Jean Chevalier
Déchiffrer les nouveaux philosophes

Ce pessimisme historique conduirait au nihilisme s’il n’était contrebalancé par une éthique, née de ce pessimisme même, qui ne se contente pas de rejeter le pouvoir, mais le dénonce, le débusque, le combat par la parole. Ce n’est pas non plus anarchie. C’est l’instauration d’une parole libératrice au cœur des citadelles de l’autorité, une dissonance criante dans la fausse harmonie des contraintes. Le logos stoïcien était un principe d’ordre dans un monde chaotique, le logos de la nouvelle philosophie est un principe de contestation dans un monde trop ordonné.

(Revue Question De. No 21. Novembre-Décembre 1977)

Un mouvement de pensée, qui se dessine depuis la révolte estudiantine de mai 1968, a fait une éclatante sortie en librairie, sur les ondes et les petits écrans, au printemps de 1977, sous le nom aussitôt contesté de « nouveaux philosophes ». Il se situe, pour simplifier, au carrefour bruyant et agité où se croisent les influences d’Althusser, de Lacan, de Foucault, de Deleuze, dérivées elles-mêmes de Marx, de Freud, de Nietzsche, de De Saussure. Et l’on remonte à Schopenhauer, Hegel, Fichte, Kant, Descartes, Thomas d’Aquin, Platon, bref ! on escalade hardiment l’arbre généalogique de la philosophie. A ces savantes connaissances, les « nouveaux philosophes » ont ajouté l’expérience de l’engagement politique : ils ont milité pour la plupart à l’extrême gauche. Aussi le phénomène social, le conflit majeur du pouvoir et de la liberté sont-ils au centre de leur réflexion. Il est impossible en un article d’analyser cette bouillonnante littérature, cet éclatement des idéologies. On essaiera seulement de dégager les thèmes principaux de quelques ouvrages, choisis parmi les plus caractéristiques.

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HAINE DE LA PENSÉE

de Jean-Paul Dollé

Jean-Paul Dollé est sans doute le plus ésotérique parmi ces jeunes philosophes qui cultivent l’hermétisme avec ferveur. Il pratique l’art de produire un discours opaque avec des mots limpides, un discours catégorique et haché de questions. Les citations y abondent, sans références précises, de philosophes, de poètes, d’historiens, d’analystes. Il interpelle et tutoie le lecteur dans Haine de la pensée (Paris. éd. Hallier, 1976). Il l’entraîne dans une recherche angoissée, celle d’une pensée qui « fasse croire qu’il y a un autre lieu que celui du rapport des forces ». Mais cette pensée ne serait plus qu’une fiction, « au même titre que la fiction romanesque ». Qu’est-ce alors que la philosophie ? « … c’est le roman de la bonne fiction qui consiste à ce que l’on aime mieux croire à ce qui peut transfigurer plutôt qu’à autre chose, tout en sachant très bien que c’est une fiction ». Ce scepticisme désabusé signe l’acte de décès d’une culture, et par là d’une société. Toutes les valeurs de cette culture sont déclarées mortes : religion, philosophie, économie, science, art. Car on a découvert que leur origine et leur aboutissement ne sont qu’oppression et violence. Le réel que leur histoire fait apparaître n’est que le fruit d’une volonté de puissance, dissimulée sous les masques de la pensée. La pensée qui prétend exprimer ces valeurs ne mérite que haine, n’est elle-même qu’une haine hypocrite, jusque sous les dits de l’amour. Le capitalisme est lié à un savoir scientifique, à une rationalité, à un type de gestion qui le vouent à un comportement colonialiste et impérialiste : il réalise la métaphysique. L’essence du pouvoir consiste en une manipulation de la pensée. A partir du moment où Marx présente comme un système scientifique son matérialisme dialectique et historique, avec sa théorie de la lutte des classes, il abandonne le principe de l’automouvement et ne pense plus qu’en termes de rapports de forces. Il est dès lors condamné à suivre la même voie que le capitalisme : opprimer, au nom de cette science qui ne voit de vérité que dans la réduction à l’un. « Le marxisme est la vérité de l’hégélianisme. »

Le sceptique aboutit à une éthique pragmatiste : « Ce que je demande… c’est simplement… une pensée fiction bénéfique qui serve à refouler ce que l’on connaît trop bien être l’essence du réel, à savoir son vouloir vivre, sa volonté de puissance et son meurtre. » On retrouve ici les termes du langage lacanien : la pensée fiction refoule, sublime, transfigure « le jeu des forces dont on sait bien qu’elles ne peuvent engendrer que le vouloir vivre de ces forces, c’est-à-dire le rapport de forces ». Cette pensée mérite-t-elle son nom, qui n’est que « l’espoir insensé de liberté impossible » ? L’art, du moins, tant qu’il demeure une « finalité sans fin », échappe à cette condamnation universelle et seul un Shakespeare pourrait parler de la scélératesse, sans compromis ni perversion.

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MARX EST MORT

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PAVANE POUR UNE EUROPE DÉFUNTE

de Jean-Marie Benoist

Jean-Marie Benoist se distingue de la plupart des « nouveaux philosophes » par son style, d’une étincelante clarté, et par son expérience politique : il ne craint pas de se référer, non seulement à des philosophes et à des poètes, mais aussi à de Gaulle « contestataire des totalitarismes » ; il n’a été ni marxiste, ni trotskiste, ni maoïste ; il a même publié en 1970 un prophétique Marx est mort (Paris, Gallimard, 1970). Il s’en rapproche, cependant, en ce qu’il concentre sa réflexion philosophique, comme eux, sur les phénomènes politiques et sur les implications politiques des systèmes de pensée : il critique aussi bien le capitalisme et ses avatars que la scolastique marxiste, les Etats-Unis que l’U.R.S.S. ; « les pièges totalitaires… les formes unidimensionnelles du pouvoir, la mobilisation automatique en faveur d’un mot d’ordre (lui) inspirent toujours une grande défiance », et il s’emploie à les débusquer ; enfin, chez lui aussi, la philosophie s’ouvre à l’irruption du symbole, de l’équivoque, de la fête, du désir, de la jouissance, dont elle étudie les rapports avec l’être. Pour lui, comme pour eux, « les systèmes d’explication du monde à prétention scientifique ne font que des dupes et il éprouve la même volonté de « lutte contre les modèles unidimensionnels » [Génération perdue, entretiens avec Jacques Paugam, Paris, Laffont, 1977, p. 67-68. J.-M. Benoist déclare ici préférer l’expression « génération retrouvée et renaissante » à celle de « génération perdue »]. Il en décèle les racines chez Platon, Leibniz, Kant, Hegel. Tout en reconnaissant leur rôle historique, il entend garder « une lucidité frondeuse… (en face de) la croyance systématique à une cause, avec ce que cette croyance représente d’aveuglement, et finalement de servitude volontaire ».

C’est dans cet esprit qu’il aborde les problèmes de l’Europe — qu’il connaît aussi en diplomate familier des conventions et des conférences internationales — dans son dernier livre, Pavane pour une Europe défunte (Paris, éd. Hallier, 1976). L’Europe est aujourd’hui victime du matérialisme primaire, qui a présidé à la naissance des Communautés. Il n’a considéré qu’une dimension de l’être européen, celle des chiffres et de l’économie, au mépris des différences qualitatives, culturelles, historiques, affectives. Sur les ruines d’un continent qui était de la plus riche diversité, on construit une Europe juridique, réglementée, technocratique, conforme à un modèle étranger. Cette mésaventure politique illustre le conflit philosophique de l’un et du multiple, de Parménide et d’Héraclite. Une communauté inventive, mouvante dans son identité, n’a pas su reconnaître et défendre son unité profonde ; elle passe sous la coupe impérialiste de deux superpuissances et devient, à l’Ouest, un melting-pot américanisé, à l’Est, une mécanique soviétisée, les deux parties étant dominées par un même rationalisme technocratique. « Images en miroir l’un de l’autre, ces deux impérialismes, par-delà leur différence, ont une approche délibérément quantitative de tous les problèmes, de l’économique au militaire, et s’étendent assez pour laminer les éléments qualitatifs et différentiels dont les autres continents et les autres cultures sont porteurs…, ils se traduisent par un désir d’uniformisation et d’intégration de type paranoïaque… » (p. 85).

Le mal de l’Europe, aujourd’hui, c’est son vide intellectuel, proche du néant, son « retard d’une dialectique ». Mais, hors des cadres et des pouvoirs établis, une nouvelle dialectique s’invente, le retard se comble. Analysant les facteurs profonds, les soubassements philosophiques d’une décadence et d’une démission, J.-M. Benoist exalte « le courage d’être autre ». Cette altérité de l’Europe se dégagera des tenailles qui l’enserrent : « Capitalisme et communisme, deux pensées amnésiques, deux systèmes de parvenus du logos, récupérateurs et unidimensionnels, liés éternellement ensemble par une complicité servile, celle de l’accumulation, de la réserve, de la prétendue positivité du réel, oublieuse du don sacrificiel, de la dépense, des valeurs du luxe, du baroque et de la perte improductive. Entre ces deux meules qui laminent l’Europe, la porte étroite est celle d’un libéralisme politique qui soit radicalisme de la mobilité, de la pluralité et du symbolique, comme faisant front contre l’utilitaire, l’ordonné, le grand silence des steppes et des supermarchés » (p. 144).

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L’ANGE

de G. Lardreau et C. Jambet

L’Ange (Paris, Grasset, 1977, écrit en majeure partie en 1974-1975, esquisse d’une ontologie de la révolution qui comportera trois volumes) est le terme choisi pour désigner l’option des auteurs entre deux désirs, deux mondes, deux voies, deux révolutions. On peut, non pas le définir, mais l’évoquer, et seulement par des métaphores négatives, comme Dieu dans la théologie apophatique. Il n’est pas le désir sexuel, le plaisir, la jouissance, ni même la béatitude. Il exprimerait un désir indéfini, indéfinissable d’autre chose, d’un ailleurs, d’un tout autre… Il n’est pas de ce monde du semblant, il appartient à l’histoire du rebelle, non à celle du maître. Il y a pure discontinuité entre sa présence et toute présence connue en ce monde de corruption et de domination. « L’Ange est une illusion nécessaire, pour désigner à ceux qui parlent les conditions de possibilité de la révolte. »

On croirait lire un traité ascétique sur le mépris du monde, de contemptu mundi. « Nous bafouillons, dit l’auteur, … à quoi bon ce fatras philosophique, avoir pensé et cherché… Pari insensé : l’Ange, que nous annonçons à notre tour, a toujours été vaincu — il finira par triompher d’une révolution inouïe. » Mais sans lui, sans l’Ange, le monde serait encore pire et rien ne prouve qu’il n’y aura jamais rien d’autre que cette servitude.

Cette révolution inouïe, sur laquelle on parie, ne saurait être idéologique. La révolution idéologique n’est qu’une inversion de valeurs, déterminant le passage d’un mode de production à un autre. Elle ne change pas la condition humaine, dominée par le rapport maître-esclave. La collectivité est l’asservie-asservissante ; elle est aussi oppressive et dominatrice, sinon plus, que le maître individuel, tant par son action directe que par ses délégations de pouvoir à des individus-maîtres. La révolution culturelle est d’un autre ordre : elle vise à l’éradication de toute position dominante. Elle est sans commune mesure avec les révolutions idéologiques de l’histoire, et même avec la révolution culturelle avortée de Chine. Elle procède d’une vie intérieure transfigurée. « C’est bien en dernière instance en chaque âme que la lutte entre les deux mondes trouve son issue : chaque âme se déchire en deux, qui combattent l’une contre l’autre… ; chaque âme, qui tend de toutes ses forces vers l’autre monde de lumière, a, soudé à elle, comme son ennemi, son démon propre, l’antimimon pneurna (Terme emprunté sans autre explication par Guy Lardreau à la Pistis Sophia, célèbre texte gnostique du IIe siècle ; il signifie littéralement : « l’esprit qui contrefait », ou « le contre-mime », « l’illusionniste »), qui l’aiguillonne à commettre toutes les iniquités par quoi les archontes de ce monde s’assurent de leur pouvoir sur elle » (p. 88) . Le mal est en nous, comme il est hors de nous.

Le rôle du philosophe est d’inciter l’individu à se défendre contre les pouvoirs, à se dresser rebelle contre le maître, à opposer un refus à toute volonté de puissance, à prémunir l’esclave contre l’entraînement à devenir maître à son tour. Il figure le combat de l’Ange contre l’Illusion. Parlant de l’aventure de Mao et de Lin Piao, Guy Lardreau n’hésite pas à dire : « La haine de la Pensée est réactionnaire à cent pour cent, si elle ne s’assortit pas de la haine du Prolétaire. » L’illusion politique, entretenue par la gauche révolutionnaire autant que par la droite conservatrice, est de multiplier les promesses et d’en remettre à plus tard la réalisation. Ce n’est jamais l’aujourd’hui de la liberté ou du bonheur pour tous, c’est toujours pour demain. Il y a plus grave. Qu’ils détiennent ou qu’ils escomptent le pouvoir, les partis usent du même langage d’illusionniste, qui trouve son complice en chacun de nous, afin d’exercer une même domination. Ils sont du même niveau, de même désir, du même monde où règne « l’éternité du maître ».

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APOLOGIE DE PLATON

de Christian Jambet

La nécessité d’un changement total, qui s’enracinerait dans une vie intérieure renouvelée, Christian Jambet en perçoit la confirmation dans la théorie platonicienne de la metabolê (transformation, conversion). Il s’en explique dans Apologie de Platon (Paris, Grasset, 1976). Platon a ouvert deux voies : l’une justifie la maîtrise, l’autre la rébellion. Il imagine un dualisme radical, dans lequel la philosophie n’a cessé de se débattre, et qui n’est pas tant le dualisme du bien et du mal, systématisé plus tard par le manichéisme, ni le dualisme du corps et de l’âme, poussé à l’extrême par un certain christianisme, ni le dualisme de l’un et du multiple, développé par le gnosticisme, mais le dualisme du possible et de l’impossible, du réel et du désir, à savoir la pensée d’un être humain, vivant en société et libre de toute contrainte, rêve irréalisable, qui est l’honneur de l’homme. En « produisant » cette pensée, Platon « fait l’épreuve de l’impossible ». Maître qui n’enseigne pas, mais qui interroge, il retourne la maîtrise contre elle-même, « il inaugure la méthode négative, antidialectique, dans le même temps qu’il crée la dialectique ». C’est toute l’interprétation nietzschéenne du platonisme qui est ici remise en cause, avec une très belle explication du procès et de la mort de Socrate. Il fallait que la Grèce, image du discours logique et du pouvoir, meure de sa condamnation même du philosophe contestataire, figure de la conscience autonome, et que celui-ci accepte de mourir, au lieu de s’évader, pour que vivent la pensée du rebelle et l’âme de toute révolution culturelle de l’avenir. Ferment de désagrégation d’un ordre, principe d’un ordre nouveau, la mort de Socrate est la suprême affirmation de l’autonomie de la conscience, mais aussi le constat qu’il est impossible de réaliser cette autonomie, de la vivre, dans le monde des lois.

Cette vue ne peut se défendre qu’en privilégiant les textes socratiques de l’œuvre de Platon. Car deux Platon s’affrontent : le socratique, s’élevant au-dessus du désespoir politique par sa rébellion intérieure, et l’aristocrate, qui détermine le champ clos de la volonté de puissance (Timée, Lois) ; le philosophe en sa jeunesse, puis en sa vieillesse. Le long intervalle de l’âge mûr est rempli par une lutte tragique entre un désir de rébellion contre un monde injuste, laid, méchant — désir inspiré par l’amour du Bien, du Beau, du Vrai, confondus dans le Juste — et la volonté de l’unité sociale. qu’assurerait l’autorité de la raison et des lois organisatrices et impératives. Quelle tristesse dans cet aveu des derniers jours, qui signe l’échec de la metabolê : « Que personne, mes amis, écrit Platon, n’essaie de nous persuader qu’une cité puisse jamais changer de lois plus vite et plus facilement que sous la conduite du pouvoir, ni que la chose arrive aujourd’hui ou doive une autre fois arriver autrement. » (Ayant voulu relire certaines citations de Platon dans le texte grec, j’ai constaté avec regret l’inexactitude des références données par Christian Jambet.)

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LA BARBARIE A VISAGE HUMAIN

de Bernard-Henri Lévy

Qu’est-ce que le pouvoir ? Pourquoi un pouvoir ? C’est toujours la même question obsédante. Bernard-Henri Lévy la retourne en tout sens, avec une passion désespérée, dans la Barbarie à visage humaine (Paris, Grasset, 1977). L’histoire et l’expérience politique, l’étude des philosophes ne lui apportent que des réponses décevantes : une oppression universelle, exercée par le pouvoir, justifiée par la raison. Si la révolte du jeune philosophe s’exprime surtout contre la gauche, où il a subi la dure épreuve de l’engagement, elle ne le porte pas pour autant vers la droite, car l’une et l’autre « nient le mal radical et tragique en histoire ». Il serait aussi malhonnête pour la droite de le récupérer que, pour la gauche, de croire le réfuter en l’accusant de faire le jeu « objectivement » de l’adversaire.

Si sa critique atteint directement les différentes formes de marxisme, qu’il connaît d’expérience, elle s’étend en effet à toutes les idéologies, à toutes les institutions, qui en appellent à la raison scientifique, à cette maîtresse ou marâtre auréolée d’intelligence, mais bornée et tyrannique. Il oppose le désir au système, le lyrique au conceptuel, le rebelle au citoyen soumis, l’immense domaine du non-rationnel aux réductions du rationnel, qui ont toujours été sources d’erreurs, d’hérésies, de leurres, de dictatures. Un mal radical est à l’origine de tout ordre, c’est la représentation du Maître. Le pouvoir est fils de la paranoïa. Les révolutions ne sont innocentes ni de la terreur ni de la servitude : elles ne suppriment pas, elles changent les figures du maître. La mythologie socialiste, les élans vers une libération intégrale s’insurgent contre l’oppression, mais la pratiquent en grimaçant. Ils masquent, eux aussi, une volonté de puissance.

S’il n’existe pas de société sans un certain lien, est-ce la société elle-même qui est un mal ? Oui, un mal, mais nécessaire à la survie. Car c’est seulement survivre que de vivre en ayant tué, ou anesthésié, le désir fondamental d’autonomie. Chaque page de ce livre conduit le lecteur au bord de l’abîme : anarchie, nihilisme, pessimisme, désespoir. B.-H. Lévy dessine le plus cruel tableau de ce qui fut porteur de tant d’espoir, le socialisme : une barbarie à visage humain, un aveuglement obstiné, un semblant et une imposture, « un mensonge qui fait rêver, mais qui revêt la forme du pouvoir , nécessairement synonyme de totalitarisme ». Toute la philosophie politique du socialisme se résume dans « un fantasme de l’homogène » : ce qui se distingue sera réduit au même, « à l’uniforme, à l’étiage, à la moyenne », de gré ou de force. D’où l’inéluctable évolution vers le régime policier, puis vers le Goulag et l’hospice psychiatrique. Qui ne comprendrait pas les bienfaits du régime ne pourrait être qu’un malade mental. Le jugement de B.-H. Lévy : « Le marxisme est une raison démente » est infiniment plus dur que les mots de Pascal sur l’erreur — « vérité dont on abuse » — ou de G.K. Chesterton — « vérité devenue folle » ; c’est qu’ils ne connaissaient pas encore cette mésalliance perverse de la raison, du camp et de l’asile. Elle était implicite pourtant dans les écrits des philosophes et des théologiens.

Si le désir d’être soi-même, autonome, est en fait contredit par les conditions  de la vie sociale, que devient l’homme, avec ses aspirations personnelles ? Le moi n’est-il qu’un noble rêve, une illusion désespérante ? N’existe-t-il que par le cri de sa protestation, par son refus et par sa résistance ? Le cri de l’homme qui retentit, désespéré, dans un monde impossible, n’est-il pas l’appel d’un ailleurs, d’un autre monde, d’un autre possible ? Ce cri justifie peut-être cette vie, lui donne un sens, la sauve du désespoir final. Peut-être sera-t-il créateur d’autre chose ?

Le désir est partout étouffé par le système même de satisfaction qu’il appelle, quel que soit le régime. Les aspirations au progrès, à l’égalité, à la jouissance, à être soi-même, se heurtent aux impératifs que les conditions de leur accomplissement leur imposent. La contradiction est inhérente au désir. Il ne peut se satisfaire qu’en société, et la société est inéluctablement oppressive. « Ni le désir, ni l’audace, ni le savoir ne peuvent sérieusement ébranler les ruses du Maître et la tragique perpétuité du malheur de vivre. » Le socialisme ne peut pas être l’alternative du capitalisme. Tout pouvoir intériorise, par les moyens de l’éducation, de la culture, de l’information, l’acceptation de la servitude : il cherche plus ou moins à transformer la contrainte en persuasion. « L’idéologie est un mensonge qui, instillé au cœur des hommes, les force à méconnaître la réalité de leur oppression. »

La figure du Maître qu’elle impose, Elu, Personnalité, Classe, Société sans classe, prend les dimensions du sacré ou s’y substitue. « … C’est la crise du sacré, qui est première et décisive », écrit B.-H. Lévy. L’histoire des religions, pense-t-il, éclairerait mieux la situation actuelle, avec sa tendance au totalitarisme, que la seule histoire politique ou économique. Elles ne devraient jamais être séparées, quand on veut connaître les causes profondes de l’évolution sociale. L’Etat se manifeste comme une perversion du sacré, dès lors qu’il s’approprie les deux caractères principaux du sacré : fascinandum et tremendum, fascinant et terrifiant. A quelque degré d’organisation qu’il prétende, chaque Etat possède ce charme maléfique d’exciter un espoir et ce pouvoir redoutable de faire trembler d’effroi. Le totalitarisme est une conséquence logique du marxisme, et le marxisme est la pointe sociale avancée du rationalisme. Leur union fascinante et terrible leur donne la force d’une religion.

Lévy l’expose avec un humour noir, en remplaçant seulement le mot « religion » par celui de « marxisme » dans le fameux discours de Marx sur la religion « théorie générale du monde » et « opium du peuple » (p. 195-205). Cependant, nous dit-il, « je suis totalement incroyant, athée et plutôt matérialiste… et j’ai d’une certaine manière, en même temps, une fascination lancinante pour la spiritualité… » Il rapproche cette position de celle de Camus ; il reconnaît une filiation entre l’Homme révolté et son livre, moins d’ailleurs par les thèmes que par « une même sensibilité à l’histoire et au monde, et probablement aussi par l’écriture ». S’il a en effet une connaissance de la philosophie plus étendue et plus précise que Camus, il sait comme lui animer son langage d’un souffle lyrique. « Un grand style romantique », a-t-on dit de ce livre. Et c’est par un portrait de « l’intellectuel anti-barbare » qu’il se termine. Cet intellectuel anti-barbare sera métaphysicien : non plus militant de parti, mais chercheur et défenseur des « possibilités ontologiques de l’événement révolutionnaire…, nous continuerons de penser jusqu’au bout, de penser sans la croire, l’impossible idée d’un monde soustrait à la Maîtrise ». Il sera aussi un artiste, car l’artiste est « celui qui, du plus atroce désordre, sait faire l’ordre d’une figure, sans arrière-pensée ambitieuse de pouvoir. Il sera enfin un moraliste, au sens classique du terme, comme un Camus ou un Merleau-Ponty : « Je crois aux vertus d’un spiritualisme athée, face à la veulerie et à la résignation contemporaines — quelque chose comme un libertinage austère pour temps de catastrophe. Je ne crois pas en l’homme… mais je crois simplement que sans une certaine idée de l’homme, l’Etat a tôt fait de céder aux vertiges du fascisme ordinaire. » Métaphysicien, artiste, moraliste, c’est la nouvelle figure du Révolté.

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LES MAITRES PENSEURS

d’André Glucksmann

Avec les Maîtres penseurs (Paris, Grasset, 1977), le livre le plus retentissant du mouvement, le plus méthodique aussi — je ne dis point systématique —, André Glucksmann démontre que toutes les théories politiques, ouvertement ou hypocritement, finissent par justifier la domination. Toujours exaltées par quelques penseurs, les révolutions, soi-disant justes et libératrices, aboutissent à l’oppression. Les idéologies dont elles se parent ne sont que « des mécanismes multiplicateurs de la violence ». Même le libéral précepte de Thélème, « Fais ce que voudras », cache la volonté de puissance d’un maître « d’adresser ses ordres à notre liberté ». L’abbaye imaginée par Rabelais comporte aussi des règles, une organisation, une hiérarchie, un chef : « Les thélémites sont… moutons de Panurge. » On est libre, si on se fait un idéal d’obéir ; sans cet idéal, on est coupable et indigne de la liberté. Rien de plus drôle, et rien de plus grave, que le parallèle de Gargantua et de Mao.

Les dictatures conjuguent l’idéologie révolutionnaire et l’idéologie de classe, de nation, de race, d’indépendance pour mieux asseoir leur pouvoir. Elles cherchent la connivence d’une passion, d’un ressentiment ou d’une illusion. L’Etat, la loi, les règlements s’imposent, en essayant de faire croire à leur rationalité. Leurs décisions, censées procéder d’un calcul impartial, aujourd’hui de l’ordinateur, sont nécessaires, comme des résultats scientifiques. « Philosophies de l’Etat, de la bureaucratie, de l’impérialisme cultivent ce même jardin : concevoir, c’est dominer. » Ceux qui invoquent la science, la mathématique, la raison, pour exercer leur domination, ne doutent point de ces forces de l’esprit, alors que l’esprit des savants reconnaît de plus en plus ses incertitudes. Hegel a défini la fonction de la philosophie en Allemagne : « Elle a une existence publique qui concerne la collectivité, principalement, ou, même exclusivement, au service de l’Etat. » Et tous les penseurs, de gauche ou de droite, révolutionnaires ou conservateurs, marxistes, fascistes, nazis, s’en réclament. Le Capital de Marx ne se comprend pas sans la Grande Logique de Hegel. A part cela, « Fais ce que voudras ». Exemple, Socrate, qui en est mort.

Poètes et philosophes exalteront la Révolution française et poseront en même temps les principes de nouvelles Terreurs. Glucksmann étudie surtout les Allemands : Kant, Hegel, Schelling, Hölderlin, Nietzsche, etc. En France, les penseurs feront de même, mais pour la Révolution bolchevique d’Octobre. Avec ces maîtres, la théorie devient science, le socialisme, d’utopique, devient scientifique ; l’exercice du pouvoir aussi devient scientifique ; l’histoire, la religion, la morale, tout devient scientifique ; les sciences exactes imposent leur modèle aux sciences de la nature et aux sciences humaines ; c’est la plus totale prise de pouvoir par la raison qu’on puisse imaginer. De Leibniz à Husserl, le désir d’une mathesis universalis hante le cerveau des philosophes et des révolutionnaires. Lénine écrira : « Un grand Etat centralisé constitue un énorme progrès historique conduisant du morcellement moyenâgeux à la future unité socialiste du monde entier. »

Trois étapes de toute révolution peuvent se dégager : « la préparation idéologique », fondée sur l’efficacité de la pensée et le travail de l’opinion publique ; « le terrorisme ou la montée aux extrêmes », période d’un combat implacable, selon Hegel, Marx, Nietzsche, entre les classes, les partis, les consciences, les cultures ; « savoir terminer une révolution », selon le mot de Trotski, période où le maître qui a triomphé de la lutte rétablit l’ordre sous sa domination.

On retrouve ce schéma des trois périodes, observe Glucksmann, dans « les mésaventures des jeunes générations » : 1) en vertu d’une certaine information, elles se croient tout permis ; 2) la société limitant la permissivité, elles passent à la violence ; 3) elles font une fin, tout rentrant dans l’ordre par la répression ou la soumission. C’est la fin, effectivement, une certaine mort.

Le maître absolu conduit à la mort, il est la mort, déclare Glucksmann, citant Nietzsche : « Plutôt vouloir le rien que ne rien vouloir. » La science et le pouvoir tendent à tout réduire à l’état d’objet, de chose, c’est-à-dire, pour le vivant, à l’état de mort. Ils tuent l’être de désir, le destin personnel, en imposant le travail (« mort différée », disait Hegel), les cadres, règles et rythmes de vie, le système éducatif et d’information, la formation même de l’esprit. Tout est exercice, apprentissage ou support de la domination. Le spectacle du monde est « à la fois maîtrise de la manifestation et manifestation de la maîtrise ». (Glucksmann chérit ces effets de style par inversion des termes : « subtilement violent… violemment subtil » ; « la critique des armes… les armes de la critique » ; « non les masses qui s’emparent du pouvoir, mais le pouvoir qui s’empare des masses » ; répétés plus de trente fois, ces tours de phrase tournent au procédé.) Avec les moyens actuels de domination, « l’enjeu du siècle » est devenu « tout le pouvoir » sur tout.

L’enchaînement est constant : pensée, maîtrise, pouvoir, violence, répression ou soumission. Les mouvements révolutionnaires n’échappent pas à ce cycle infernal. A travers cette révolte réfléchie et passionnée de tout l’être contre les Goulags et les penseurs politiques de tous les horizons, contre cette collusion de deux absolus, celui de la science et celui de l’Etat, c’est la rationalité de l’ordre social qui est mise en cause, c’est la raison elle-même, avec son autosuffisance, sa prétention de se subordonner toutes les aspirations humaines, son refus du transcendant, ses tentatives de réduction forcée du pluralisme à l’unité. La conscience douloureuse du mal social et du conflit pouvoir-désir pose les problèmes du savoir, du dire, de l’être. Il s’agit de bien autre chose que de la critique du marxisme : celui-ci n’est qu’un détonateur, un rationalisme démasqué, à visage de despote. Le pouvoir du désir s’insurge contre le désir du pouvoir. La liberté ne s’acquiert que par la résistance.

Ce pessimisme historique conduirait au nihilisme s’il n’était contrebalancé par une éthique, née de ce pessimisme même, qui ne se contente pas de rejeter le pouvoir, mais le dénonce, le débusque, le combat par la parole. Ce n’est pas non plus anarchie. C’est l’instauration d’une parole libératrice au cœur des citadelles de l’autorité, une dissonance criante dans la fausse harmonie des contraintes. Le logos stoïcien était un principe d’ordre dans un monde chaotique, le logos de la nouvelle philosophie est un principe de contestation dans un monde trop ordonné. C’est la résistance de la conscience personnelle à la tyrannie totalitaire du social, la résistance du désir à la loi, du symbolique au conceptuel, de l’équivoque à l’univoque, du multiple à l’un. « La passion nous délivrera des folies de la raison », disait déjà Monsieur Teste.

Le lecteur sera sans doute déconcerté par le style trop souvent alambiqué de ces philosophes, par ces variations subtiles sur les mêmes thèmes, par cette vue désespérée de la société. Mais il percevra, à l’origine de ces analyses, une immense déception politique et philosophique. De cette critique aiguë, impitoyable, générale, de cette révolte venue des profondeurs de l’être, sourd cependant comme un appel, un appel à autre chose, qu’on ne sait pas, ou qu’on n’ose pas encore nommer. Terminons par ces vers de Mallarmé, placés par Glucksmann en tête de son chapitre sur Nietzsche :

…le poète suscite avec un glaive nu

son siècle épouvanté de n’avoir pas connu

que la mort triomphait dans cette voix étrange.

Jean Chevalier