Léon-Jacques Delpech
Vers de nouveaux entendements

Un processus passionnant est né, les logiques et méthodologies se sont multipliées pour mieux comprendre le réel. Épuiser cette longue aventure qui part de 1893 avec Duhem et Milhaud pour continuer avec Leroy et Poincaré… puis E. Meyerson, mais ce serait trop long à décrire… Nous allons nous contenter de marquer quelques étapes centrées autour de l’univers physique et logique…

(Revue 3e Millénaire. No7 ancienne série. Mars-Avril 1983)

L.-J. Delpech (1908-1986)

 

 

Priorité de la synthèse sur l’analyse et pluralité des perspectives par rapport à l’unilatéralité dépassée.

NON je n’emprunte pas son titre à la thèse de M. Beigbeder, que j’estime beaucoup, mais à la langue française. Il est certain, en effet, qu’une évolution du monde telle que nous la subissons depuis près d’un siècle devait amener de multiples métamorphoses dans la notion de rationalité allant jusqu’à la faire éclater. C’est au siècle dernier que ce changement a été amorcé par l’éclosion de logiques nouvelles de Boole, Morgan et Stanley Jevons. Le recteur Liard, alors professeur de logique, s’était fait l’historien de ce mouvement dans un petit livre : Les logiciens anglais contemporains (1878). La logique de Boole, logique algébrique, devait être appliquée à la cybernétique dès 1936 à la suite d’une note à l’Académie des sciences du mathématicien Louis Couffignal. Curieusement on a difficilement mesuré l’apport des logiciens anglais à la transformation de notre univers qui croule sous un informatisme quasi délirant, fruit d’un peuple qui par une bêtise quasi congénitale a tendance à mettre la machine au-dessus de l’homme, au lieu de se souvenir qu’elle n’en est qu’un produit et un instrument. Seul dans ses cours de la Sorbonne des années 1930, le professeur L. Brunschvicg semble avoir pris conscience de cette mutation. Un processus passionnant est né, les logiques et méthodologies se sont multipliées pour mieux comprendre le réel. Epuiser cette longue aventure qui part de 1893 avec Duhem et Milhaud pour continuer avec Leroy et Poincaré… puis E. Meyerson, mais ce serait trop long à décrire… Nous allons nous contenter de marquer quelques étapes centrées autour de l’univers physique et logique… Les caractéristiques de ces premières recherches sont en particulier, d’une part la priorité accordée à la synthèse sur l’analyse, et d’autre part à la pluralité des perspectives par rapport à l’unilatéralité dépassée.

Les physico-logiques

Il s’agit de disciplines qui étudient particulièrement les rapports des théories physiques et de la logique. Elles furent créées par Gonseth, Bachelard et Destouches.

Le premier, mathématicien et épistémologue suisse, condisciple d’Einstein à l’École polytechnique de Zurich, est mort en 1976. Dans une œuvre de plus de huit volumes et cent cinquante articles, il a énoncé quatre principes de base :

1) Le principe de réversibilité. Aucun élément de la connaissance ne peut « sans arbitraire » être posé comme « fermé », achevé dans sa signification et par conséquent irréformable dans toutes ses significations. Au plan de l’hypothèse scientifique, le principe ne s’oppose pas à telle ou telle « hypothèse de fermeture », qu’on se proposerait de mettre à l’épreuve. Il doit cependant être interdit de décréter qu’un élément quelconque ne sera jamais susceptible d’être réformé, qu’il ne sera jamais capable de la révision qui lui permettrait éventuellement d’entrer dans une position ultérieurement corrigée ou précisée. « Il n’existe pas de raison absolument et inconditionnellement valable de nous croire capable de décider, par avance et pour toujours, que tel ou tel secteur de notre connaissance n’aura jamais à être révisé. »

2) Le principe de structuralité. Si la réversibilité est à la fois le trait commun à toute connaissance et la condition de tout progrès, il est une seconde caractéristique du fait scientifique qui elle aussi s’impose à l’observation en même temps qu’elle apparaît comme la forme que revêtent l’acquisition et le progrès de la connaissance. Cette seconde caractéristique dans le prolongement de l’opposition classique du rationnel et de l’empirique est quelquefois désignée par Gonseth sous le nom de principe de dualité. Mais déjà dans « la géométrie et le problème de l’espace », la notion de dualité est dépassée. L’équivalence de vérité entre l’intuitif, l’expérimental et le rationnel implique la coexistence de trois aspects et non de deux aspects. La seconde synthèse dialectique confirme que trois aspects concourent à l’unité et à la cohérence de l’opération géométrisante. Dans la conclusion de son livre, Gonseth insiste sur l’insuffisance d’une simple mise en synthèse de l’empirique et du rationnel. Aucun aspect, aucun phénomène n’est localisable et discernable à l’état pur. Si la méthode peut néanmoins se proposer de mettre l’un ou l’autre en évidence, elle se gardera de l’isoler de la diversité intégrée des aspects ou des phénomènes. A ces derniers correspondront des schémas plus ou moins adéquats et significatifs, des structures qu’il y aura lieu d’envisager comme rattachées à une diversité que l’état présent de la recherche n’épuise ni ne circonscrit jamais. Comme pour l’axiomatisation, la méthodologie conteste que telle ou telle structure puisse prendre son sens méthodologique et scientifique hors d’une mise en situation dialectique, hors d’un effort de synthèse où la valeur des éléments en présence est suspendue à la nature de la relation qui peut s’établir entre eux. De ce point de vue, la diversité intégrée des aspects ou des structures suppose une unité structurale propre à chaque domaine de connaissance ou du moins à chaque discipline. Cette unité structurale représente l’horizon méthodologique et critique où les schémas de la connaissance spécialisée, notamment, révéleront, au-delà de leur signification intrinsèque, les significations extérieures qu’ils peuvent revêtir soit du côté de l’objet, soit du côté du sujet. Mais cette unité n’est pas donnée d’avance, elle est à construire selon une idée directrice, à faire valoir, et susceptible d’être révisée en tout temps.

3) Le principe de technicité. C’est en corrélation avec le principe précédent que le principe de technicité prend toute sa valeur. Dans la méthodologie, la technicité recourt à l’instrumental, en tant qu’il est susceptible de se distinguer des informations naturelles et des opérations de l’esprit. Sa forme variera du verbal à l’objet ou à la machine : l’essentiel est de voir que rien, et à aucun titre, ne peut être considéré comme du purement instrumental, toute délimitation se justifiant en fonction des données propres à chaque discipline. L’autonomie d’une discipline, l’efficacité de ses pratiques expérimentales, sont intimement liées à sa technicité ; la méthodologie doit prendre acte du fait technique comme d’un fait principal sans lequel son analyse resterait en deçà des réalités de la pratique.

4) Le principe de solidarité ou d’intégralité. Il relève simplement du fait « que la connaissance scientifique forme une trame dont toutes les parties se tiennent et se conditionnent les unes les autres. Il rappelle le fait qu’une révolution portant sur telle ou telle partie de ce système bien lié peut ou doit entraîner des révisions en tel ou tel autre point. Il n’y a là guère autre chose que la formulation d’une expérience commune. »

Gaston Bachelard, professeur à la Faculté de Dijon, puis à la Sorbonne, est mort en 1961. Il s’est efforcé durant sa carrière de créer une psychologie de l’esprit scientifique avec pour corollaire une méthodologie en vue d’établir les fondements d’une conscience de la rationalité qui soit à la mesure de notre temps. La science incite l’homme à saisir les choses et les phénomènes dans des cadres rigides (précis) mais avec un contrepoint dans l’imaginaire. La réflexion philosophique est, dans un premier moment, constructive. La science est une suite infinie de rectifications. La connaissance est approchante, elle est toujours approchée (c’est le titre de sa thèse de 1929), jamais définitive. Le sujet connaissant est en interaction incessante avec le phénomène scientifique. Jamais la science n’est donnée d’un coup, elle suit un long processus d’élaboration. Il y a d’abord une connaissance première des faits scientifiques ; celle-ci est fournie par les premiers enregistrements des sens. Mais aussitôt la raison, loin d’entériner ces faits, les travaille pour en dégager le sens par rapport à la science. Or, rien dans la raison humaine n’est immobile. Au contact de l’objet scientifique la raison se forme et se déforme (Le Nouvel Esprit scientifique). Aucun principe, aucune catégorie, aucune structure que la raison se donne n’est définitive. Tout change en fonction du stade de développement de la science. La science fonde aujourd’hui un type d’intelligibilité qui est dialectique. Connaître ne peut éveiller « qu’un seul désir : connaître davantage, connaître mieux ». Le nouvel esprit scientifique est l’ébauche de cette attitude, mais au préalable il faut jeter par-dessus bord deux types d’explications métaphysiques. La pensée de Bachelard, après avoir établi que la science est dialectique, va adopter un ton critique. D’une part pour Bachelard la science ne se borne pas à l’enregistrement des faits bruts. Il n’y a de science que de ce qui est caché. Il est nécessaire pour l’esprit scientifique d’établir des normes et des cadres qui favorisent l’explication de ces données immédiates des sens et de la perception. D’autre part, la raison humaine ne peut se constituer une fois pour toutes. La science est un effort sans cesse rectifié pour s’adapter aux phénomènes. Les domaines nouveaux conquis par la science contemporaine ne peuvent plus faire l’objet d’une mise en pratique des cadres aristotéliciens et kantiens. L’intelligibilité aristotélicienne était valable pour la science macroscopique. Aujourd’hui elle est un obstacle à la connaissance, car elle ne permet pas l’analyse du domaine de l’infiniment petit. Au contact des phénomènes l’homme transforme son esprit, sa raison s’affine. Le Nouvel Esprit scientifique montre sous sa forme la plus simple, la plus pure, le jeu dialectique de la raison. Les moyens de la connaissance s’approfondissent sans cesse. Il faut donc que la connaissance soit admise comme un fait dialectique. Le savoir est une remise en question incessante. « Rien n’est jamais acquis », c’est donc par un échange sans fin et dans les deux sens entre l’objet et le sujet que s’accroît la connaissance. Le monde connu n’est pas une donnée brute, le monde connu est un monde construit en fonction d’un type d’intelligibilité. Pour Bachelard, la science dans son histoire et dans ses processus de construction est l’affirmation d’une dialectique. Une connaissance n’est qu’un moment sur l’axe du devenir. Au niveau de l’activité scientifique, l’homme est donc l’être de la dialectique. Il est dans le monde mais il cherche à le réduire à l’expression qu’il en a. Son rapport au monde est dialectique, c’est-à-dire que le monde est sa représentation. Celle-ci est consécutive à sa façon de le penser, autrement dit aux moyens mis en œuvre, c’est-à-dire les cadres de l’intelligibilité. Nous venons de saisir cette dialectique dans son caractère général : l’homme est présent au monde. Ce monde lui est donné, il pense ce monde et réagit sur lui ; ce rapport met en évidence une interaction entre l’homme et le monde. Le modèle de l’explication du monde n’est jamais définitif. Une théorie est sans cesse rectifiée, transformée, vérifiée au contact de l’expérience. Elle va du réel à l’abstrait, puis revient vers le réel : la technique ou quelque forme que ce soit de vérification. Ce retour au réel rend nécessaire un nouveau type d’intelligibilité. La raison humaine se transforme ainsi indéfiniment au contact de l’expérience. Une rectification objective est immédiatement une rectification subjective. « Si l’objet m’instruit, il me modifie. De l’objet comme principal profit, je réclame une modification spirituelle. »

Cette dialectique de la connaissance, Bachelard la saisit au niveau du concept. Le concept traduit dans la science la réalité objective. Il est forcément limitatif car il a besoin d’être précis, affiné. Ainsi le concept de déterminisme est rendu faux par la naissance des théories modernes. Or, c’est par une référence à la réalité, à une vérification par la pratique que ce concept a pu se transformer. Le concept crée souvent son propre appareil de vérification. Mieux, le concept crée souvent la matière qui, à son tour, va transformer le concept comme on le voit en chimie. Du réel au concept il y a toute l’activité de la science, le concept étant la réalité rendue intelligible. Une démarche inverse nous rapporte au réel.

A ce niveau se pose le problème de l’objectivité du concept ; le concept est objectif dans la mesure où il traduit avec le maximum d’efficacité la réalité. Il est objectif dans la mesure où il rend compte d’un phénomène. Il se substitue à un nouveau concept devenu moins prégnant sur le réel, du fait des enseignements nouveaux. Il est plus objectif car il rend plus compte de l’ensemble d’un phénomène. C’est ce qui s’est passé avec les grands bouleversements de la science du XXe siècle. On a cru à une faillite de la science car des notions telles que déterminisme, espace-temps, sont apparues nettement insuffisantes pour expliquer les phénomènes. La raison devait créer un nouveau concept. Ainsi fut créée la notion d’indéterminisme qui permit à la science un regain d’activité, le précédent concept devenant un cas particulier du second. Il y a là une leçon de compréhension du réel à tirer. C’est ce que fit Bachelard dans sa Philosophie du non (1941).

La notion de profil épistémologique d’après Bachelard

Partant du concept mécanique de masse, Bachelard a mis en évidence une filiation de cinq doctrines philosophiques nécessaires à l’éclairer. Mais comment progresser ? Il répond ainsi : « Il nous semble qu’une psychologie de l’esprit scientifique devrait dessiner ce que nous appellerons le profil épistémologique des diverses conceptualisations. C’est par un tel profil mental qu’on pourrait mesurer l’action psychologique effective des diverses philosophies dans l’œuvre de la connaissance. » On réalise alors un profil en portant, en abscisse, les philosophies successives (réalisme, empirisme, rationalisme, etc.) et, en ordonnée, une valeur qui mesure l’importance relative de nos convictions. Bachelard insiste sur le fait qu’un profil épistémologique doit toujours être relatif à un concept désigné, qu’il ne vaut que pour un esprit particulier qui s’examine à un stade particulier de sa culture. C’est cette double particularisation qui fait son intérêt, et Bachelard ajoute en élargissant son point de vue : « C’est seulement après avoir recueilli l’album des profils épistémologiques de toutes les notions de base qu’on pourra vraiment étudier l’efficacité relative des diverses philosophies… Nous suggérerions volontiers une analyse philosophique spectrale qui déterminerait avec précision comment les diverses philosophies réagissent au niveau d’une connaissance objective particulière. »

J.-L. Destouches, physicien français, mort en 1980, créa en 1939 la physico-logique. Il écrit en 1954 : « J’ai été amené à adopter comme objet d’étude les théories elles-mêmes, ainsi que la notion de théorie physique et non plus les phénomènes que ces théories cherchent à expliquer. J’ai ainsi été orienté vers des recherches épithéoriques, pour employer un terme emprunté au professeur Curry. Ces recherches se sont développées dans différentes directions et forment les bases d’une discipline qu’on peut appeler la physico-logique. »

Une partie importante de la physico-logique est constituée par la recherche des conséquences de la conception prévisionnelle d’une théorie physique, c’est-à-dire de la conception selon laquelle une théorie consiste au moins à calculer des prévisions. On peut aussi construire une théorie générale des prévisions qui conduit déductivement à des résultats généraux précis comme il y a deux types de théories physiques. Si on se place au point de vue prévisionnel, les théories que l’on construit ne visent plus à décrire des réalités intrinsèques, mais seulement à relier d’une manière cohérente des résultats de mesure pour pouvoir faire des prévisions.

Si on l’envisage de ce point de vue, la mécanique ondulatoire de L. de Broglie avec interprétation-probabilité apparaît comme tout à fait naturelle. Toutes les conclusions énoncées qui paraissent étranges sont des conséquences normales de l’intention prévisionnelle. En effet, dans cette perspective la microphysique exige que les appareils de mesure aient un rôle inéliminable dans la description théorique.

Conclusion

Avec ces trois œuvres nous avons mis à jour un premier aspect de l’évolution de la rationalité. D’autres devraient bientôt surgir comme La Logique antagoniste de Stéphane Lupasco, La Structure absolue de Raymond Abellio, Le Calcul opérationnel de Heaviside, La Théorie des jeux de John Von Newman et Oskar Morgenstern, La Logique de la moindre action de Lamouche, etc. Nous nous réservons d’en traiter ultérieurement.

L.-J. Delpech était Prof. hon. à Paris VII – Président de la Société française de cybernétique.

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