Gilbert Durand
La sortie du XXe siècle

Gilbert DURAND (1921-2012) est l’un des précurseurs des recherches sur l’imaginaire. Il a forgé des outils pour étudier les configurations d’images propres à des créateurs individuels, des agents sociaux ou des catégories culturelles. Son œuvre sur les mythes et les symboles, qui convoque de nombreuses disciplines, peut se lire comme une vaste entreprise de réhabilitation […]

Gilbert DURAND (1921-2012) est l’un des précurseurs des recherches sur l’imaginaire. Il a forgé des outils pour étudier les configurations d’images propres à des créateurs individuels, des agents sociaux ou des catégories culturelles. Son œuvre sur les mythes et les symboles, qui convoque de nombreuses disciplines, peut se lire comme une vaste entreprise de réhabilitation de l’imaginaire.

(Pensées hors du rond sous la direction de Marc Beigbeder : Revue La liberté de l’Esprit. No 12. Hachette Juin 1986)

MEINE ZEIT (THOMAS MANN) ; LE GRAND DÉSENCHANTEMENT

L’on peut se demander si le grand tournant du XXe siècle n’est pas marqué par la victoire d’Adolf Hitler. J’entends déjà les récriminations… Mais « un couplet qu’on s’en va chantant efface-t-il la trace altière » ? J’appartiens à la génération qui a vu l’effondrement d’un pays acclamant le pacifisme de Munich, puis la poignée de main de Montoire, entendu acclamer le démantèlement de l’Allemagne, le coutelas de Yalta, l’équarissage du monde. Héritage de « solutions finales » et de racismes divers, de nihilisme terroriste des « grands couteaux », de torture normalisée à l’ONU, de goulags variés… J’en passe. Mon créneau, comme on dit, n’est pas politique.

Mais comment ne pas voir que les blindés de Guderian ont culbuté pour longtemps nos habitudes mentales et nos idéaux éthiques ? Victoire d’Hitler. Dans le petit monde des philosophes, l’on voyait le plus illustre, Bergson, et le plus mandarinal, Léon Brunschvicg, mourir sous l’étoile jaune. Tandis que le bien-pensant Jacques Chevalier, avec les bénédictions de l’Église, devenait Grand Maître de l’Université vichyssoise. Tandis que Sartre importait — clandestinement, je veux bien — la philosophie nouvelle du recteur nazi de Freibourg, le plus célèbre philosophe du XXe siècle, Martin Heidegger.

Je pourrais prolonger cette méditation sarcastique sur la Victoire de la « révolution du nihilisme » qui convoquait au tribunal de la réflexion toutes les valeurs philosophiques du vieil Occident démantelé. Cette préface nihiliste est nécessaire si l’on veut bien comprendre la pensée de ceux qui — au cœur de la Résistance au gigantesque cataclysme — perdirent en même temps la confiance dans les valeurs et les philosophies dérisoirement défaites, mais refusèrent aussi une adhésion désespérée au nihilisme triomphant. Aussi la Libération de 1945 trouva-t-elle les jeunes gens de la génération de la Résistance dans un étrange état de détachement idéologique. Au sortir de si bouleversants événements, tout ne pouvait apparaître, aux yeux des survivants et des dissidents, que comme un gigantesque jeu de fantasmes. Comme le constatait avec réprobation Thomas Mann face au fameux Mythe du XXe siècle, « le conte de fées avait investi la politique ». Mais n’en avait-il pas toujours été ainsi ? La ségrégation entre le poète, le thaumaturge, l’utopiste et le politique n’était-elle pas une bien-pensante vue de l’esprit ? Autrement dit, dans le devenir triomphaliste et unidimensionnel des héritiers de Joachim de Flore, soudain se manifestait — comme le constatait avec effroi Ernst Bloch — une « dis-simultanéité » que n’avaient pas prévue les schémas rectilignes de Comte, de Marx ou de Brunschvicg…

La mythologie insensée de Rosenberg, l’utilisation efficace des pouvoirs de l’image dans la propagande de Goebbels et leur investissement sans précédent chez le peuple le plus avancé de la civilisation européenne, inclinaient les vaincus et les opposants à ne plus se voiler les yeux, aveuglés par vingt-cinq siècles d’iconoclasme, sur les pouvoirs du mythe et de l’imaginaire… Ce n’était pas un plat raisonnement qu’il fallait opposer aux déchaînements de Wotan, mais dresser d’autres dieux en face des dévastations du « dieu des steppes ». Dieux tutélaires de la latinité, dieu des « frères de Joseph » et Foi du cordonnier, peu importait. D’autant plus que la technique et les sciences venaient progressivement à l’appui des pouvoirs du « conte de fées ». Prenant le relais des développements de l’imprimerie rotative des images (photogravure : 1852, héliogravure : 1890, offset : 1904), 1927 voyait apparaître le cinéma parlant, bientôt suivi par l’ancêtre du cinémascope, puis par les grands procédés de la couleur : Agfacolor allemand, Gevacolor belge, Ferraniacolor italien. La radiodiffusion apparue en 1923 étendit son monopole durant la montée du nazisme, radio complétée dès 1935 par les premières « chaînes » — le mot est cruel — de télévision. L’Europe du IIIe Reich comme celle des désuètes démocraties entrait — par-delà des millénaires de « gestes et de parole », comme l’écrit mon ami et maître Leroi-Gourhan — de gré ou de force dans l’empire des Images. Propagande politique, mises en scène publicitaires et techniques audiovisuelles étaient d’ailleurs contemporaines des premières réflexions et expérimentations sur les « pouvoirs » (numines) de l’Image : Boris Rosing, J.L. Bairot, V.K. Zworykine, Charles Pathé, H.T. Kalmus, etc., en bref tous les inventeurs de l’extraordinaire panoplie de l’audiovisuel, sont les exacts contemporains de Freud, de Sorel, de Cassirer, de Jung, puis de Bachelard, d’Eliade, Corbin et Dumézil… C’est dans cette puissante « confluence » que s’installait tout naturellement ma réflexion de jeune homme en colère, frais émoulu de la Résistance, de l’agrégation de philosophie et des éblouissantes leçons de Bachelard.

GALAXIE DE L’IMAGINAIRE ; STRUCTURALISME FIGURATIF ; TRAJET ANTHROPOLOGIQUE ; SYSTÈME SYSTÉMIQUE

Donc pour nous, au commencement n’était plus un logos annexé au fameux ego cogito, mais un sermo mythicus dépendant d’un collectif, d’un cosmique excogitamus primordial. Par ce suffixe ex, le latin place d’instinct l’imaginaire comme source de toute cogitation. Il s’agissait bien, contre tous les petits aggiornamenti des Églises et des États démocratiques, d’entreprendre la mise à jour décisive d’un excogitare vel excogitari, soit une « grammaire » des images, totalement préréflexive, pré-sémiotique. L’imaginaire — c’est-à-dire l’Océan, réservoir de toutes les représentations humaines — était bien l’ultime « mesure de toutes choses », et spécialement de cette chose anthropologique que cernaient si mal les plurielles sciences de l’homme. L’imaginaire, sorte « d’indicateur » — comme disent les sociologues — fondamental de toute hominisation. Commencement de la noosphère.

Mais alors, vers les années 50, il fallait tenter de systématiser l’apport disparate des leçons tirées des moyens techniques de l’imagerie, des propagandes politiques, des explorations les plus avancées des comportements psychiques. Notre premier travail, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire — sous-titré avec la superbe de la jeunesse Introduction à l’archétypologie générale! — se voulait avant tout une mise en ordre des apports de la psychanalyse, mais également de la psychologie des profondeurs de Jung et de la réflexologie russe. Dans ce choix de trois « psychologies » considérées comme contradictoires, mais convergentes, nous voulions affirmer notre indépendance philosophique à l’égard du matérialisme comme du spiritualisme. Nous voulions donner une sorte de « jardin des racines imaginaires », comme jadis l’on proposait un jardin des racines grecques…

Ouvrage de systématique donc, avec en exergue une phrase de Leroi-Gourhan : « Si le document échappe trop souvent à l’histoire, il ne peut échapper à la classification. » Ouvrage qui, après un quart de siècle, se porte encore gaillardement, puisqu’il en est à sa dixième édition française. Certes, cette entreprise se voulait naïvement « structurale ». C’était là affirmer cette « échappée » de l’histoire, d’une histoire prétentieusement historiciste et qui venait d’être dérisoirement écrasée sous les puissances du « conte de fées ». Ce que la génération venue à la maturité dans l’après-guerre reprochait à tous les historicismes, c’était l’enfermement simpliste dans un post hoc ergo propter hoc. Devant le nihilisme effroyable où avait conduit, telle une implacable Götterdämmerung, le fameux « sens » de l’histoire, la jeune génération rejetait toute interprétation diachronique et tâchait de récupérer des certitudes synchroniques dans les ruines des philosophies de l’histoire, d’une histoire éclatée et purulente d’« effets pervers ».

Mon agacement devant l’historicisme faisait chorus avec celui que confessait alors Claude Lévi-Strauss. Cependant, je m’aperçus bien vite que le titre que j’avais choisi se trouvait être exactement l’inverse de celui du père de l’anthropologie structurale. Il semble bien que pour fuir non seulement l’historicisme mais surtout le fameux « sens » qu’il portait — le « sens » de l’histoire — la vague structuraliste se refusait absolument de sacrifier au sens, au sémantisme, pour s’enfermer dans les jeux aseptisés de la structure formelle. L’on retrouvait alors les vieux démons stériles de l’Aufklärung ratiocinante ; ou bien si l’on consentait à risquer un sens, c’était celui, très réducteur (au-dessous de la ceinture !), d’un certain freudisme bénéficiant — judaïté oblige ! — de multiples retours du refoulé. Or, nous qui avions vécu et vivions loin des cafés de la rive gauche, nous avions la conviction, d’une part, que c’étaient les structures qui s’enracinaient dans l’anthropologie, c’est-à-dire émergeaient — sinon de « la fosse à purin du mythe », comme le dit avec effroi Thomas Mann —, du moins de l’inéluctable capacité de figurativité de l’homo sapiens. Structures, oui, mais figuratives. Affirmer une « pensée sans images » n’avait de valeur que comme réflexe de défense contre le formidable pouvoir de l’image. L’iconoclasme n’a jamais eu d’autre motivation que la peur des idoles. D’autre part, dans la logique de notre antihistoricisme, nous dénoncions toutes les « réductions » qui ne trouvent en fin de compte au fond de la marmite qu’un reliquat pathologique. Les « structures figuratives » nous apparaissaient — comme pour Bachelard ou Jung — non pas un recours, honteux malgré son exhibitionnisme, au refoulé, mais comme un symptôme (si l’on peut dire !), plutôt un signal, de haute santé mentale et culturelle. La figurativité de la structure, attestée par toutes les cultures du monde et leurs inéluctables investissements imaginaires, signifiait bien que l’imaginaire était premier, irréductible aussi bien aux contraintes sociologiques de l’histoire qu’aux pulsions purement et unilatéralement libidinales. Non plus que réductible aux jeux — des perles de verre ! — de la linguistique : l’imaginaire était discours, certes, mais d’un métalangage que Lévi-Strauss pressentait au niveau du mythe, transcendant toujours la traduction/trahison d’un langage (cf. Figures mythiques et visages de l’œuvre). Pour nous, individu, moïté, psychologisme, d’une part, moment civilisationnel, engagement sociologique de l’autre, n’étaient que les deux « bouts » d’un « trajet anthropologique » fondamentalement constitué par la « nature » figurante, imageante du sapiens. Le paradigme, cher à Edgar Morin, n’était donc plus perdu dans les nécessités de l’histoire, les réductions pathologiques ou le vide structuraliste. Notre farouche antiparisianisme nous faisait proclamer « ni Lacan, ni Barthes ». Ni Derrida, ni Althusser. C’est qu’il ne fallait pas troquer le confort du vieux positivisme historicisant pour les pantoufles du structuro-freudo-marxisme. Il fallait pousser — mais avec rigueur —la marginalité jusqu’au bout, bien loin de cette intelligentsia « monocéphale » comme dit le jeune Patrick Tacussel — dont le zouave du pont de l’Alma demeure l’emblème. Ressortait bien entendu de ces refus, ou plutôt de ces économies têtues, une sorte d’hypostase d’une nature humaine gravitant tout entière autour de cette ultime faculté de l’hominisation qu’est L’Imagination symbolique (titre de notre petit livre de 1964). Hypostase refusant toutes les réductions, spiritualistes comme matérialistes, et contenue dans les « Orients » divers, irréductibles des « régimes de l’image ».

Car ce refus de la réduction s’énonçait déjà comme une affirmation axiologique et ontologique du « polythéisme » contradictoriel et systémique, du « psychoïde » — pour parler comme Jung — qui constitue L’Atlas des mondes imaginaires (beau titre pour un livre avorté en 1964…).

Je retrouvais tout naturellement, dans cette transformation d’une intention « systématique » en constats systémiques, les logiques modernes du tiers donné, du contradictoriel, chères à Lupasco et à Marc Beigbeder. Et si l’ami et le maître Roger Bastide écrivait une Anatomie d’André Gide — pour faire râler les Diafoirus sociologues qui prennent leur scientificité comme modèle d’inculture — je me permettais alors de faire jouer mon « système » sur l’œuvre de Stendhal — Grenoble oblige ! — (avant de le faire jouer sur Baudelaire, Proust, Maistre, Hugo, Wagner, etc.) montrant comment la création est mise en œuvre, c’est-à-dire mise en scène de « portants » et de décors mythiques immémoriaux que se transmettent pieusement les cultures.

TABLES RONDES ; MYTHOCRITIQUE ; MYTHANALYSE ; LES FORMES A PRIORI DE LA MYTHODOLOGIE.

C’est alors que mon travail de démobilisé solitaire et son double aboutissement théorique à l’hypostase de la figurativité structurante d’une part, de l’autre au « polythéisme systémique », allait soudain trouver sur sa route compagnons — et quels compagnons ! — et convivialité heuristique. En 1962, je fis la connaissance d’Henry Corbin — donc de Sohrawardi, et, merveille, de L’Imagination créatrice d’Ibn Arabi et des platoniciens de Perse — qui devait en 1964 me conduire au prestigieux Cercle d’Eranos dans le Tessin où je devais fidèlement siéger à la Table Ronde plus de vingt ans… Là, je rencontrais chaque année Mircea Eliade, Gershom Scholem, Karl Kérényi le biologiste Adolf Portmann, le nouveau jungisme de James Hillman… Tandis qu’en 1962 Claire Lejeune, André Guimbretière, Bernard Morel et moi nous fondions les Cahiers internationaux de Symbolisme et qu’en 1966 je lançais avec Léon Cellier et Paul Deschamps le Centre de recherche sur l’Imaginaire, puis en 1974, sous l’autorité de Corbin, l’université Saint-Jean-de-Jérusalem (centre de recherches spirituelles comparées qui avait pour mission essentielle de repérer les synapses et les différences des trois religions du Livre). Toutes institutions bien vivantes et prospères dix ou vingt ans après.

A Eranos, chaque année, je pouvais auprès de spécialistes de tous les horizons scientifiques (biologistes comme Portmann ou Uexkuhl, physiciens comme Gerald Holton, sinologues comme Helmut Wilhelm, indianistes, hellénistes, spécialistes de la Kabbale, des gnoses, etc.) affiner mes premières constatations. S’établissait l’idée, mieux vérifiée que la fameuse affabulation de Raymond Ruyer, que la science contemporaine, par mille voies souvent opposées, retrouvait l’intuition gnostique de la tradition, et nommément de cette tradition occidentale, tout aussi occultée par cinq siècles de scolastiques iconoclastes diverses que ne le fut la « folle du logis » d’Aristote à Sartre… Le scandaleux dialogue qu’allait couronner en 1979 le colloque de Cordoue était en germe dans ces rencontres. Mais surtout je m’apercevais de plus en plus du retard épistémologique pris par les sciences de l’homme sur les sciences exactes et des déchirures de la tunique anthropologique en psychologie, sociologie, histoire, économie, démographie, médecine, etc. Le matin des épistémologues était à l’heure de la physique de Costa de Beauregard, de d’Espagnat, de Capra, de Bohm, de Charon. Les clercs de la sociologie n’en étaient qu’aux vêpres de la veille…

D’autre part, dieux merci, la cohorte grandissante (actuellement « couvrant » une cinquantaine de laboratoires universitaires tant français qu’étrangers, présents dans les cinq parties du monde) des chercheurs convaincus de l’importance stratégique de l’imaginaire, allait permettre dès 1975 une sorte de synapse de la science de l’homme et de la tradition que je sous-titrais — en mémoire de mon maître Bachelard — Le Nouvel Esprit anthropologique. Il ne s’agissait plus alors de résultats solitaires — donc toujours contestables — mais de l’investigation de centaines de chercheurs chevronnés et spécialisés, mes amis et collaborateurs, dont je ne peux manquer ici de citer les chefs de file. Dans le domaine des sciences des littératures, tant françaises qu’étrangères, alors en rumeur de la « nouvelle critique », allait peu à peu s’élaborer une « mythocritique », avec les travaux de mes collègues du CRI, Jean Perrin, Simone Vierne, Gilbert Bosetti, Chantal Robin, Aurore Frasson-Marin, Viola Sachs, Joël Thomas, P.G. Sansonetti, Patrice Cambronne…

Le domaine de la psychologie et de la psychologie sociale était « couvert » par les travaux tenaces d’Yves Durand, créateur d’un test projectif « archétypique » et de ses applications « mythodramatiques » en psychothérapie, tandis que Danièle Rocha-Pitta mesurait à l’aide de ce test les décalages figuratifs dans des populations d’Amérique du Sud. La science de l’éducation se voyait à son tour énergiquement réanimée par les travaux de Bruno Duborgel.

Quant à la philosophie proprement dite — celle des agrégés ! — deux thèses magistrales, celle de J.J. Wunenburger et celle de Françoise Bonardel en faisaient voler les limites carcérales et établissaient bien que nous étions entrés dans une ère civilisationnelle en totale rupture avec l’unidimensionnalité prométhéenne. La sociologie, bien entendu, apportait sa contribution à l’esquisse d’une « mythanalyse » avec les travaux de J.-P. Sironneau sur les mythes des religions séculières, de A. Pessin sur la « rêverie anarchiste », de J.-F. Bozonnet, P. Tacussel, et bien entendu de Michel Maffesoli synthétisant dans un beau titre à la fois le polythéisme fondamental du sociétal, l’ambiguïté « profonde » du social, le « métanoïaque » : L’Ombre de Dionysos, exact pendant, contradictoire éthiquement, du Retour de Dionysos de Jean Brun. Redécouvertes significatives du ressurgissement — du « réenchantement », Bezauberung ! des mythes dans la faille creusée dans le prométhéisme et que venaient confirmer tant de réflexions sur le « retour » des mythes (J.-P. Sironneau et moi-même) couronnées par le monumental et admirable travail de F. Bonardel sur La Vision du grand-œuvre en Occident extrême.

D’une science de l’homme réunifiée autour d’une double application — mythocritique et mythanalytique — méthodologique (que nous étions tentés d’écrire, dès lors, « mythodologique ») émergeaient les prolégomènes d’une orientation épistémologique et philosophique nouvelle, non pas d’une nouveauté fugace de mode du prêt-à-porter intellectuel, mais nouvelle en tant que renouvelée par les retrouvailles de mythes, de sensibilités, de philosophèmes occultés.

La science de l’homme, éclairée par tant de recherches convergentes des différentes disciplines, nous apparaissait comme devant, elle aussi, enfin, procéder aux révisions déchirantes des « longues chaînes de raison » — et de déraisons ! — qui la liaient à un scientisme épistémologiquement périmé et éthiquement liquidé. Tous ses postulats d’objectivité, d’agnosticité, de métricité, de dualité logique, de causalité devaient être remis en question. Là, comme en physique quantique, « l’objet » de l’étude ne se définit plus en termes substantiels, en solides bien circonscrits comme les boules de billard chères à Malebranche, mais réside dans la relation et la corrélation (que d’autres nommeraient « morphose ») . Une sorte de « non-objectivité » (un réel « voilé », écrit un physicien), de non-métricité, de non-causalité incluse dans des formes a priori de la sensibilité président au nouveau sujet de l’anthropologie. Mais également plus de dualité tranchée dans un phénomène devenu essentiellement transitionnel, et plus d’agnosticisme : car le modèle de ce savoir se suffit à lui-même, il est une gnose.

Ces démarches méthodologiques étaient assez bien balisées par mes ouvrages de 1975 et 1979, Science de l’homme et tradition, et Figures mythiques et visages de l’œuvre. Ainsi se définissait peu à peu une mythodologie, une méthode propre à l’étude de l’imaginaire, en particulier « arrachée » — le mot est de Joseph Baruzi et d’Henry Corbin — aux chaînes de l’explication mécaniste. L’« objet » nécessitait alors pour être maîtrisé un tout autre déterminisme que celui qui est issu, à travers Hume, du mécanisme galiléo-cartésien, et en définitive de la seule cause efficiente de l’aristotélisme. Qui dit changement de modèle causal dit changement des notions euclidiennes d’espace et newtonienne de temps, comme la physique moderne l’avait réalisé il y a plus d’un demi-siècle. Nous l’écrivions (Eranos Jahrbuch, n° 51, 1982) en bilan des cinquante années de travaux du Cercle d’Eranos ; les « nouvelles formes a priori » de la science de l’homme définissaient un espace topologique (topos) et un temps kérygmatique (kairos).

Comment se pouvait-il que soit passé inaperçu aux sociologues et aux historiens un tel bouleversement alors qu’ils repéraient sans cesse des distorsions de la causalité classique ? « Défi-réponse » de Toynbee (repris plus explicitement par P. Rambaud et J.-P. Bozonnet sous le vocable « d’inhibition stimulante »), hétérotélie de J. Monnerot (repris par R. Boudon sous le vocable, qui a fait fortune, d’« effet pervers ») … Pourquoi conserver un modèle de causalité analytique où les effets ne peuvent se permettre aucune « perversité » (ou aucune « extranéité », comme l’écrit Gillo Dorflès, reprenant le terme d’« ostranénie » aux linguistes russes) par rapport à la cause, et où l’efficience de la cause ne peut admettre aucune défaillance, aucun handicap, aucune « inhibition » ?

MORPHOGÉNÈSE ; SOCIOLOGIE DES PROFONDEURS ; TOPIQUE ANTHROPOLOGIQUE ; « TREND » ET « OUÏ-DIRE » ; BASSIN SÉMANTIQUE

Les résultats heuristiques de nos recherches collégiales sur « Mythe et changement de mythe » (c’est le thème que nous avons, en 1982, inscrit au programme quadriennal de notre groupement au CNRS, le GRECO 56) allaient nous mettre sur la voie d’une très fiable dynamique anthropologique. Après plus de vingt ans de travail consacré à parfaire une « statique » anthropologique, axée sur les synchronicités ou « résidus » (« ce qui reste », comme a dit Pareto), nous pouvions aborder alors l’étude des diachronicités, sachant dès lors qu’elles ne peuvent être que relatives dans le champ de l’imaginaire humain. Nous pouvions nous interroger sur ce qui distingue l’archétype génotypique — véritable Urgrund anthropologique — des symboles phénotypiques que présentent les dérivations historiques et culturelles. Une fois bien acquise la certitude de la permanence spécifique de l’irréductible « reste » imaginaire, il fallait étudier les modalités et les types de modifications, de « dérivations » pour citer encore Pareto. Le mythologème du progressisme prométhéen, exacerbé au XIXe siècle, comme son cortège symbolique joachimite (le livre décisif du père Henri de Lubac date de 1979) étant replacé à sa juste place et relativisé, en quelque sorte, dans l’ensemble du capital mythique limité du sapiens, l’on pouvait alors reprendre le processus « historique » en général — c’est-à-dire tant au niveau d’une Wesenschau de la chronologie d’une société, d’une culture, qu’à celui de la simple diachronie du récit : historein en grec signifie « raconter ». Comme l’avaient remarqué, sans trop tenter de l’expliquer, bien des chercheurs (H. Peyre, Deonna, K. Worringer, E. d’Ors, G. Michaud, P. Sorokin, G. Matoré, et même — grâce à la notion de « contemporanéité » — O. Spengler), l’histoire marque certains retours, certaines redondances, tout comme le récit exige mémoire… Elle ne file pas tout droit vers la fleur de Jessé ou le point Oméga.

Autrement dit — et contrairement au « fatum » historiciste — la diachronicité n’est jamais simple, elle se complique de redondances synchroniques. L’enchaînement des actes et des œuvres des hommes n’est pas différent du récit redondant et récurrent que révélait le sermo mythicus, traité « à l’américaine » par Lévi-Strauss. De « nouveaux historiens » comme Paul Veyne n’hésitaient pas à l’affirmer. Se manifestait alors — au grand dam des Trissotins poètes et des Diafoirus sociologues — une convergence entre les « sciences de la littérature » et celles de la société. Les unes et les autres apparaissaient comme des modalités, sinon d’un sermo mythicus, du moins d’un « récital » (mot cher à Henry Corbin) d’images qui dérivent suivant, sinon des lois, du moins des modèles que nous tentions de cerner avec précision, sous le titre d’Implications épistémologiques des modèles diagrammatiques circulaires, en 1984. Et je renvoie également aux travaux de mes amis P. Gallais, Dialectique du récit médiéval (1982), et Y. Durand, Introduction à l’analyse actancielle des univers mythiques (1984).

Mon attention était attirée par ce qui à la fois constitue l’unité de style et le mythologème de base d’une phase de l’histoire, et les procédures de rupture de style et de changement de mythe qui, dans leur forme au moins, ne peuvent être que des redondances.

Dans un premier temps, pour tenter d’expliquer le processus du changement — et m’inspirant de schémas célèbres — j’élaborais une topique, élément de base d’une sociologie des profondeurs [1].

Tout « moment » socioculturel se dessine comme une boucle où persiste dans une ambiguïté systémique une émergence apparente, tenue par des rôles sociaux reconnus (dirigeants, codificateurs, fonctionnaires, modèles pédagogiques etc.), aménageant l’imaginaire en idéologies, codes, pédagogies, épistémologies, et refoulant, « marginalisant », des rôles déclassés qui dès lors constituent des ferments de contestations, de dissidence, de marginalia dans une sorte de semi-conscient collectif, réfugié dans le « sociétal » quotidien repéré par Michel Maffesoli, aux aguets de l’épuisement imaginaire inéluctable des mythes trop « démythologisés » par la société institutionnelle en place. D’une part donc — Nietzsche l’avait génialement pressenti — toute société apollinienne est grosse de l’ombre de Dionysos, toute « âme » humaine collective ou individuelle est tigrée [2]. D’autre part, le changement groupal, objet de l’historien, est « transition de phase », mais dans laquelle la mémoire ne perd pas et « ré-injecte », pour parler comme Bohm, le phasage antécédent.

Deux questions alors se posent. L’une relative à la durée des phases de l’imaginaire socioculturel, l’autre relative aux « réemplois » et qui touche alors au type bien particulier de déterminisme constaté en anthropologie.

Pour esquisser une solution à la première question, il faut arrêter une sorte d’échelle topologique des « bouclages ». Comme P. Gallais l’a repéré dans le récit médiéval, des sous-systèmes s’établissent, comme dans « l’histoire » des actes et des œuvres humaines, jusqu’à l’infini… Il faut donc repérer des « boucles » plus englobantes et plus différenciées que les autres dans la durée, c’est-à-dire, selon un vœu de Fernand Braudel, discerner des segments sémantico-stylistiques de « longue durée ». C’est ainsi que l’on peut identifier une « boucle romane » couvrant les XIe et XIIe siècles, une autre « gothique » du XIIIe au XIVe siècle, une boucle « humaniste » du XVe au XVIIIe, une « romantique », une « décadente », etc.

Ces « boucles », à vrai dire, ne suivent pas la succession bien tranchée de la chronologie linéaire. Elles émergent progressivement au sein du bouclage antérieur : ainsi le « gothique » émerge lentement du « roman » au XIIe siècle ; le « romantisme », de l’Aufklärung du XVIIIe siècle, etc. C’est bien là qu’apparaît une différence radicale entre le temps linéaire des horloges newtoniennes, trop utilisé des historiens (temps astral, Wachsendzeit paracelsien), et le kairos humain, le temps du sens, des maturations (kraftzeit paracelsien que l’on pourrait traduire par « force du destin »)… Ce dernier repose sur une réminiscence, un retard, et n’est pas homologable au premier. Le fruit de l’automne était déjà dans la fleur du printemps, le bourgeon du printemps sous la feuille morte de l’automne…

Par ailleurs, il nous est apparu que — chronologiquement — des changements significatifs se produisaient selon un phasage proche de ce que les économistes appellent un trend séculaire, et non pas comme un certain freudisme l’avait laissé entendre au rythme de la « lutte des fils contre les pères ». Trend dont les commencements, chers à F. Alberoni, se font de façon latente, par de lents « ruissellements », dont l’« explosion » dynamique se situe dans les décennies 60 et 70 de chaque siècle calendaire. Comme si soudain une motivation « extrinsèque » (Nisbet) venait dynamiser une lente maturation intrinsèque. Ce trend bien mis en évidence par les sociologies descriptives d’« histoires de vie » (F. Ferraroti, M. Catani, D. Berteaux, etc.), reposant sur le « ouï-dire et le bouche à oreille », semble constitué par trois à trois et demi (si l’on fait intervenir les « récits » des père-mère de l’aïeul retransmis par ce dernier) générations consécutives de vingt-cinq à trente ans chacune. Autrement dit l’épuisement du « ouï-dire » tous les quatre-vingt-dix à cent dix ans — accompagné bien entendu dans son apex de ré-injection, d’information et d’événement extrinsèques qui « marquent » une époque — se manifeste par un changement plus ou moins accentué. C’est ainsi que l’on passe d’un trend herculéen, à un autre mercurien, puis apollinien, prométhéen, dionysiaque, etc.

Soulignons bien qu’une telle succession de triples générations gravitant autour d’un « discours » direct (le « ouï-dire ») ne se range pas elle-même dans un mythe d’évolution progressive et linéaire, fût-elle dialectique. Une « psychanalyse objective », à la Bachelard, est nécessaire pour exorciser le schéma très ethnocentrique du mythe de Jessé. De plus, répétons-le, une société possède une mémoire stockée dans ses institutions informatives : monuments, documents, modes de vie, langues naturelles, etc. De cela découlent deux conséquences. D’abord celle du chevauchement des phases topiques : la renaissance d’un mythe se dessine longtemps à l’avance sous les mythologèmes en place et qui s’épuisent (perdent leur « dynamisme » mythogénique) comme nous l’établissions dès 1979 (Figures mythiques, op. cit.) Si bien qu’un trend familial est environné toujours — en proportions variables — de strates diverses, contradictoires, mémorisées par la culture. Deuxièmement, cette mémorisation autorise le réemploi qui se manifeste par des résurgences de styles, de modes diverses, de mythologèmes. C’est ce stockage forcément limité qui explique la redondance de baroquismes, classicismes, romantismes, décadentismes, etc. Dans le devenir humain, comme dans la morphogenèse mathématique, physicienne ou biologique, il n’y a pas une infinité de choix. Les occurrences sont en nombre limité et le réemploi s’impose. Lévi-Strauss l’avait déjà bien repéré, et c’est ce qui explique qu’une théorie structuro-fonctionnelle comme celle de Dumézil puisse être extrapolée ou qu’un romancier (je pense à Jean d’Ormesson de La Gloire de l’Empire) puisse « inventer » l’histoire et la sociologie d’une socio-culture « imaginaire ».

Ces ensembles stylistiques en nombre limité ont une force déterminante. Et Ledrut, Maffesoli ou Tacussel, reprenant à Ernst Bloch la notion de « dissimultanéité », c’est-à-dire d’éléments passés, archaïques, qui se conservent et se manifestent, ont raison de remettre en vigueur la notion de « forme déterminante », bien délaissée, et même franchement détournée, par le sociologisme positiviste français. Là encore, l’épistémologie de nos savoirs anthropologiques recoupe les recherches de pointe des mathématiques (R. Thom et les notions de logoi et de « catastrophe »), de la physique (D. Bohm et les notions d’« ordre impliqué » et de « réinjection » causative), et surtout de la biologie (Waddington et R. Sheldrake et les notions de chréode — « parcours nécessaire, contraignant » et de « forme causative »).

Ces réemplois (qui ne sont nullement des répétitions mécaniquement stéréotypées, mais, comme l’explique le concept de « ré-injection », chaque réemploi est modifié par l’accroissement du stock d’informations) creusent dans un ensemble socioculturel ce que nous avons appelé des « bassins sémantiques », identifiés par des régimes imaginaires spécifiques et des mythes privilégiés. La formation de ces « bassins » suit un processus, mécanique cette fois, dont nous nous sommes plu à caractériser les six étapes (chronologiquement irrégulières) par d’autres métaphores potamologiques : ruissellement, partage des eaux, confluences, « nom du fleuve », aménagement des rives, et enfin déclin : méandres et deltas…

Ces six étapes recouvrent les deux phases de notre topique mais sans les découper en six secteurs, elles s’étagent en un mouvement spiralé déjà sous les « rivages » philosophiques d’un bassin sémantique se forment les « ruissellements » d’un autre bassin et sous les « deltas et les méandres » des eaux mortes se précise le « partage des eaux » du fleuve à venir…

Précisons bien l’articulation de ces « bassins » avec le trend familial ; ils ne se recouvrent pas exactement : le bassin déborde en amont et en aval le trend d’environ chaque fois un demi-trend (soit pour un « bassin » une durée probable de 50 à 60 ans plus 90 à 110 ans, plus 50 à 60 ans, soit 190 à 230 ans). Prenons un exemple : le « bassin sémantique » qui voit fleurir le si dynamique « mythe » franciscain et son cortège esthétique (le « naturalisme » gothique) et philosophique (l’exemplarisme) [3]. Les « ruissellements » se manifestent avant la vie active de saint François, et même avant sa naissance ! Le dynamisme du mythe, certes affaibli en « méandres », se perpétue en aval de la mort du saint et de l’extinction de son « trend familial » : disparition de sa « fille » sainte Claire, de ses « fils » Elie, Thomas de Celano, et de l’héritier le plus prestigieux, Bonaventure. En amont, dès 1150, c’est l’efflorescence des grandes cathédrales : Noyon, Senlis, Paris, Laon, Bourges, dont la lente croissance couvre tout un siècle… En aval, les « petits-fils » rebelles, Michel de Cesène et Guillaume d’Occam, déposent le pape d’Avignon Jean XXII, mais le « fraticellisme » rebelle — et gibelin — anime les passions du Grand Schisme d’Occident… Et les méandres de la spiritualité franciscaine connaissent encore bien des éclats avec les « réformateurs », comme Bernardin de Sienne, malgré les ruissellements et le « partage des eaux » de cet autre « bassin » que sera l’humanisme et qu’amorce dès le milieu du Quattrocento l’avènement des papes humanistes Nicolas V et surtout Pie II. Le « bassin » gothico-franciscain couvre donc près de deux siècles avec cinquante ans de « ruissellements » gothiques, le rapide « partage des eaux » de 1200 à 1210, les « confluences » de 1220 à 1235 avec Innocent III, sainte Claire, le « nom du Fleuve », de 1235 à 1260 avec la constitution de la légende du Poverello écrite par Thomas de Celano puis par Bonaventure ; enfin ce dernier affermit les berges philosophiques de la doctrine (exemplarisme), escorté des grands docteurs franciscains : Jean Peckham, Roger Bacon, Lulle, Duns Scot… Mais le delta et les méandres commencent dès les premières années du Quattrocento avec la crise de l’occamisme et vont irriguer les cinquante premières années du XVe siècle. Le flamboiement gothique et franciscain a donc bien duré deux siècles. Nous avons montré comment ce « bassin sémantique » — après l’éclipse humaniste et classiciste — résurgeait avec la Naturphilosophie à la fin du XVIIIe siècle.

C’est l’élection de ces « bassins sémantiques » en nombre limité qui donnent ces impressions de « paysage » culturel déjà vu, de « contemporanéité », comme l’avait pressenti — pas très systématiquement ! — Spengler. En outre, la résurgence ou l’émergence d’un « bassin sémantique » peut être avec le précédent dans un rapport morphogénétique bien plus complexe et nuancé que la fameuse « pseudomorphose » : pseudomorphoses certes, mais aussi paramorphoses, métamorphoses, pléromorphoses, catamorphoses, anamorphoses… Enfin, du fait de la « mémoire » sociale, le réemploi n’est pas mécaniquement stéréotypé : chaque réemploi réinjecté dans l’ensemble socioculturel augmente le stock et la qualité de l’information de la société. Or l’on sait que l’information (modelage formel d’énergies insignifiantes, comme l’a montré D. Bohm) ne répond pas au deuxième principe de la thermodynamique : elle est « néguentropique ». Donc l’information « reprojetée » affine dans une société les processus de véracité. Mais parallèlement — par un feed-back systémique en quelque sorte — une culture trop raffinée par la pléthore d’information se byzantinise et gomme les catégorisations sociales fonctionnelles et par là charge d’entropie la société porteuse… Peut-être est-ce un tel phénomène de compensation topique qui rend compte de ces dialectiques croisées que Spengler avait repérées entre culture (au sens d’ensemble éthique, juridique, esthétique) et civilisation technicienne multi-informée. Pour nous, il s’agit d’une compensation entre néguentropie portée par l’affinement des contenus et moyens d’information culturelle, et civilisation fonctionnelle des institutions : l’avancement de l’une coïncide avec le nivellement entropique de l’autre. Ainsi il n’est pas dit que l’intensification inouïe de la communication de l’information en cette fin de siècle coïncide — contrairement à l’optimisme de Mac Luhan — avec le renforcement d’institutions éthiques planétaires. Les phases de décadence sont à la fois des moments de haute information et ceux de la fragilisation extrême des institutions. Phases dans lesquelles l’intensification sans refoulements des deux niveaux de la topique bloque le jeu de l’alternance des « nuits » et des « jours » mythiques dans une lumière éblouissante, mais aussi crépusculaire, et ne laisse entrevoir — pour débloquer la situation socialement mortifère — que le recours désespéré du consensus social aux barbares ou à l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Tel fut en effet le sort de l’hellénisme, puis celui de la romanité, puis de Byzance…

NOTRE TEMPS (SUITE) ; LA SORTIE DU XXe SIÈCLE.

Peut-être aurait-on besoin, afin d’être beau joueur, de situer dans notre propre « système » ces quarante années de recherches qui ont permis de le mettre au net, et les quelques dix à douze concepts heuristiques qui me semblent faciliter l’information dans la science de l’homme. Le trend qui me porte ruisselait déjà à l’âge de mon grand-père sous l’apex des années 1860-1880, où les symbolistes étaient comme l’envers des décadents. Age des Fleurs du mal, de A rebours, du grand-œuvre wagnérien, de Zola. Mais déjà, « ruissellements » des premières œuvres de Freud, puis — dès le début du siècle — de Sorel. Les eaux se partagent dans les premières oppositions entre les philosophies de l’histoire ou les positivismes et la psychanalyse naissante. L’entre-deux-guerres voit se consolider le courant qui nous porte par de latentes confluences : Spengler, Cassirer, Jung. Sans oublier la naissance de la physique moderne : relativité, quantas, et les logiques qui en découlent… 1933, avènement d’Hitler (donc de Rosenberg, de Goebbels) certes, mais aussi création du Cercle d’Eranos avec Heinrich Zimmer, Erwin Rousselle, Jung, Buonaiuti, puis W. Hauer, Martin Buber, Rudolf Bernouilli… Le fleuve devait couler dans l’après-guerre avec Jung, Eliade, Henry Corbin, Kerenyi, Portmann, et aussi Dumézil, Baudouin, Griaule. Le kairos où nous avons œuvré personnellement — les années 1960-1980 — se situe donc dans cet aménagement des rives. Les grands ensembles systématisés datent de ces années : Jung avec Mysterium Conjunctionis (1956), Lévi-Strauss, Anthropologie structurale (1958) et La Pensée sauvage (1962), Henry Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi (1959), puis Terre céleste et Corps de résurrection (1960), Lupasco, L’Énergie et la Matière vivante (1962), Bachelard, La Poétique de la rêverie (1960).

Ce sont donc les « fils » de la génération des pères dont je fais partie qui vont devoir, selon l’expression d’Edgar Morin, sortir du XXe siècle. Non que la phase des aménagements philosophiques soit terminée : en témoignent bien les travaux de nos successeurs immédiats. Mais déjà le fleuve majestueux du « retour d’Hermès » laisse pressentir pour la fin du siècle de riches méandres, de somptueux deltas. Déjà peut-être des ruissellements préparent le lit d’une autre rivière, dont les eaux monteront vers le milieu du premier siècle de l’an 2000… A moins… A moins que l’océan culturel qui abreuve depuis une quinzaine de siècles les pluies fécondes de nos bassins sémantiques ne s’évapore par excès, raffinement d’information… Quels seront alors nos barbares ? Quoi qu’il en soit, selon un mot profond d’Henry Corbin, nous qui n’avons jamais tenté d’être « de notre temps » ne sacrifiant ni aux modes éphémères, ni aux regrets du bon vieux XIXe siècle des bisaïeuls Saussure, Marx ou Freud —, nous avons été, nous avons conscience d’être « notre temps ».

GILBERT DURAND

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1 Cf. intervention au colloque « Le mythe dans la société contemporaine », Genève, mai 1981: « Le Renouveau de l’enchantement : topos du mythique et sociologie », in Cadmos, Genève, 1982. Cf. également Mito e sociedade, a mitanalyse e a sociologia das profondezas, Lisbonne, 1983.

2 Cf. L’Âme tigrée, 1979.

3 Cf. notre étude dans Eranos Jahzbuch, 1985.