(Revue Spiritualité. Numéros 50-51, Janvier Février 1949)
On a créé un monde inhumain par principe dans lequel les individus, réduits à la condition des monades leibniziennes, s’ignorent mutuellement, à moins qu’ils n’aient délibérément choisi d’établir entre eux certains liens spéciaux ou qu’ils ne soient rapprochés par une communauté d’origine biologique.
Dans un tel monde, quand deux êtres entre lesquels existent ces liens spéciaux, naturels ou acquis, se trouvent séparés et qu’il advient quelque infortune à l’un d’eux, l’autre, qui voudrait le secourir en dépit de la distance, éprouve le besoin de croire à l’efficacité de ses vœux intimes ou des prières qu’il adresse à une divinité en faveur de l’absent. Mais, dans un monde véritablement fraternel, il n’y aurait pas besoin, pour le soulagement des absents, que l’on se perdît en pensées spéciales ou en prières spéciales supposées efficaces. N’importe quel homme, qui se trouverait proche de l’être souffrant ou démuni auquel nous pensons, aurait pour lui autant de tendresse et de soins que nous-même. Il nous remplacerait entièrement.
Il ferait des nôtres les siens et de la sorte les nôtres deviendraient ceux de tous, c’est-à-dire qu’ils ne seraient spécifiquement ceux de personne. C’est pourquoi j’ai écrit ailleurs que la fraternité était la fin de la famille, puisqu’elle traitait les étrangers comme les membres de la famille, leur accordait l’affection réservée jusque là aux frères selon la chair.
Mais dans une telle hypothèse aucun homme n’aurait d’amours ou de dévouements préférentiels. Cela exigerait que nous considérions avec le même cœur les êtres les plus divers d’apparence et de qualité. Et c’est précisément ce que nous ne voulons pas faire. Nous entendons choisir à notre gré les objets de nos tendresses et de nos soins majeurs. Et l’apparente générosité de nos vœux concernant l’efficacité de nos prières pour les nôtres est, en dernière analyse, de même essence que la volonté de ce choix égoïste dont elle nous masque la sécheresse.
La rançon de tout cela c’est que, la distance intervenant, nous nous sentons obligés de penser spécialement à ceux que nous appelons les nôtres et nous avons besoin de croire à l’efficacité de prières qui n’auraient ni sens ni utilité si nous appartenions à un ordre véritablement humain.
Nous prétendons que, le monde restant ce qu’il est, nos attitudes, nos pratiques actuelles se trouvent justifiées mais ce sont précisément ces attitudes et ces pratiques qui s’opposent à l’avènement d’une condition dans laquelle elles deviendraient absurdes et sans objet.
Pendant, en effet, que nous sommes passionnément préoccupés du sort des nôtres, nous n’accordons qu’une attention intermittente et distraite aux êtres souffrants qui ne sont pas inclus dans le cercle de notre intérêt principal et permanent. C’est pour cela que d’autres que nous, qui sont liés à ces êtres-là, sont si angoissés à leur sujet, quand ils s’en trouvent distants. Ils n’ont d’ailleurs pas plus d’angoisse à propos de nous et des nôtres que nous n’en avons au sujet d’eux-mêmes et des leurs. Ainsi par l’inévitable jeu des symétries et des réciprocités, ces amours particularisés, ces attentions sectaires font du milieu social un épouvantable désert d’humanité où chaque individu se trouve sevré de toute assistance valable, et littéralement perdu, tant qu’il ne parvient pas à rejoindre le groupe restreint de ceux qui entretiennent avec lui des rapports privilégiés.
Ainsi donc, nos bienveillances préférentielles, notre application ardente à prier pour les nôtres, nos préoccupations spécialisées sont les obstacles mêmes au surgissement d’un ordre humain en même temps que les sources subtiles où s’alimente indéfiniment la cruauté du présent. Il s’ensuit que nous créons nous-mêmes les conditions à partir des quelles nous prétendons ensuite légitimer notre conduite. Nous sommes en présence d’un cercle vicieux, celui-là même par lequel ne cesse de s’entretenir la conscience de soi. Est-il besoin de remarquer que ce cercle vicieux implique un aveuglement qui n’est pas éloigné de ressembler à une mauvaise foi ?