Robert Linssen
Transformation intérieure et Action extérieure (Questions et Réponses)

Nous avons tous notre part de responsabilité dans tout ce qui se passe. Dans quel sens? Nous sommes responsables de tout ce qui se passe dans la mesure où nous ne nous connaissons pas. Dans la mesure où nous sommes incapables de dépasser notre égoïsme, nous sommes complices de toutes les violences, de toutes les cruautés, car l’égoïsme est la source première de toutes les violences. Il ne s’agit pas de s’isoler et de travailler au perfectionnement de son « moi ». Bien au contraire. Il s’agit d’être pleinement attentif afin de couper le processus du « moi » à sa racine première. Ceci est donc loin d’être une attitude d’égoïsme. Si nous avons réellement compris l’ampleur des drames actuels et du chaos mondial, nous ne pouvons plus nous faire les complices de ce chaos en nous complaisant dans notre propre état chaotique et égoïste. Le chaos mondial est bien la somme du chaos et du désordre résidant en nos propres cœurs.

(Revue Être Libre, Numéro 235, Avril-Juin 1968)

Z. Vous dites que le problème du monde ne peut être résolu que si l’individu, cet élément constitutif du monde, a réalisé une maturité psychologique indispensable. Mais avant que tous les hommes réalisent cette pleine connaissance d’eux-mêmes, que vous préconisez, il nous faudra attendre des siècles ou même des millénaires. Or les problèmes dramatiques de l’époque actuelle appellent des solutions immédiates. Les nations soi-disant civilisées ont assassiné plus de 100.000 enfants de moins de 13 ans en deux ans au Vietnam. Ces tueries infernales se poursuivent chaque jour davantage. Je puis difficilement admettre qu’en de telles circonstances chacun de nous se retire dans la méditation et se préoccupe essentiellement du perfectionnement de son « moi ».

R. Nous n’avons jamais dit qu’il faille se retirer dans la solitude et la méditation pour se consacrer au perfectionnement de son « moi ». Au contraire. Si nous comprenons profondément notre nature réelle et celle du monde, si nous nous connaissons pleinement nous-mêmes, nous verrons immédiatement que tout se tient, que l’Univers est UN, que la séparativité n’existe pas et que chaque enfant du Vietnam que l’on brûle avec les bombes au napalm ou au phosphore est notre enfant, notre frère.

Nous avons tous notre part de responsabilité dans tout ce qui se passe. Dans quel sens? Nous sommes responsables de tout ce qui se passe dans la mesure où nous ne nous connaissons pas. Dans la mesure où nous sommes incapables de dépasser notre égoïsme, nous sommes complices de toutes les violences, de toutes les cruautés, car l’égoïsme est la source première de toutes les violences. Il ne s’agit pas de s’isoler et de travailler au perfectionnement de son « moi ». Bien au contraire. Il s’agit d’être pleinement attentif afin de couper le processus du « moi » à sa racine première. Ceci est donc loin d’être une attitude d’égoïsme. Si nous avons réellement compris l’ampleur des drames actuels et du chaos mondial, nous ne pouvons plus nous faire les complices de ce chaos en nous complaisant dans notre propre état chaotique et égoïste. Le chaos mondial est bien la somme du chaos et du désordre résidant en nos propres cœurs.

En nous connaissant pleinement nous-mêmes, nous nous délivrons de notre état chaotique, nous mettons de l’ordre dans nos pensées et nous arrivons enfin au sens de la véritable responsabilité.

Nous suggérons simplement que chacun soit un peu plus attentif au déroulement de ses propres pensées, de ses émotions et de ses actes. Nous découvrirons immédiatement le caractère entièrement stéril, conflictuel et irresponsable de notre comportement. Nous nous demandons vraiment quelle action durable et efficiente pourrait réaliser un homme qui ne se connait pas profondément, qui ignore tout du mobile profond de ses actes, de ses pensées, de ses émotions. Une telle action ne peut être qu’une réaction impulsive, irréfléchie, s’inclinant devant un conformisme.

Ensuite, et surtout, nous n’avons jamais dit que le travail de maturité psychologique et d’attention conduisant à la pleine connaissance de soi nous isole du monde. Nous ne sommes pas seulement des machines à penser. Il y a en chacun de nous un potentiel d’amour infini. Et la pleine connaissance de soi révèle la plénitude de l’intelligence et de l’amour sous des formes insoupçonnées et profondément envahissantes.

Dans cet état, nous comprendrons plus que jamais tout ce que nos valeurs actuelles, nos structures morales, politiques, sociales ou religieuses comportent d’erroné et de pernicieux.

Notre attitude pourrait se traduire par un travail s’effectuant parallèlement et simultanément sur deux plans.

Nous nous désolidariserons de tous les nationalismes, de toutes les fausses valeurs religieuses et de leurs exploitations, de toutes nos structures morales, politiques et sociales.

Elles sont toutes bâties sur la réalité du « moi » et sont complices de toutes les violences et les cruautés qui déchirent le monde.

Nous travaillerons à la fondation d’écoles nouvelles dont la mission consistera à déconditionner l’esprit des jeunes en les orientant vers une vie créatrice et heureuse, délivrée de l’illusion de la conscience de soi.

Il est urgent que s’édifie une civilisation nouvelle, qui ne soit plus basée sur la réalité du « moi ».

L’homme ne serait plus prisonnier des matérialismes, ni d’idéologies, ni de religions absurdes. Il serait avant tout citoyen du monde.

Mais nous insistons cependant sur le fait que ces prises de positions extérieures n’interviennent qu’à titre second et dérivé par rapport au travail intérieur, sans lequel elles n’auraient aucune signification ni efficience.

La pleine connaissance de soi et, par conséquent, le dépassement de soi, doit occuper une place de priorité constante.

Si nous n’accordons pas cette place de priorité, nous demeurons dans un état de confusion, d’irresponsabilité, corrompant inévitablement tous nos actes, toutes nos initiatives.

Z. Tout en comprenant et en admettant une partie de ce que vous dites, j’ai intensément conscience de la gravité des drames qui déchirent le monde. Je voudrais trouver une technique d’action qui puisse donner à l’homme une efficience immédiate.

R. Certes, une action est urgente. Mais il y a plusieurs sortes d’action. Ce que vous appelez « action immédiate » peut être utile ou nuisible. L’action immédiate est utile si elle n’est pas inspirée des seules données extérieures du problème, si elle n’est pas un conformisme à une idée, si elle ne résulte pas d’une identification à l’aspect extérieur des choses. Elle est nuisible si elle n’est qu’une réaction irréfléchie d’un homme qui ne se connait pas. Tout acte réalisé dans un état de confusion et d’ignorance de soi ne peut qu’ajouter de la confusion au monde.

Les actions les plus immédiates et les plus spectaculaires ne sont pas nécessairement le plus efficaces.

Au moment même elles apparaissent avec un éclat qui ne dure qu’une seconde, mais leurs efforts sont évanescents. De nombreuses personnes se sentent les témoins impuissants de tueries d’enfants au Vietnam et disent il faut saccager l’ambassade des Etats-Unis. Et alors?

De telles réactions sont infantiles et inefficaces.

D’autres personnes nous disent, il faut une action immédiate pour nourrir les 500 millions d’affamés en Orient.

A supposer que nous soyons milliardaires et que nous donnions l’intégralité de notre avoir pour nourrir les affamés, nous ne pourrions même pas leur donner un seul repas. Par ceci, bien entendu, nous ne sous-entendons pas qu’il ne faut rien faire.

Les partisans de l’anarchie et du terrorisme individuel prônent également l’action immédiate. Ils encouragent le meurtre. C’est une action immédiate.

Pour conclure, nous sommes dans l’obligation d’aller beaucoup plus en profondeur.

Aussi longtemps que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes totalement, nous serons inefficients.

Pourquoi ? Parce que la pleine connaissance de nous-mêmes nous révèle l’existence de dimensions essentielles et beaucoup plus profondes, en nous-mêmes et dans le monde qui nous entoure.

L’efficience dans l’action est fonction de l’énergie développée.

Or, la matière, l’émotion, la pensée sont des formes profondément dégradées d’une énergie fondamentale que nous portons en nous. Non seulement, nous portons cette énergie fondamentale en nous, mais elle est notre être vrai, elle est l’essence profonde de l’Univers entier. Elle soutient l’univers dans sa totalité, depuis le plus modeste atome de l’infiniment petit jusqu’aux lointaines galaxies de l’infiniment grand. Lorsque nous nous connaissons nous-mêmes, nous nous branchons directement à la source première de cette énergie. Elle ne se dégrade plus par le désordre et l’irresponsabilité de notre agitation mentale.

Il faut nous libérer de la dualité, de l’égoïsme, de l’illusion, de la conscience de soi, de l’identification avec l’aspect extérieur des choses. Nous devons aller en profondeur, beaucoup plus en profondeur.

Nous verrons alors la métamorphose que subit notre sens des valeurs. La notion d’efficience subira une transformation radicale. Nous aurons « lâché prise » et nous serons disponibles à la plus colossale énergie qui soit : la Vie elle-même.

Pour cette raison, Lao-Tseu avait écrit dans la Tao : « Je pratique le non-agir (égoïste) et le peuple se transforme de lui même. Je n’agis pas pour le lucre et le peuple s’enrichit de lui-même. Je suis sans désirs et le peuple revient à la simplicité primitive. »