’organisation supérieure, cette conscience s’éclaircit, prend conscience d’elle-même et s’affine. Mais là, où les penseurs occidentaux voient en général un sommet, un but final, les philosophes bouddhistes ne voient qu’une étape, qu’un moment d’un processus éternellement présent, en perpétuelle recréation. Finalement la conscience objectivée et individualisée devra regagner la source profonde d’où elle émane.

Remarquons ici que les physiologistes sceptiques contestent l’existence d’un champ de conscience cosmique et celle d’un centre coordinateur qui en constituerait l’intermédiaire psychophysiolo­gique au sein de l’édifice cellulaire humain. Comme la conscience et la vie sont en quelque sorte latentes partout ou existe ce que nous appelons matière (animée ou inanimée), il n’est pas abso­lument nécessaire de découvrir un centre coordinateur unique ni une hiérarchie centrale au sein des êtres vivants. Au contraire. Puisque la conscience et la vie sont latentes partout il est parfaitement normal que des organes ou des groupes cellulaires particu­liers parviennent à en exprimer certains aspects, parfois troublants d’une façon autonome.

Conclusions.

Il est impossible de rédiger en quelques lignes les conclusions qui se dégagent des confrontations qui précèdent. Elles apparaitront assez inattendues pour beaucoup de lecteurs, car nous vou­drions leur donner un sens pratique.

Du point de vue Zen, comme de celui de Krishnamurti, la querelle entre les partisans de la « conscience épiphénomène de la matière » et ceux de la « matière épiphénomène de la conscience » est stérile et sans issue.

Matière et conscience sont la réalité. Mais attention ici ! Il s’agit d’une réalité qui n’est ni matérielle, comme l’imaginent les matérialistes, ni spirituelle, comme l’imaginent les spiritualistes.

Elle est au delà de toute idéation, de toute représentation mentale, de toutes les tentatives de l’imagination. Chaque pensée, chaque pierre, cheque brin d’herbe, chaque homme, chaque grain de sable est partie intégrante de cette impensable Réalité.

A cet endroit, nous mesurons l’impuissance des mots, car dès l’instant où le lecteur lira le terme Réalité, il pensera à quelque chose. Elle s’apparente davantage à l’Eclair éternellement présent, évoqué par le Zen et Krishnamurti… mais faisons une fois de plus, ici, attention aux débris éteints que sont les mots. Ainsi que l’exprime souvent Krishnamurti et certains maîtres Zen, plus on répète un mot, moins il peut avoir de signification réelle. « Le mot n’est pas la chose », nous disait Carlo Suarès…

Mettons aussi en garde les partisans trop zélés de caractère intégralement illusoire du monde.

Certains philosophes orientaux et des lecteurs du Dr. Godel tendent à considérer le monde comme pure illusion, se basant sur l’hypothèse d’une existence du monde résultant simplement de leurs propres opérations mentales. Nous avons entendu certains Bouddhistes affirmer que les problèmes, tels la douleur, la séparation, n’existent pas. Nos problèmes psychologiques ne peuvent se résoudre en les masquant à nos yeux, ni en affirmant simplement qu’ils n’existent pas.

La plénitude de la conscience ne s’atteindra jamais dans la fuite de l’actuel, mais dans l’affrontement présent d’une difficulté par la mise à nu de toutes ses implications.

« Nous devons nous voir tels que nous sommes », nous dit Krishnamurti. Cette vision est le seul élément révélateur et trans­formateur permettant le dépassement. Et se voir tel que l’on est, c’est avoir la capacité de se voir sans penser, car la véritable luci­dité est sans idée.

Nous savons que cette voie n’est pas facile, mais si la Vérité est simple, elle n’est pas une chose facile.

(1) «Vie et Rénovation », par le Dr. Roger Godel, p. 150 à 180. (Editions Gallimard.)
(2) Aitiologique = relation hiérarchique d’un objet avec sa source d’origine.
(3) « Eléments de physiologie psychologique », page 7. (Editions Desoer, Liège, 1959.)