Louis Humbert
Terre symbole culturel

Regardant le paysage, observant l’infini de la mer et du ciel, comment l’Homme a-t-il perçu l’espace à trois dimensions et le temps, la durée ? A quel moment de son évolution en a-t-il pris conscience ? A-t-il eu une perception séparée de l’espace et du temps ? Les rythmes biologiques sont-ils apparus après que l’Homme eut pris conscience des rythmes zodiacaux, solaire, lunaire et nycthéméraux ?

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série No 4. Septembre-Octobre 1982)

Sur cette Terre, qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Pourquoi sommes-nous là ? Où allons-nous ? Autant d’interrogations formulées par l’Homme depuis que son cortex cérébral fut suffisamment développé.

Né de la Terre il y a 4 millions d’années et de Cosmos il y a 15 milliards d’années, l’Homme vit en intimité avec sa planète et dépend entièrement d’elle. Philosophes, mystiques, penseurs, gnostiques, visionnaires, prophètes… l’ont pressenti ; la Science moderne le confirme : évolution cosmique, origine de la vie, écologie.

L’Homme contemporain le sait mais nombre d’entre eux en ont perdu la Connaissance ou ne l’ont pas encore acquise. Le bruit, la vitesse, l’agitation, le pouvoir, la richesse, la faim, la fatigue, la technique, la violence, l’agressivité, la soumission… cachent à l’Homme cette vérité essentielle.

Pourtant chacun de nous peut renouer sensoriellement les relations permanentes physiques et spirituelles que l’Homme entretien depuis toujours avec la terre :

— Terre, objet d’inconnaissance,

— Terre mère,

— Terre, espace et temps,

— Terre, énergie, matière et esprit,

— Terre, objet de communication,

— Terre, avenir de l’Homme.

Terre, objet d’inconnaissance

Dans la terre et dans l’espace, l’Homme cherche de tout temps à percer les secrets de l’Univers et le mystère cosmique de l’origine et du futur.

Des millénaires d’observations, d’intuition, de méditations ont révélé un Univers inconnaissable. Des dieux ou, un Dieu, invisibles ont créé le monde et en assurent le fonctionnement à travers mythes et religions.

Un jour, au VIe siècle avant Jésus-Christ, Héra inspira-t-elle le philosophe de Milet ? Thalès relevait le défi et après lui Anaximandre, Pythagore, Hippocrate, Démocrite, Platon, Aristote, Euclide, Aristarque, Archimède, Eratosthène…, tous proposaient un univers connaissable par l’observation, l’expérience et la théorie, sans intervention divine nécessaire : la pensée scientifique était née. Mais d’Aristarque à Copernic, il fallut attendre presque 2000 ans. Pourquoi ? Est-ce la décadence du monde grec ? Est-ce la chute de l’empire romain ? Est-ce l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie ? Est-ce la vengeance des dieux ?!

C’est en Toscane au XIIIe siècle qu’allait renaître la graine dispersée et la suite vous connaissez… l’imprimerie, l’électricité, la relativité, l’énergie nucléaire, la bombe, le voyage sur la lune.

Reculant les limites de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, l’Homme moderne porte en lui ce conflit épistémologique fondamental : expliquer la cohérence et l’ordre de l’Univers par la pensée scientifique rationnelle et/ou par la pensée intuitive spirituelle. Confronté à ce défi, l’Homme contemporain hésite, tâtonne, condamne, imite, fuit… Un Theilhard de Chardin, un Bachelard, n’ont-ils pas montré des voies d’accès à l’harmonie des connaissances et vers la Connaissance ?

Terre mère

De tout temps, dans les mythes et les religions, l’Homme vénère la déesse Terre, son substrat nourricier :

— Terre matrice originelle de la création à qui il faut rendre un culte pour s’assurer la pérennité de la vie et le repos des âmes,

— Terre corps vivant et blessé par l’homme dont les rites expiatoires et sacrificiels demandent le pardon,

— Terre fille du cosmos nourrie par la Voie Lactée, le lait de la déesse Héra,

— Terre composée de quatre éléments de la création, la terre, l’eau, le feu et l’air.

De la matière minérale à l’organisme vivant, la Science moderne confirme l’intuition spirituelle. Progressivement au cours de son développement l’Homme a tissé un réseau de relations avec sa mère la Terre, son écosystème. Les mouvements écologiques ne sont-ils pas aussi l’émergence du conflit œdipien entre l’Homme et sa mère ?

Terre espace et temps

Regardant le paysage, observant l’infini de la mer et du ciel, comment l’Homme a-t-il perçu l’espace à trois dimensions et le temps, la durée ? A quel moment de son évolution en a-t-il pris conscience ? A-t-il eu une perception séparée de l’espace et du temps ? Les rythmes biologiques sont-ils apparus après que l’Homme eut pris conscience des rythmes zodiacaux, solaire, lunaire et nycthéméraux ?

Tous les mythes, toutes les religions et toutes les civilisations se sont organisées conformément à leur connaissance des rythmes naturels : naissance au levant, mort au couchant, cultes solaire et lunaire, astrologie, calendrier etc… Dans cet univers métaphorique, l’Homme a trouvé les moyens d’échapper au temps qui passe. La cyclicité conduit nécessairement à une régénération perpétuelle, à une renaissance, à une résurrection ; une telle régularité implique un ordre, une organisation, un Axe du monde, un Arbre cosmique…

Temps linéaire ou temps cyclique ? L’interrogation demeure. Depuis le big-bang initial, il y a 15 milliards d’années, l’horizon cosmologique recule dans un espace vide. Vertige du temps infini qui passe, vertige d’un univers infini en continuelle expansion, est-il possible d’imaginer un retour aux conditions initiales ? Les astrophysiciens entrevoient une solution ; grâce à la masse des particules élémentaires (neutrinos), l’augmentation de la masse de l’univers freinerait l’expansion ; alors, de nouveau l’Univers se contracterait jusqu’à une nouvelle explosion qui projetterait matière et lumière dans l’espace. L’immortalité est sauve, l’Univers respire !

Terre objet de communication

Terre et cosmos, mémoire de notre évolution, recèlent toute notre histoire : lumière du big bang et des étoiles, éléments chimiques, isotopes, fossiles, structure géologique, morphologie des paysages, traces d’habitat.

Homme, mémoire de la Terre et du Cosmos ; l’Homme enregistre dans ses cellules une quantité d’informations sur les événements qu’il a vécus au cours de son évolution. Enregistrées dans notre cerveau « reptilien », dans notre cerveau limbique et dans notre cortex, ces informations sont enfouies dans notre psyché la plus profonde, elles réémergent dans nos rêves et dans nos actions.

Là encore la Terre est au centre de nos comportements. Medium entre les hommes, elle est aussi medium entre l’Homme et l’Univers. Toutes les images de la Terre et du cosmos restent gravées dans l’inconscient individuel et collectif de l’Homme d’aujourd’hui. Sans la présence de l’Homme, la Terre et l’Univers seraient-ils ce qu’ils sont ?

Terre avenir de l’homme

Terre d’harmonie, l’Homme cherche depuis toujours à retrouver un paradis perdu, mais l’a-t-il jamais eu ?

Cette harmonie, certains l’ont atteinte ; les voies sont multiples, elles passent toujours par la connaissance de soi-même, de l’autre et de son environnement la Terre :

— Harmonie universelle des trois mondes, du monde intérieur des choses et de l’Homme (l’esprit), du monde extérieur sensible (la matière) et du monde cosmique (le temps),

— Harmonie entre le réel et le perçu, entre la réalité et le rêve,

— Harmonie entre les connaissances scientifiques, techniques et spirituelles,

— Harmonie entre l’Homme, la Terre et le Cosmos.

Terre, otage de l’Homme : notre planète — symbole culturel — est en prise avec ses enfants. Ceux-ci n’écoutant que leurs cerveaux primitifs de reptilien préparent un holocauste nucléaire, épuisent les ressources dont ils dépendent, asservissent les consciences, affament leurs frères, et, déchaînent la violence.

Terre, objet de conquête : l’Homme illuminé par la pensée scientifique a entrouvert la porte de la Connaissance. Le courant d’air a déclenché l’incendie. Brûlé par la soif de connaître, il a appris à comprendre et à construire. Mais chemin faisant, l’envie de dominer le tenaille, il aménage, il déménage, il transforme, il construit, il détruit… sans demander l’avis de sa mère nourricière.

Vision d’apocalypse ?

Oui, si la sagesse universelle et permanente reste voilée par une science et une technique au service de réactions primitives de l’Homme.

Non, si l’Homme prend conscience de son unité spirituelle et matérielle. La Vérité est au fond du puits ; s’il ose se pencher, il se verra lui-même ; alors, seulement, il percevra l’autre, la Terre et l’Univers avec un œil nouveau.

Terre, véhicule cosmique : elle offre peut-être à l’Homme l’occasion de dépasser ses querelles de terriens.

Oreilles cosmiques, les télescopes permettent à l’Homme d’espérer communiquer avec les civilisations extraterrestres !

La Terre est maintenant la base de départ des voyages vers l’espace. Les anciens en rêvaient, l’Homme moderne commence une aventure dont il n’imagine pas encore les conséquences. Puisse-t-il, comme Edgar Mitchell dans son vaisseau Apollo en route vers la lune et contemplant la planète bleue, percevoir son unité fondamentale avec les processus de la nature et le fonctionnement de l’Univers.

La Terre constitue pour l’Homme un espace, un lieu de vie, d’échanges, de repos ou d’attente pour une vie future. Espace à explorer, à découvrir, l’Homme l’a d’abord parcouru et ensuite représenté à l’aide de cartes. Grâce au télescope et à la microphysique, les limites de l’espace sont repoussées vers l’infiniment grand et l’infiniment petit. Espace ritualisé, la Terre et le Cosmos deviennent le séjour des dieux et des âmes et peut-être le Paradis. Espace d’aventure, espace de rêve et d’évasion, l’Homme y trouve la liberté que sa condition d’humain lui a fait perdre.

Où est l’espace, où est le temps ? Les Egyptiens en unissant le Nil et la course du soleil avaient perçu cette dualité. Près de 5000 ans plus tard, l’esprit pénétrant d’Einstein reformulait cette intuition en langage mathématique. L’espace et le temps étaient relativisés.

La relativité psychologique de l’espace-temps s’expliquerait par la différence de perception du temps et du mouvement entre l’acteur — celui qui se déplace — et l’observateur.

La relativité ouvre de nouveaux horizons que peu d’hommes encore ont explorés — sinon à travers la science-fiction. En s’approchant de la vitesse de la lumière, plus le voyageur va vite moins il vieillit ! A cette vitesse, le temps se transforme en espace et réciproquement, l’énergie s’accumule, la masse s’accroît ; l’espace s’ouvre sur un « trou noir », porte ouverte vers la 4ème dimension, vers la possibilité d’expérimenter l’histoire en voyageant dans le temps.

Dans un espace et un temps relativisés l’espace est-il perceptible ? L’image du ciel n’est que la superposition d’une succession d’images lumineuses fossiles et diachrones : l’éclair de l’explosion initiale, la lumière des étoiles dispersées dans l’espace…

Terre, matière, énergie et esprit

L’Homme a très tôt perçu la matière de la Terre capable de mémoriser les formes et d’être modelé par la main de l’Homme et de Dieu, l’argile, le matériau initial de la Genèse.

Les cultes lithiques témoignent de l’importance permanente que l’Homme a toujours accordée à la matière terrestre : pierre protectrice conservant l’âme et l’énergie du mort, pierre fertilisante, pierre de foudre, pierres noires et météorites-centre du monde ou maison de Dieu, pierres sacrées-tables de la loi… La pierre s’identifie avec la divinité ou le concept qu’elle représente. De tout temps le sculpteur a réussi cette métamorphose.

Esprit dans la matière, nous retrouvons une vision teilhardienne du monde du dedans et du dehors

La physique particulaire, la mécanique quantique et la théorie de la relativité démontrent l’existence d’échanges permanents entre la matière, l’énergie et la lumière. Deux particules ou deux objets ne seraient jamais indépendants dans l’espace, grâce à leurs interactions, ils constituent un tout. Créée par l’énergie la matière stocke l’énergie E = mc2.

Echanges permanents et inséparabilité des objets, la tradition gnostique et alchimique l’avait déjà perçu. La physique moderne ne serait-elle qu’un langage ? Langage et imagination expriment le modèle construit dans le cerveau du physicien. Mais le langage est essentiel, notamment la Mathématique et le jeu des nombres ; puisque la physique moderne a permis un fantastique développement technologique que la philosophie n’aurait jamais pu produire !

Les systémiciens actuels portent un regard nouveau sur ce monde d’interactions permanentes. Méthode d’analyse et de synthèse, méthode heuristique, la Systémique est à la recherche d’une théorie générale du système. Trouverons-nous là aussi une voie d’approche vers la cohérence entre la pensée scientifique et la pensée spirituelle à l’intérieur d’un géosystème.

(Louis Humbert était géologue, professeur à l’Institut géodynamique de l’Université de Bordeaux III)