Ruth Fuller Sasaki
Une méthode d'éveil

Ruth Fuller Sasaki (1892-1967) était une figure importante dans le développement du bouddhisme aux États-Unis. Elle a rencontré et étudié avec Daisetz Teitaro Suzuki au Japon en 1930. (Extrait de l’anthologie : Le monde du zen par Nancy Wilson Ross, Stock 1976) Il y a plus de vingt-cinq ans que je suis une bouddhiste zen. Je […]

Ruth Fuller Sasaki (1892-1967) était une figure importante dans le développement du bouddhisme aux États-Unis. Elle a rencontré et étudié avec Daisetz Teitaro Suzuki au Japon en 1930.

(Extrait de l’anthologie : Le monde du zen par Nancy Wilson Ross, Stock 1976)

Il y a plus de vingt-cinq ans que je suis une bouddhiste zen. Je parle donc du Zen non comme le ferait un témoin extérieur à lui, mais comme quelqu’un qui a vécu en lui.

Bien que j’aie été élevée dans une famille strictement presbytérienne, je suis devenue bouddhiste entre vingt et trente ans. Très vite, l’étude du bouddhisme primitif m’a amenée à la conclusion que la clef de voûte de cette religion [1]¸ est l’Éveil, que la vie bouddhiste est une vie vécue en fonction de cet Éveil. C’est par la méditation que Çakyamuni, le Bouddha historique, a atteint à l’illumination ; il a passé ensuite quarante-neuf années à essayer de montrer aux hommes comment, en suivant la même voie que lui, ils pourraient eux-mêmes connaître cet Éveil. C’est pourquoi mon premier objectif fut de trouver un maître qui pût m’enseigner à pratiquer correctement la méditation. Je souhaitais également savoir si les méthodes de méditation pratiquées avec succès depuis des siècles par les Orientaux auraient la même efficacité pour un Occidental.

A quarante ans, j’eus le privilège de travailler sous la conduite d’un célèbre maître du Zen Rinzai, le roshi Nanshinken, du monastère Nanzen-ji, à Kyoto. Ensuite, dans la mesure où les obligations d’une vie familiale normale me le permettaient, je poursuivis ma pratique de la méditation tantôt avec Nanshinken, au Japon, et tantôt avec le regretté roshi Sokei-an en Amérique. Depuis dix ans, libérée de toute obligation, j’ai vécu presque exclusivement à Kyoto, me consacrant à l’étude du japonais et du chinois et à la pratique du Zen Rinzai avec mon troisième Maître, le roshi Goto Zuigan. Que l’on n’attende pourtant pas de moi un exposé doctrinal. Bien que, contrairement à ce que l’on assure parfois, le Zen ne proscrive pas l’étude des textes, j’ai découvert peu à peu que sa pratique dans la vie quotidienne est si fascinante et si enrichissante que ce qu’on peut lire et écrire sur lui est d’un moindre intérêt.

Beaucoup de gens me disent : « Le Zen est malaisé à comprendre. J’ai lu beaucoup de choses sur lui, mais si, en les lisant, j’ai eu l’impression de comprendre de quoi il s’agissait, j’ai constaté ensuite que je n’avais rien compris du tout. » Bien sûr, d’autres estiment qu’ils savent tout ce qui le concerne sans avoir lu le moindre texte bouddhiste ou zen, et j’ai passé de nombreuses heures, dans mon temple de Kyoto, à écouter des gens — généralement des Américains arrivés au Japon depuis peu — qui prétendaient me dire ce qu’est le Zen. A de tels interlocuteurs je n’ai rien à dire moi-même ; mais à ceux qui ne comprennent pas je cherche toujours un moyen de les éclairer sur le Zen.

Pour les Occidentaux, le premier obstacle qui s’oppose à la compréhension du Zen, fût-elle purement intellectuelle, réside peut-être dans le fait suivant : les grandes vérités fondamentales du Zen, comme celles du bouddhisme, sont diamétralement opposées à celles que les religions judéo-chrétiennes ont toujours tenues pour absolues. Il est difficile de renoncer à certaines manières de voir et de considérer une question d’un point de vue entièrement neuf et entièrement différent. La difficulté est encore plus grande lorsqu’il s’agit de concepts religieux et de convictions dont nous avons été nourris depuis l’enfance. Mais ce premier effort est indispensable si l’on veut accéder à la compréhension du Zen. Essayez donc pendant quelques minutes de débarrasser votre esprit de toutes les notions qui lui sont familières et de me lire avec ce qu’un bouddhiste appellerait un esprit « en forme de miroir ».

Le Zen ne considère pas qu’il existe un dieu distinct de l’univers, qui ait d’abord créé cet univers, puis l’homme, afin qu’il en fût le Maître. Selon le Zen, Dieu (empruntons un instant ce mot au langage courant), l’univers et l’homme sont une seule et même chose, un Tout indissociable, et Cela seul existe. Chaque chose qui nous apparaît comme une entité ou un phénomène distinct, qu’il s’agisse d’une planète ou d’un atome, d’une souris ou d’un homme, n’est qu’une manifestation temporaire de Cela par sa forme ; chaque action, qu’il s’agisse de la naissance ou de la mort, de l’amour ou du fait de prendre son petit déjeuner, n’est qu’une manifestation temporaire de Cela en action. Lorsque nous considérons les choses ainsi, nous ne pouvons évidemment plus croire que chaque individu ait été doté d’une âme ou d’un « moi » particuliers et personnels. Chacun de nous n’est en somme qu’une cellule d’un Tout, une cellule qui prend corps, accomplit ses fonctions et disparaît pour se transformer en une autre manifestation de l’Être. Bien que nous ayons une individualité temporaire et limitée, celle-ci n’est ni un être personnel ni notre véritable « moi ». Notre vrai « moi », c’est le Tout ; notre vrai corps, c’est le Corps de la Réalité ou Dharmakaya, pour lui donner son nom bouddhique.

Selon le Zen, cette notion ne peut être conçue rationnellement ou intellectuellement. Il ne nous est pas demandé non plus de la prendre pour un article de foi. Le bouddhisme et le Zen nous disent qu’elle doit être expérimentée, « réalisée » — et une telle réalisation peut s’accomplir grâce à l’éveil de la connaissance intuitive qui est intrinsèque à tous les hommes, la méthode d’éveil de cette connaissance intuitive étant la méditation. Parmi les différentes écoles bouddhistes, le Zen est celle qui a le plus insisté sur la nécessité de cet accomplissement, ici et maintenant, dans notre corps même — et il nous propose pour y parvenir une méthode éprouvée depuis des siècles.

On admet généralement aujourd’hui que le Zen est une extension du bouddhisme indien mahayaniste marquée par la philosophie chinoise et le taoïsme classique. Les zennistes japonais, pourtant, tout en le reconnaissant, considèrent plutôt le Zen comme un retour au bouddhisme originel — c’est-à-dire non point au bouddhisme hinayaniste ou theravadiste, qui s’est pratiqué après la mort de Bouddha, mais à l’enseignement même de Çakyamuni, selon lequel chaque homme peut et devrait atteindre par lui-même à l’Éveil et à la transformation qui en résulte. En tant qu’incarnation de son propre enseignement, Çakyamuni est la figure de proue du Zen Rinzai japonais, et son image trône toujours dans ses temples.

Dès l’origine de son histoire, le premier objectif des adeptes du Zen a été cette atteinte de l’Éveil. Les fondateurs de la secte ont laissé à d’autres écoles le soin de formuler des méthodes, de décrire les stades successifs de cet accomplissement, de rédiger des traités sur les implications doctrinales de cette expérience. Les vieux Maîtres du Zen disaient : « Accède par toi-même à l’Éveil, tu sauras alors ce qu’il est. » En d’autres termes : si tu veux connaître le goût de l’eau, il faut que tu en boives. La méthode qu’ils pratiquaient eux-mêmes et imposaient à leurs élèves était la méthode suivie par le Bouddha : la méditation. On ne sait pas exactement si les exercices de méditation du Zen chinois étaient ceux que les maîtres indiens avaient transmis à leurs disciples de Chine ou si ils procédaient dans une certaine mesure des exercices de méditation taoïstes pratiqués dans l’ancienne Chine. L’éminent docteur Hu-Shih a affirmé que le Zen chinois préférait, à la classique méditation assise du Bouddha indien, une méditation pratiquée en marchant, au contact de la nature et au cours de longs trajets pédestres d’un temple à l’autre. Je ne conteste pas que ces moines chinois aient été de grands voyageurs, mais mes lectures m’inclinent à croire que si leurs plus jeunes successeurs ont poursuivi ces pèlerinages ce fut surtout pour se trouver des maîtres dignes d’eux ; quant aux moines plus âgés, ils les entreprenaient, selon moi, après qu’ils avaient (ou croyaient avoir) atteint à l’illumination, afin de confronter leur expérience avec celle de maîtres notoires de l’époque. Que ce soit en Chine, hier, ou au Japon aujourd’hui, la classique méditation assise est à mon sens la pratique fondamentale du Zen.

Aux premiers jours du Zen en Chine — c’est-à-dire aux VIIe et VIIIe siècles, un moine zen qui avait connu l’illumination s’installait sur un flanc de montagne isolé, dans une petite hutte qu’il avait souvent faite de ses propres mains. C’est là que le rejoignaient ses élèves et qu’après s’être à leur tour construit une hutte près de la sienne ils passaient leurs jours à méditer, à servir leur maître et à recevoir l’enseignement qu’il consentait à leur donner. Lorsque le nombre des disciples augmentait, ils bâtissaient ensemble un édifice plus durable pour s’y loger — et fondaient ainsi un temple. Ou alors un maître accompagné de ses disciples élisait domicile dans quelque temple déjà connu, et, s’il était célèbre, de nouveaux élèves se joignaient aux premiers, parfois au nombre de deux ou trois mille. La vie de ces moines était régie par des lois très strictes. Elle se partageait entre la méditation et le travail physique. A intervalles réguliers, le Maître s’adressait aux moines pour leur parler du bouddhisme sur un mode familier, après quoi l’un de ses disciples ou un moine visiteur était autorisé à lui poser des questions. Cet échange de questions et de réponses était appelé mondo.

Aux premiers temps, les moines et les laïcs qui venaient trouver le Maître dans son temple de montagne avaient à résoudre de brûlants problèmes spirituels. Ils aspiraient à connaître l’Éveil et, pour beaucoup, c’était une question de vie ou de mort. Leur zèle et la profonde compréhension des grands maîtres des périodes T’ang et Sung ont donné naissance à un ensemble de brillants mondos, où se trouvent abordés tous les aspects de la doctrine et de l’expérience zen.

Mais peu à peu l’enthousiasme premier s’apaisa. Bien que des centaines de moines continuassent à entourer les maîtres et que de nombreux laïcs vinssent toujours les consulter, la nécessité de résoudre les problèmes spirituels se fit apparemment moins pressante, et moins fréquents les échanges spontanés de questions et de réponses. Les maîtres, eux-mêmes un peu à court d’inspiration, commencèrent à citer dans leurs sermons les sermons des grands maîtres qui les avaient précédés et à proposer à leurs disciples les anciens mondos comme des problèmes à résoudre par la méditation, y ajoutant des extraits des sutras (les Écritures bouddhiques) et des anecdotes relatives à la vie des maîtres du passé. Ainsi se constitua peu à peu un ensemble de « problèmes de méditation », appelés kung-an en chinois et koans en japonais, dont les maîtres du Rinzai japonais font encore un grand usage. Aujourd’hui, l’enseignement du Zen consiste essentiellement en des entretiens privés entre maîtres et disciples, et ce qui se dit au cours de ces dialogues (zazens) constitue un secret absolu pour les intéressés.

Le mot koan était à l’origine un terme juridique chinois signifiant « cas jurisprudentiel ». Dans le Zen, les koans sont utilisés à la fois comme des moyens pour éveiller l’esprit intuitif de l’élève et comme des « tests » permettant de mesurer cet éveil. Les koans ne peuvent être résolus par l’intelligence rationnelle. Pour résoudre un koan, l’élève doit, par une forme particulière de méditation appelée kufu en japonais, accéder au même niveau de compréhension intuitive que le Maître qui l’a formulé. S’il en est capable, sa réponse sera approximativement la même aussi que celle de tous les élèves qui ont « résolu » ce koan avant lui. Chaque koan comporte ce qu’on pourrait appeler une réponse « classique », à laquelle le Maître confronte celle de son élève.

A l’origine l’ordre dans lequel les koans étaient soumis à un élève semble avoir été assez arbitraire. Chaque Maître choisissait parmi les mondos et les anecdotes qui lui avaient été transmis, à sa guise et selon le niveau de son élève. Mais déjà dans le Mumonkan, le dernier recueil de koans de la période Sung (que beaucoup d’entre vous connaissent sous le titre de La Porte sans porte), on constate une progression assez précise dans leur difficulté.

Au cours de la période Sung, des moines bouddhistes japonais commencèrent à étudier le Zen avec des maîtres chinois. Vers la fin du XVIIe siècle, alors que le Zen japonais connaissait un sérieux déclin, Hakuin Zenji, un brillant prêtre japonais se réclamant du Zen Rinzai, se mit à parcourir le pays pour étudier sous la conduite des derniers maîtres chinois dignes de ce nom les koans qui leur avaient été transmis. C’est lui qui les rassembla selon un ordre systématique et progressif, ajoutant aux quelque sept ou huit cents koans chinois qu’il avait recueillis quelques koans de sa propre façon, les seuls utilisés aujourd’hui qui ne soient pas d’origine chinoise. Bien que les roshis modernes ne suivent pas toujours l’ordre établi par Hakuin Zenji, dans l’ensemble c’est toujours son système progressif qui est appliqué de nos jours.

Mais qui sont ces maîtres contemporains et quel rôle ont-ils joué et jouent-ils encore ? Dès l’origine, de même qu’il a mis l’accent sur la méditation comme pratique de base, le Zen a souligné la nécessité d’une transmission directe, de Maître à disciple, de la compréhension intuitive de la Vérité. Selon la tradition, le Bouddha transmit cette connaissance, ou Dharma, à son disciple Kasyapa, lequel la transmit à Amanda, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle fût enfin transmise par Bodhidharma à Hui-Neng, le Sixième Patriarche du Zen en Chine.

En quoi consiste cette transmission ? Lorsque le disciple a accédé à la même compréhension intuitive que son Maître, alors seulement le Maître déclara son élève digne et capable d’enseigner à son tour, c’est-à-dire de transmettre à un autre le Dharma et de juger si cet autre a réalisé son propre accomplissement. C’est ainsi qu’il en va aujourd’hui encore au Japon, dans l’école Rinzai. Pour être considéré comme un Maître du Zen, il faut avoir reçu d’un autre Maître cette « transmission de pouvoir ». Le Maître et le disciple peuvent être moines, prêtres ou laïcs, pourvu que la transmission ait été authentique. Au Japon, ces professeurs portent le titre de roshi, qui signifie « vieux maître ». Aujourd’hui, le roshi enseigne ses élèves, ou plus exactement les guide sur le chemin de l’Éveil, par le moyen des koans et d’un type particulier de sermon appelé teisho. Les moines, les prêtres ou les laïcs qui ont étudié et pratiqué le Zen mais n’ont pas « reçu la transmission », qui ne sont donc pas d’authentiques roshis et ne portent pas le titre de « Maîtres du Zen », peuvent écrire ou discourir sur le Zen mais non point soumettre leurs éventuels disciples à l’épreuve des koans, car leur compréhension du Zen est considérée comme incomplète.

Comment les choses se passent-elles aujourd’hui, pour celui qui veut étudier et pratiquer le Zen ? Le candidat-élève va trouver un roshi en qui il a foi, qu’il respecte et avec lequel il se sent en communion, et il lui demande de l’accepter pour disciple. Si le roshi y consent, il commence par confier l’élève à un moine ou à un disciple plus âgé, qui lui enseignera le zazen et la pratique de la méditation, lui apprendra à s’asseoir et à respirer correctivement, lui imposera certains exercices de concentration. Ce premier stade dure longtemps. L’élève se livre pendant plusieurs heures par jour à ces pratiques élémentaires, chez lui ou en compagnie d’autres élèves qui se réunissent à des moments déterminés pour le zazen. Lorsque son instructeur estime que l’élève est capable de se concentrer et de rester assis dans la position correcte pendant un temps suffisamment long, il informe le roshi que le candidat est prêt à commencer l’étude des koans.

L’élève a alors, avec le roshi, un premier entretien privé, appelé sanzen, au cours duquel, selon un rituel bien défini, le Maître lui donne à méditer un premier koan. Au terme d’un délai déterminé, l’élève revoit le roshi pour lui faire part du fruit de sa méditation. Lorsqu’il apparaît au Maître que l’élève a pénétré correctement le sens du koan, il lui demande d’illustrer cette compréhension par un mot ou une phrase, empruntés de préférence à quelque vieux proverbe chinois et exprimant sous une forme séculaire la signification profonde du koan. Ces mots ou phrases sont appelés en japonais jakugos. Lorsque l’élève a trouvé le jakugo qui convient (et presque chaque koan appelé un jakugo précis), le Maître lui donne à méditer un autre koan — et ainsi de suite, jour après jour, des années durant.

Chaque koan mettant en question un aspect de la Vérité selon le Zen, l’élève est peu à peu amené à prendre conscience de la totalité de la doctrine. Celle-ci n’est pas expressément formulée par des mots ou par des textes, mais grâce à une longue méditation des koans, des portes successives s’ouvrent dans l’esprit de l’élève, à des niveaux de plus en plus profonds, où les aspects de la doctrine non écrite sont « expérimentés » comme autant de vérités. En fait, le Maître du Zen n’enseigne rien à son élève. Il le guide et le dirige de telle sorte que cet élève découvre par lui-même et en lui-même l’objet de son étude. Comme dit un vieux dicton chinois : « Les trésors de la maison n’y entrent pas par la porte. » Le trésor qu’est la Vérité repose au plus profond de chacun de nous : il doit être découvert et atteint uniquement par nos propres efforts.

On s’étonnera peut-être que je n’aie pas une seule fois encore prononcé le mot satori. C’est que, j’en ai peur, on en a beaucoup abusé — comme du mot Zen lui-même — et ses implications ont été aussi mal interprétées. Récemment, après une conversation avec un visiteur américain qui se tenait pour un zenniste bien informé, conversation au cours de laquelle il avait beaucoup été question de satori, je disais à mon vieux Maître, le roshi Goto : « J’ai étudié le Zen pendant près de trente ans, avec trois maîtres successifs, et je ne crois pas avoir jamais entendu un seul des trois utiliser le mot satori. » Le roshi Goto me répondit : « Je doute qu’on l’ait jamais entendu sortir de ma bouche. »

L’idéogramme chinois pour satori est composé du caractère qui signifie esprit et du caractère qui signifie moi-même. Entendez par là que le satori se produit lorsque moi-même et esprit sont parfaitement unis. En fait, la résolution de chaque koan implique un satori, car sans s’identifier au koan, sans atteindre l’état d’esprit dont le koan est l’expression, on ne saurait le résoudre. Il arrive parfois que le satori soit atteint sans qu’il soit le fruit de la méditation d’un koan, ou par des personnes étrangères à l’étude du Zen, mais chaque satori est inéluctablement le résultat de l’intense occupation de l’esprit par quelque problème essentiel. Dans le cas des élèves du Zen, il semble rarement se produire au cours d’une méditation appliquée, mais le plus souvent aux moments les plus inattendus.

Il y a pourtant des satoris de plusieurs sortes. Certains koans sont considérés comme fondamentaux, leur résolution permettant d’atteindre à certaines vérités essentielles. Le satori qui accompagne cette résolution est dit « Grand Satori ». Il y a d’autre part des koans qui sont en quelque sorte des « satellites » des précédents. Leur signification sous-jacente étant la même que celle des « grands koans » auxquels ils sont associés, une fois ceux-ci résolus les koans secondaires peuvent l’être sans peine. Mon premier Maître, le roshi Nanshinken, me disait un jour qu’après avoir résolu, au bout de trois années de méditation, son premier koan, le koan « Mu » [2], il avait été en mesure d’en résoudre quarante autres, qui s’y rattachaient, en quelques jours.

La résolution du premier koan est sans conteste la plus difficile et celle qui demande le plus de temps : souvent deux ou trois années, sinon plus. Le satori qui accompagne cette première résolution est souvent une expérience si soudaine et si décisive que beaucoup le considèrent comme Le satori, le seul et l’unique, au-delà duquel il ne saurait y en avoir d’autre. Quelle erreur ! Les vieux maîtres ne cessaient pas de lutter contre cette idée, pressant inlassablement leurs disciples de poursuivre leur expérience. Ta-Hui (Daie), un maître célèbre de la période Sung, disait : « J’ai connu dix-huit grands satoris et renoncé à compter les autres. » C’est seulement après le premier satori que commence vraiment l’étude du Zen, ne l’oublions jamais.

Au terme de ces propos, vous continuez sans doute à vous demander pourquoi, au long des siècles, les hommes ont poursuivi cette curieuse étude. Que peuvent-ils attendre de ce long effort ? La réponse classique du Zen (et du bouddhisme aussi bien) à cette question est : « Rien »…

Je ne prétends pas savoir ce qui pousse tant d’Occidentaux d’aujourd’hui à s’intéresser au Zen, et j’aimerais même qu’on m’éclairât là-dessus. On dit volontiers, je le sais, que s’ils le font c’est parce qu’ils n’ont plus foi dans les doctrines religieuses traditionnelles, parce qu’ils ne trouvent dans le matérialisme scientifique qu’une pauvre nourriture spirituelle, parce qu’ils sont lassés et déçus par la vie moderne et son caractère mécanique. Il y a aussi, bien sûr, ceux qui le font par goût du non-conformisme et parce qu’ils croient trouver dans le Zen une justification de l’idée qu’ils se font de la liberté. Enfin, beaucoup de personnes, dans le passé comme aujourd’hui, ont sans conteste été amenées à la pratique du Zen par un puissant besoin de trouver une réponse à des questions aussi graves et aussi ardues que celles-ci : « Quelle est la nature de l’homme et de l’univers ? qu’est-ce que la vie ? qu’est-ce que la mort ? » Ces réponses, les trouveront-elles grâce au Zen ? Certainement non — à moins que la pratique du Zen, en leur enseignant à voir clair au plus profond d’elles-mêmes, ne leur permette d’accéder à la connaissance intuitive de la Vérité universelle, au cœur de laquelle se trouvent cachées toutes les réponses à toutes les questions…

Au cours d’une étude et d’une pratique du Zen poursuivies très longtemps, le petit « moi » personnel se dissout graduellement, comme la volonté individuelle. On en vient à comprendre le vrai sens du terme chinois wou-wei (en japonais mui), qui signifie littéralement « non-agir », car on découvre que l’individu, en tant que tel, n’a rien à faire ici-bas. On ne cesse pas d’agir pour autant, mais les actions que l’on accomplit naissent spontanément du flux éternel de l’activité du Tout avec lequel on se confond. L’homme du Zen a clairement conscience qu’il est et sera toujours partie de ce Tout en tant que tel, et que le monde dans lequel il vit sa vie de chaque jour n’est autre que ce Tout en ses myriades de manifestations, toujours changeantes mais toujours identiques. Pour reprendre les termes même des Sutras : « Le Nirvâna n’est rien d’autre que le Samsâra, le Samsâra n’est rien d’autre que le Nirvâna [3] »

Mais lorsque nous voulons parler du Zen, les mots de chaque jour sont préférables à ceux des Écritures. Aussi bien, laissez-moi pour conclure résumer plus simplement mon propos. L’objectif du Zen est avant tout l’Éveil à notre vrai « moi ». Par cet éveil nous nous libérons de notre petit « moi » personnel, de notre ego, et lorsque nous avons accompli cette libération, nous connaissons la liberté dont parle le Zen et que conçoivent si mal ceux qui confondent le mot et l’expérience. Bien sûr, aussi longtemps que nous sommes prisonniers du cadre « humain », aussi longtemps que nous ne sommes qu’une forme dans le monde des formes, nous continuons apparemment à être des individus, dotés d’un ego personnel. Mais cet ego lui-même n’est plus déterminé par ses caractéristiques et ses faiblesses, ses goûts et ses antipathies. Le Vrai Moi que, dès l’origine, nous avons toujours été, est enfin devenu le Maître, usant librement, comme il l’entend, de cette forme individuelle et de cet ego, sans rencontrer d’obstacle ni de résistance, dans toutes les activités de la vie quotidienne, quelles qu’elles soient et où que ce soit…

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1 Ce texte est, à quelques détails près, celui d’une conférence prononcée à l’Institut de Technologie de Cambridge (Massachusetts), en 1959. Pour éviter toute équivoque, il convient peut-être de préciser dès l’abord que le mot « religion » n’est pas pris ici dans l’acception qu’il a d’ordinaire pour nous et que Littré définit : « Ensemble de doctrines et de pratiques qui constitue le rapport de l’homme avec la puissance divine. » Pour le bouddhiste, en effet, il n’y a pas à proprement parler de « divinité », de « puissance divine » transcendante ou extérieure à l’homme. La suite du texte de Ruth Fuller Sasaki éclairera d’ailleurs là-dessus le lecteur mieux que nous ne pourrions le faire en quelques lignes. (Claude Elsen)

2 Un moine demanda au Maître Joshu : « Le chien participe-t-il à la nature du Bouddha ? » Le Maître répondit simplement : « Mu ! » (Mumonkan)

3 Samsâra est un mot sanscrit signifiant « à venir ». Il désigne le monde du devenir, ou encore l’existence terrestre, par opposition au Nirvana, qui est l’annihilation de la personnalité telle que nous la concevons. (Nancy Wilson Ross)