Si tu n'étais immortel... Méditation Par Aimé Michel

Là où tu vas, tu ne cesseras de devenir plus que toi-même, éternellement. Déjà tu es plus que tu ne fus. Aime donc la vague qui te porte. Aime le rocher qui la brise. Aime les ténèbres où tu voyages et qui déjà t’ont conduit où tu es. Ces ténèbres t’aiment, puisqu’elles t’ont tiré des étoiles.

(Revue Question De. No 4. 1974)

C’est un cri perçant, continu, qui monte comme une fusée. La gorge d’où il jaillit semble infatigable. Quel être de chair est capable d’un tel cri ?

De l’autre côté de la rue, dont le bas se perd dans une profondeur bleue, une fenêtre est ouverte. La profondeur bleue vibre d’une menace indéfinissable. Le cri monte toujours, de plus en plus aigu. Soudain, une femme apparaît à la fenêtre, hagarde, les bras étendus. Son visage est imprécis ; on ne discerne pas ses traits, qui pourtant expriment terreur et désespoir. Sans ralentir sa course, sans cesser de crier, elle franchit la fenêtre et commence de tomber en tournoyant. La profondeur bleue l’avale, tandis que son cri monte jusqu’au ciel.

Haletant, l’homme vient de se réveiller en sursaut. Pendant quelques secondes, il regarde l’obscurité sans comprendre, se demandant pourquoi le cri du cauchemar dissipé continue de percer ses oreilles. Ses membres sont douloureux, son cœur bat. Où est-il ? Ne vient-il pas de s’endormir dans la forêt, non loin du lac, après avoir longuement regardé la lune se coucher derrière les arbres ? L’odeur de la résine et de la mousse ne flotte-t-elle encore à son visage ?

Soudain la mémoire lui revient. Oh ! Dieu, non. La nuit dans la forêt, le lac, le bruit léger du vent, la mousse, ce n’était pas tout à l’heure.

C’était jadis, au fond de sa jeunesse, quand pour la première fois il était parti en vacances en campant. Il y a combien de temps ? Cinquante ans ? Soixante ans ? Le vieil homme se dresse péniblement sur son coude, retenant son souffle pour ne pas gémir.

D’abord arrêter ce cri strident. Et pour cela s’asseoir, trouver la petite boîte sur la table de nuit, avaler les deux cachets, boire un peu d’eau. Alors la tension baissera, le sang chassé par le cœur fou cessera d’assourdir ses oreilles.

Sa main cherche le bouton de la lampe, le trouve, tremble, glisse, renonce. La lumière ne ferait qu’ajouter à sa misère. Un instant, tout à l’heure, le temps aboli lui avait rendu la fine pointe de sa vie, ce moment sans égal, cette nuit sous les sapins du lac de Norrköping, l’odeur de la mousse, de l’humus, de l’eau, celle aussi du corps assoupi à ses côtés. Comme maintenant, alors, il s’était éveillé. Il avait écouté le clapotis du lac, la paix brève de la nuit nordique, sa respiration à elle, aussi paisible que la nuit. Le bonheur avait explosé en lui, mêlé à l’angoisse de savoir qu’il passerait.

Il avait passé. Il a passé. Le vieil homme se demande s’il n’a pas rêvé, s’il n’est pas un étranger qui, pour la première fois, s’éveille dans l’infini chaos de la nuit, parmi les étoiles. Le hasard des choses vient de le tirer à la loterie et de le gagner. De gagner quoi ? Un corps usé, malade, une âme désespérée, un destin acculé au trou sans fond de la mort.

Car il n’est plus que cela. Le vieil homme regarde le rectangle de la fenêtre faiblement éclairé par la rue. Des gens passent, des voitures, surtout des poids lourds. Que de mal, tous, ils se donnent pour aboutir à ce qu’il est présentement ! A quoi bon ? L’avenir où l’on court finit toujours par n’être plus.

Je suis un vieillard. Est-ce possible ? Personne ne m’avait dit qu’on n’est pas un vieillard, que ce n’est pas un état, que les vieillards de ma jeunesse étaient tout étonnés de l’être, qu’ils n’avaient pas l’habitude, que leur habitude, c’était la jeunesse perdue.

La fenêtre se met à tourner, comme chaque fois que sa tension baisse trop vite sous l’effet de la drogue. Il ferme les yeux et se rallonge, doucement, car il sait que son cœur mettra plusieurs minutes à s’habituer. C’est ainsi qu’il mourra, d’un mouvement trop brusque. Penser. Penser à quoi ? A qui ? Ceux qui avaient besoin de lui sont morts. Sa pensée ne sert plus à rien. Même pas à se souvenir. Elle n’est plus que douleur, décombres vainement agités dans une prison trop connue.

Et encore, la douleur serait supportable avec l’espérance. Ce n’est pas la douleur qui fait l’enfer, c’est l’espérance morte.

Le cauchemar de tout à l’heure lui revient à l’esprit. Un moment, le désir de le comprendre naît en lui. Mais en même temps lui apparaît la vanité de ce désir : sa pensée, comme son corps, lui échappe. La femme sans visage disparaissant dans la profondeur bleue, c’était lui-même, sans doute. Lui, mais quoi ? Son être ? Son âme ? Et pourquoi femme ? Même s’il pouvait dire « je sais », sa connaissance ne serait que chimère, car ce quelque chose qu’il croirait connaître s’éloigne irrémédiablement de lui, comme le rivage que le naufragé voit se perdre dans la brume. Norrköping, la main étreinte, les yeux d’adoration devinés dans l’ombre, ô passé, passé, mystère du temps… Les atomes de leurs deux corps, où sont-ils maintenant ? Séparés à jamais, aussi perdus qu’avant la naissance du monde.

Il renonce à penser, rouvre les yeux, regarde la fenêtre. Une image déjà maintes fois rencontrée revient à lui. Il se voit descendant un tunnel obscur. Le tunnel est de plus en plus bas. Il marche d’abord courbé, puis sur les genoux. Il ne peut s’arrêter ni se retourner. Bientôt il rampe. Il étouffe.

A bout de toutes choses, après elles, après la dernière d’entre elles, en définitive, qu’y a-t-il? La solitude, le malheur. Toujours vient ce moment sans témoin dont on ne peut dire : je le raconterai, quelqu’un me comprendra.

Là où je suis, nul ne peut me rejoindre. Le moment au-delà de toute parole, m’y voici.

Le vieil homme essaie de se rappeler une exhortation que, pour ce moment-là, toute sa vie, il avait préparée. Quoi donc ? Il ne sait plus.

Ainsi son esprit, son corps, les êtres qu’il aimait, la paix même du sommeil, tout se déprend de lui. Ne lui reste que le piège d’être. Être encore quand le néant délivrerait.

Vraiment, ne lui reste-t-il rien ? Il laisse filer quelques secondes, imagine qu’un assassin pénètre dans sa chambre, que sa maison prend feu.

Alors une étrange joie l’envahit. L’assassin, mais s’il entrait, il lui rirait au nez !

Un instant, pour mesurer son indifférence, il souhaite le voir apparaître. Puis même cette envie s’efface dans la jubilation de sa découverte : derrière tout ce qu’il prenait pour lui-même, il y a encore le témoin qui rit au nez de l’assassin. Et ce témoin, il le reconnaît. Depuis le fond de sa jeunesse, il vivait avec lui. Il était lui.

Sa douleur devient plus aiguë. Et pourtant elle s’éloigne. Ou plutôt elle prend sa place.

« Entre, lui dit-il, assieds-toi, toi que je fuyais. »

Et elle lui répond

« Tu ne souffrirais pas si tu n’étais immortel. Car la machine ne sent pas, et c’est ta machine qui meurt. C’est d’elle que tu souffres, mais celui qui souffre, ce n’est pas elle. C’est toi. »

« — Dis-moi pourquoi je n’ai plus peur ?

« Parce que tu m’as reconnue.

« — C’est vrai. Je te reconnais. Qui es-tu ?

« — Tu le savais tout à l’heure, quand tu rêvais. Tu m’as déjà rencontrée. Mais j’ai plusieurs visages. Écoute : tu n’aimerais pas si tu n’étais immortel. Car la machine n’aime pas, et c’est ta machine qui meurt. La douleur, la joie, l’amour, même le désespoir sont mes visages mortels. C’est par eux que tu te découvres dans ce monde. Maintenant qu’ils s’effacent, c’est l’immortelle vérité que tu vois. »

Tu ne passerais pas si tu n’étais immortel. Car il est vrai que ta machine passe, mais elle n’en sait rien. Toi qui sais que tu passes, tu ne passes donc pas.

Cette terre est belle où tu as vieilli. Elle fut pour toi comme le jardin où germe la fleur.

La graine n’éclot qu’en pourrissant dans le jardin. Tu le croyais perdu. Tu l’as traversé sans le savoir.

Là où tu vas, tu ne cesseras de devenir plus que toi-même, éternellement. Déjà tu es plus que tu ne fus. Aime donc la vague qui te porte. Aime le rocher qui la brise. Aime les ténèbres où tu voyages et qui déjà t’ont conduit où tu es. Ces ténèbres t’aiment, puisqu’elles t’ont tiré des étoiles.

Elles savent ce que tu ignores. Là où tu vas, depuis toujours elles t’attendent. Avant que tu ne fusses, elles sont.

Et si c’est par la mort qu’elles te font, c’est que la mort est le chemin de la vie.

A. M.

Aimé Michel (1919 – 1992), était, entre autres, un spécialiste des OVNI. Il a publié de nombreux livres et articles de réflexion.

Sur sa vie et son œuvre voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Aim%C3%A9_Michel & http://www.rr0.org/personne/m/MichelAime/

Quelques livres :

* Le mystère des rêves (avec Wilhelm Moufang, William O. Stevens), Encyclopédie Planète, 1965.

* Les performances animales, éd. Hachette, 1966, coll. « L’Aventure de la Vie ».

* Mystérieuses soucoupes volantes (avec Jacques Vallée et Fernand Lagarde), éd. Albatros, 1973, rééd. 1976.

* Métanoïa, phénomènes physiques du mysticisme, éd. Albin Michel, 1973, rééd. 1986, coll. « Spiritualités Vivantes », n° 57

* La clarté au cœur du labyrinthe, éd. Aldane, 2008. Chroniques sur la science et la religion tirées de la revue France Catholique. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars.