Jean Couvrin
Approches de U.G.

Aucun maitre spirituel ne se laisse saisir: cet être-là n’est plus vraiment un homme, mais plutôt un flux d’énergie, d’intelligence et de paroles. Mais que dire en présence de U.G., de « l’homme-torrent » qui déverse tant de déclarations inattendues? Comment approcher une personnalité d’exception, située bien sûr aux antipodes de la raison ordinaire, lorsqu’en plus elle se démarque -un tant soit peu de la tradition spirituelle où l’on aimerait pouvoir l’inscrire? Esquisser un portrait de U.G. et établir un compte-rendu de ses paroles: l’entreprise est périlleuse.

(Revue Voir. No 12. Avril-Juin 1986)

Aucun maitre spirituel ne se laisse saisir: cet être-là n’est plus vraiment un homme, mais plutôt un flux d’énergie, d’intelligence et de paroles. Mais que dire en présence de U.G., de « l’homme-torrent » qui déverse tant de déclarations inattendues? Comment approcher une personnalité d’exception, située bien sûr aux antipodes de la raison ordinaire, lorsqu’en plus elle se démarque -un tant soit peu de la tradition spirituelle où l’on aimerait pouvoir l’inscrire?

Esquisser un portrait de U.G. et établir un compte-rendu de ses paroles: l’entreprise est périlleuse.

Tentons l’aventure! Et espérons qu’à travers un bon choix de citations, U.G. lui-même dévoilera son vrai visage, en tout ou en partie.

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Qui est U.G.?

Quelques phrases peuvent suffire pour rendre compte des grands tournants de l’existence de U.G., si nous nous en remettons à ses propres confidences autobiographiques. (Evidemment, un tel portrait du témoin est déjà une part intégrante du témoignage lui-même.)

Uppaluri Gopala Krishnamurti – dit U.G. – est né en Inde du Sud, en 1918, fils de brahmane, voué à la vie spirituelle, Il bénéficia d’une éducation privilégiée, bien qu’elle fut peu satisfaisante à ses yeux. Après un début de réussite sociale et de notoriété, les tribulations de l’existence et les aléas de sa recherche devaient le plonger dans un profond désarroi. Vers 1965, une amie suisse lui vint en aide et lui offrit de partager sa maison, dans un petit village des Hautes Alpes, à Saanen. C’est là, peu avant son quarante-neuvième anniversaire, qu’Il fut affecté d’un intense bouleversement physiologique. Au terme de ce processus, Il s’est trouvé établi, irréversiblement, dans ce qu’Il nomme – non pas l’Illumination, mais – « l’état naturel ».

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La tradition spirituelle de l’Inde présente l’Illumination (ou « moksha », la libération) comme L’ultime couronnement de la vie spirituelle. U.G. quant à lui ne veut pas entendre parler d’Illumination – et nous aurons, en temps voulu, à établir une distinction entre « Illumination » et « état naturel ». Il n’accepte pas davantage les méthodes, disciplines et autres pratiques qui sont censé y conduire.

Dès lors, une question vient a L’esprit: l »‘enseignement » de U.G. est-Il compatible avec la tradition?

Les personnes intéressées par la réflexion spirituelle souscrivent selon toute probabilité à la « philosophie éternelle », c’est-à-dire à quelques orientations essentielles, communes à toutes les grandes philosophies religieuses traditionnelles. Cette adhésion à la tradition se fonde sur une connaissance intellectuelle plus ou moins vaste. Il est vraisemblable qu’un jour l’un ou l’autre texte nous a profondément touché et nous a fait entrevoir une unité d’être et de sens au-delà du multiple. D’intelligence et de cœur nous nous sommes sentis reliés à une sagesse millénaire; nous avons tissé entre elle et nous une sorte de fil secret, et éminemment personnel. La vraie question qui pourrait se poser, à chaque lecteur, est de savoir si l’enseignement de U.G. s’accorde avec sa saisie particulière de la tradition.

U.G. se situe-t-Il dans la ligne de la tradition? Selon la lettre? Selon l’esprit? A chacun sa réponse.

(Incidemment, un fait mérite sans doute d’être souligné: lorsqu’Il critique Krishnamurti ou Ramana Maharshi, U.G. ne met pas en doute la réalité de leur état d »’eveIl » spirituel.)

A maints égards, U.G. se différencie des autres instructeurs spirituels. Pouvons-nous prendre la mesure de cette différence, et l’expliquer jusqu’à un certain point? A défaut de réponse (car la réponse dernière et complète pourrait bien échapper à tout le monde, voire à U.G. lui-même), retenons une explication fragmentaire: Le message de l’homme aurait été modelé par son histoire personnelle.

La biographie de U.G. ne correspond pas à l’itinéraire spirituel du sage tel qu’on se le représente communément. Du sage, de l’homme que la destinée a gratifié de l’accomplissement le plus rare, nous attendons plutôt qu’Il mène une existence harmonieuse, avec un engagement constant et méritoire, dans des dispositions d’esprit positives. Or, jusqu’à l’approche de la cinquantaine, la vie de U.G. apparait comme une « contre-performance » spirituelle: 1) U.G. vit son enfance et sa jeunesse dans un état de révolte intérieure contre ses précepteurs; 2) pendant plusieurs années, Il passe par un effondrement total de la volonté, à tel point qu’Il en vient à mener une vie de clochard; 3) chez lui, « l’accomplissement spirituel » est le fruit du hasard, et non du mérite; 4) sans mérite ni volonté, Il ne travaille pas à susciter un changement psychologique, Il y renonce au contraire, et subit un bouleversement biologique.

Ainsi la biographie de U.G. annonce et explique quelque peu son message: certains êtres humains peuvent être surpris par la révolution intérieure totale qui instaure « l’état naturel »; loin d’apporter une aide, les enseignements des maîtres, les diverses techniques de méditation et la volonté personnelle ne font que dresser des obstacles.

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A L’interlocuteur qui lui demande de résumer son message en une seule phrase, U.G. répond: la phrase serait « Je ne sais pas vous aider ». En effet, « l’état naturel » est au-delà (ou en-deçà) des mots: Il est impossible de le partager. Hostile au « commerce spirituel », U.G. se défend de communiquer un enseignement, de même qu’Il refuse de se présenter en modelé. Sollicité par diverses personnes, Il lui arrive d’accorder des entretiens. Dans la série d’entretiens rassemblés sous Le titre « L’état naturel. Biographie » Il raconte les péripéties de son existence, jusqu’au bouleversement de 1967 qui « met un terme a sa biographie ».

Avec le temps, les interviews se sont multipliées, de sorte qu’Il existe aujourd’hui de nombreux entretiens de U.G., reproduits par écrit ou sur cassettes.

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Si tous les « libérés » vivent en réalité la même « expérience », leur style garde jusqu’a un certain point l’empreinte de leur vie passée. Le jeune U.G. a été habité de toute évidence par un ego fort impétueux. Cette ancienne disposition de caractère suffit sans doute à expliquer l’image qu’Il offre aujourd’hui, celle d’un homme spirituel teinté d’anarchisme. Même après son entrée dans « l’état naturel », Il se distingue encore par son impétuosité verbale. Or celui qui ajoute l’audace du style à une apparente hétérodoxie ne peut que surprendre ses lecteurs, éveillant l’intérêt des uns et l’irritation des autres.

Il est vrai qu’en première lecture l’autobiographie de U.G. apparait comme un document dérangeant, à la fois par son caractère abrupt, par l’accumulation d’affirmations inattendues par l’emploi d’un langage contemporain dédaignant l’académisme, et surtout par la pratique d’une sorte de « table rase » qui refuse l’à priori du respect aux représentants les plus vénérables de la tradition. Dans le domaine de la spiritualité, U.G. est une figure controversée: certains ont été favorablement surpris par la franchise et l’actualité de ses propos, alors que d’autres trouvaient ses déclarations « proprement outrageantes ».

En seconde lecture, l’un ou l’autre lecteur pourrait bien se trouver convaincu par l’authenticité du témoignage. Quel serait encore le poids de nos critiques, réserves et bouderies éventuelles si U.G. s’imposait bel et bien comme l’incarnation du sage ou voyant, dont Il a par ailleurs esquissé le portrait? Il est « établi dans l’état d’une conscience indivise. Il ignore qu’Il est un homme libre, et dès lors Il ne saurait être question pour lui de libérer les autres. Il se contente d’être là, de dire, de s’en aller. (…) Un tel homme ne dépend de l’autorité de personne. (…) Un sage n’a pas de disciples, car son expérience n’est pas de celles qu’on peut partager. (…) Les sages ou voyants sont orignaux et uniques parce qu’Ils se sont libérés de l’entièreté du passé ».

A la lecture des entretiens de U.G., nous serons gagnés… ou non par le sentiment de l’authenticité de son témoignage. Il appartient à chacun de tirer de ses écrits l’une ou l’autre leçon profitable… ou de les rejeter en bloc.

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QUELQUES THEMES DOMINANTS DANS LES ENTRETIENS DE U.G.

Pas « l’illumination », mais « l’état naturel ».

« Illumination » et « état naturel » ne sont pas exactement des synonymes.

U.G. n’aime pas entendre parler d »‘Illumination », de « libération » ou d »‘éveil intérieur »; ces mots ont inspiré au cours des siècles trop de descriptions flatteuses et trompeuses, et surtout Ils ont été utilisés habituellement pour désigner l’aboutissement d’une recherche.

Il affirme d’emblée qu’au terme de nos recherches Il n’y a pas d’Illumination – d’ultime libération du sujet, en ce sens que l’Illumination implique précisément la fin de la structure de pensée qui permettrait de l’affirmer. L’expérience de l’Illumination n’existe pas à proprement parler puisqu’elle suppose l’extinction psychologique de l’expérimentateur. « Cet état n’existe pas, sauf dans votre imagination. »

L’état naturel n’est pas le couronnement d’une vie méritante et religieuse. Par hasard ou par chance, cet état peut survenir à sa manière au moment où toute recherche a pris fin, lorsque la pensée s’est démise de ses prérogatives, abusives en matière de spiritualité.

Cet état ne saurait faire l’objet d’aucun enseignement, mais Il se laisse décrire, tant bien que mal, comme un mode de fonctionnement nouveau, comme un processus physique particulier qui affecte, entre autres, la perception sensorielle et les conditions d’intervention de la mémoire.

« L’état naturel n’est pas l’état d’un homme qui se serait réalise ou qui aurait atteint le divin. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut accomplir. Ce n’est pas quelque chose que la volonté peut susciter. C’est là . C’est l’état vivant. Cet état est tout simplement l’état fonctionnel de la vie. Par Le mot « vie » je ne veux designer aucune notion abstraite. C’est la vie des sens lorsqu’Ils fonctionnent naturellement, sans l’ingérence de la pensée. »

La fiction d’un état  meilleur.

Toute la tragédie de l’esprit humain découle d’une seule erreur: la sous-estimation et la non-acceptation de notre état présent qui nous assujettissent à la fiction d’un état meilleur, à sa recherche et à la mise en œuvre des moyens de l’atteindre.

« L’homme est toujours a la recherche de quelque chose – argent, pouvoir, sexe, amour, expérience mystique, vérité, Illumination – et cette recherche même le met en dehors de l’état naturel. »

Nous passons notre vie à poursuivre l’image idéale de nous-même. Dans cette perspective, nous nous assignons une série de buts. Nos cultures nous y encouragent; elles consacrent une sorte de hiérarchie des ambitions humaines, allant du matériel au spirituel – même si les « ambitions spirituelles » sont généralement inavouées. Et pour mieux réussir, nous buvons les sacro-saintes paroles de l’une ou l’autre « autorité ».

« Votre, désir – désir d’écouter, de comprendre, d’êtres semblable à telle ou telle personne – a été suscité par la société qui est préoccupée par la perfection de l’homme. Mais l’homme parfait n’existe pas, et c’est notre problème. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’être nous-mêmes. »

Tout compte fait, nos ambitions matérielles sont les moins suspectes. Ainsi l’acquisition de connaissances diverses et multiples, au prix d’un effort soutenu, est normale et nécessaire pour assurer notre position sociale. Elle permet à l’individu de s’insérer dans la réalité qui lui est imposée par sa culture et d’arriver à un fonctionnement sain et intelligent dans ce monde. Mais en même temps Il est bon de savoir que l’étude, la recherche et l’ambition n’ont pas d’autre valeur que cette valeur fonctionnelle.

U.G. observe que certaines personnes, en quête de spiritualité, se proposent d’atteindre une « réalité ultime », dont elles ne savent et ne sauront jamais rien, à l’exception des idées qu’elles ont pu engranger à ce propos. A l’interlocuteur qui lui demande: « Avons-nous une chance de passer d’une connaissance intellectuelle de la réalité ultime, à cette réalité même? », l’orateur répond: « Si vous êtes assez chanceux pour vous libérer du mouvement de la pensée, la question de la réalité ultime disparaitra ».

Contre la recherche

Tout au long de ses entretiens, U.G. insiste sur l’inadéquation de l’instrument mental lorsqu’Il s’agit de résoudre nos problèmes de vie. A ses yeux, la pensée n’a d’utilité que dans les domaines pratiques et techniques de l’existence quotidienne.

Aucune tentative de « compréhension » ne fournira au chercheur spirituel la paix permanente à laquelle Il aspire. La recherche est l’obstacle que nous avons placé entre nous et « l’état naturel ».

Malgré tout, nous nous acharnons à comprendre. Et quand allons-nous comprendre? Demain, assurément! « Non!, réplique U.G., ou bien vous comprendrez aujourd’hui, ou bien vous ne comprendrez jamais… La compréhension est l’absence du désir de comprendre. »

Nous n’avons rien à connaitre, même pas nous-même: « Dans cette totale mise a nu de vous-même, vous découvrirez que vous ne savez absolument rien de vous-même ».

« Tout ce que je puis vous certifier, c’est que la recherche (et la discussion philosophique, notamment) est inutile, que le dialogue est impossible, et que vos questions comme celles des autres sont sans objet. La compréhension, au sens où je l’entends, est l’état d’être où les questions n’existent plus. »

Pourquoi « la recherche de 1’Illumination » éveille-t-elle tant de questions? U.G. s’en étonne et Il nous invite à observer que les questions proviennent… des réponses que nous avons déjà! Cette formule sonne comme une boutade, mais que veut-elle dire au juste? Que des milliers d’hommes avant nous ont déjà répondu – tant bien que mal – aux questions que nous nous posons, que des lors notre mémoire est remplie à ras bord de toutes sortes de réponses. Or, parce qu’elles sont fragmentaires, les réponses (ou informations) sont toujours insatisfaisantes, et elles suscitent de nouvelles questions, automatiquement et indéfiniment!

Durant la première moitié de sa vie, U.G. s’est demande inlassablement: « Quel est cet état dans lequel vivaient Bouddha, Jésus et les autres? ». Que lui est-Il advenu par la suite? « Je dirais qu’un beau matin la question a disparu (…) et la disparition a été un choc tel qu’Il a mis hors de circuit toute la structure de la pensée. »

Les pratiques spirituelles.

Prétendument utilisées pour dépasser l’ego, toutes les techniques de méditation sont, aux dires de U.G., des activités egocentriques. Tous les mécanismes que nous mettons en jeu sont imprégnés, à notre insu, par la force qui assure la continuité du moi.
Le yoga peut assouplir le corps, Le silence peut favoriser la détente, etc., mais les pratiques spirituelles ne sont pas des moyens d’Illumination.

Il n’y a pas de moyens. Pas de voie, ni positive, ni négative. La voie négative prônée par les adeptes de Sankara procède d’une intention positive inavouée.

Il n’y a pas de méthodes. En fait, des disciplines appropriées permettent de susciter à volonté de multiples expériences spirituelles, mais celles-ci sont passagères et, en fin de compte, elles nous laissent inchangés et démunis. « Ces états d’être sont induits par la pensée. »

Il y a une sagesse (« jnana »), Il n’y a pas de voie de la sagesse (« jnana marga »).

Question: « Quelle est votre méthode? »
U.G. (riant): « La mienne! Je ne vends pas de souricières « nouveau modèle ». »

Faut-Il suspecter U.G. d’émettre des avis trop tranchés – notamment sur la valeur des pratiques spirituelles? N’oublions pas QUI IL s’estime dans l’impossibilité d’enseigner qui que ce soit d’autre, et que des lors ses paroles font valoir uniquement ce qui est vrai pour lui. Parfois Il se place néanmoins au point de vue des autres et envisage des démarches différentes de la sienne. « Il est possible que l’une ou l’autre personne se soit dégagé de la structure de la pensée par la pratique du yoga, mais je ne crois pas que cette technique en elle-même puisse briser la structure (…) Il en va de même pour d’autres disciplines, exercices ou mantras. »

Des instructeurs

En l’absence de voie spéculative et d’une discipline efficace quelconque, les instructeurs n’ont rien à nous offrir. Ils forment une belle bande d’exploiteurs, qui bâtissent leur prospérité sur la niaiserie des gens. »

Mais U.G. tient pour vraisemblable que Ramana Maharshi, « ce type » qui ne se distingue en rien du commun des mortels, vit bel et bien dans l’état qui fut celui de Bouddha, de Jésus et d’autres. U.G. s’est trouvé en désaccord avec Jiddu Krishnamurti et Il traite son enseignement de « lavasse archaïque ». Mais Il observera incidemment qu’Il vît lui-même l’état décrit par Krishnamurti.

Dans Le texte qui sert d’épilogue à « L’état naturel », U.G. distingue d’une part le sage ou voyant « qui fonctionne selon le mode propre à une conscience indivise », et d’autre part le saint ou mystique, qui peut avoir connu l’une ou L’autre expérience spirituelle fugitive, et qui se fait 1’interprète des sages. Les saints s’appliquent vainement à communiquer l’incommunicable, car « cette expérience n’est pas de celles qu’on peut partager avec quelqu’un d’autre; ce n’est pas une expérience du tout ».

Il ajoute, contre toute attente: « Le monde devrait témoigner sa gratitude aux saints plutôt qu’aux sages. S’Il n’y avait eu les saints, les sages auraient été oubliés depuis longtemps.

Même si nous avons droit à quelques nuances, U.G. met plus volontiers l’accent sur le charlatanisme des gourous.

Admettons enfin que le « commerce spirituel » est facilité par l’empressement des humains à s’en remettre à l’autorité d’autrui: sécurité oblige! « Vous ne devriez pas m’écouter, ni écouter personne. Vous avez passé votre vie à écouter les autres; c’est la raison pour laquelle vous n’êtes pas heureux. Vous êtes unique. Pourquoi vous mettre en tète de ressembler à quelqu’un d’autre? » « Pourquoi vous préoccupez vous de Jésus, Bouddha et tous les autres? Ils sont morts. Vous feriez mieux de les jeter dans la rivière, la tète la première. Mais non! Vous ne le faites pas: vous préférez écouter! »

Une révolution physiologique.

Conférencier brillant, attaché à la Société Théosophique, marié et père de famille, U.G. semble avoir mené jusqu’à ses 43 ans une vie structurée en fonction d’un but et d’orientations philosophiques, même s’Il en a pressenti l’inanité à plusieurs reprises. But, perspectives de vie et volonté – tout s’effondre en 1961: dès lors Il rompt son mariage, renvoie sa famille en Inde et mène une vie d’errance. En 1967, Il est en proie à une mutation physiologique aux symptômes violents et spectaculaires. L »‘état naturel » s’instaure: c’en est fini de l’homme et de son histoire.

« J’ai subi alors de terribles tortures physiques… Une déflagration pareille réduit le corps à néant, jusqu’a la dernière cellule, jusqu’au dernier nerf. »

« Vous n’imaginez pas à quel point la pensée s’infiltre et s’immisce dans le fonctionnement de chaque cellule de votre corps. Votre entrée dans l’état naturel fera voler en éclats chaque cellule, chaque glande et chaque nerf. »

Tandis que la plupart des guides spirituels prônent une révolution psychologique, U.G. déclare avec insistance qu’une telle révolution est impossible. Du chef de l’homme, rien ne peut être préparé ni voulu. U.G. soutient que ce que l’on nomme « Illumination » est un phénomène purement biologique et que le corps seul, avec son extraordinaire intelligence, peut apporter à un être humain la liberté de l’état naturel, pour autant que cet homme se soit entièrement dégagé de la culture, des conditionnements, de la pensée religieuse et de l’intellect.

Quand U.G. est-Il entré dans cet état? « Au moment où s’est effondré dans ma vie la totalité de mon héritage historique et culturel, avec tous les instruments et les institutions qui s’y rattachent. »

L’abandon total.

« Il est indispensable que vous soyez totalement démunis. »
Avant une mutation biologique éventuelle, les circonstances de la vie devront provoquer l’écroulement de nos prétentions et références humaines. Avis aux chercheurs impénitents: « Votre situation est franchement désespérée. Je me demande si vous vous en rendez bien compte! ».

L’essentiel pour U.G. est un abandon total: « Dans cet abandon-là, toute espèce d’effort a pris fin. (…) S’Il n’y a rien que vous puissiez faire, Il se produira quelque chose ». Ici la volonté humaine n’a pas sa place. « Cela » arrive ou pas, car « cet état naturel est acausal ».

La calamité.

De même qu’un fait n’est pas un rêve, « l’Illumination de fait » (ou « état naturel ») diffère radicalement de « l’Illumination en tant qu’espérance et projet ». Poursuivie comme expérience permanente de liberté, de paix, de compréhension, de plénitude, d’extase, etc…, l’Illumination -pour U.G. est un mythe. Pour infliger aux rêveurs que nous sommes la plus sévère des déconvenues, U.G. a trouvé cette formule cinglante: « Voir qu’Il n’y a pas d’Illumination du tout, est Illumination » (« To realize that there is no enlightenment at all is enlightenment »). Le chercheur spirituel est promu à un avenir calamiteux!

Aucun homme ordinaire n’a envie de traverser les épreuves physiques endurées par U.G. et, qui plus est, personne ne souhaite l’état naturel! Dépouillé de tout ce que nos esprits y projettent immanquablement, celui-ci ne correspond en rien à nos attentes trop humaines. On conçoit qu’un homme rêve d’aller à New York, mais qui voudrait se rendre « dans un trou perdu que les diables eux-même ont déserté »?

« Je dis que vous ne voulez pas en sortir. Ce que vous voulez, c’est intégrer ce que je dis à votre recherche du plaisir. C’est tout! Mon état ne vous intéresse nullement. J’aimerais pouvoir vous en donner un avant-goût: vous prendriez la fuite comme un seul homme. (…) S’Il vous plait! C’est un simple fait! »

Il semble bien que toute pensée est imprégnée de désir, de sorte qu’un état d’être impensable serait forcement indésirable. Du point de vue des personnes qui s’attendent a une expérience merveilleuse, l’état naturel est a coup sur une calamité.

L’état naturel.

« C’est l’état vivant. Cet état est tout simplement l’état fonctionnel de la vie. Par le mot « vie », je ne veux pas évoquer une notion abstraite: c’est la vie des sens lorsqu’Ils fonctionnent naturellement, sans l’ingérence de la pensée. »
« Jésus, Bouddha, Moïse et bien d’autres ont dit exactement ce que je dis moi-même. L’Eglise ici, et les sociétés bouddhistes ailleurs ont déformé et dénaturé Le tout. (…) « Le grain doit mourir pour naitre à nouveau ». « Découvrez la vérité et elle vous rendra libre », « J e suis la lumière » …: j’ignore comment vous avez compris ces déclarations, mais c’est exactement ce que je dis. Lorsque vous vous libérez de la structure de la pensée et du mode de fonctionnement qu’elle implique, ce qui est est le fleuve de la vie. Vous n’êtes pas séparé de ce courant de vie, et cette vie s’exprime ou se manifeste elle-même par l’énergie. »

« Il n’y a rien ici que je puisse appeler Atman, mais Il y a un Témoin. Il n’y a pas d’agent, mais tout ce qu’Il y a est action. Ici Il n’y a pas de sujet, mais chaque objet le crée. Il n’y a pas d’immortalité, mais Il n’y a nulle part ni naissance ni mort. Il n’y a pas d’esprit, et s’Il y en a un, Il n’est pas différent du corps. L’esprit divise la vie, mais s’Il ne fait plus qu’un avec la vie, Il l’Illumine et la rend dynamique. »

« Le vrai silence est explosif (…). Par nature Il est volcanique. Cela jaillit sans arrêt. Il a la qualité de la vie et de l’énergie. Vous pouvez me demander comment je le sais. Je ne le sais pas. La vie est consciente d’elle-même en quelque sorte. »

Question: « Croyez-vous en Dieu? »
U.G.: « je ne crois en rien. »
Q.: « Quels sont vos livres religieux et philosophiques préférés? »
U.G.: « Je n’en lis aucun. »
Q.: « Comment passez-vous vos journées? »
U.G.: « Je vis. Je suis assis. Je cuisine. Je mange. J’entretiens des conversations, par courtoisie. Je ne suis pas dans un état méditatif. Je ne suis pas dans un état de bénédiction permanente.(…) Chaque jour, je fais une promenade. »
Q.: « Et en marchant, vous regardez les montagnes? »
U.G.: « Non, les montagnes me regardent. »(…)
Q.: « Vous intéressez-vous a la réincarnation? »
U.G.: « Je m’intéressé davantage à la question « Etes-vous né? ». Qu’en pensez-vous? Vous personnellement, pouvez vous dire avec certitude que vous êtes né? Pouvez-vous expérimenter votre propre naissance? Non! Impossible! Vous pouvez vivre l’expérience de la naissance des autres, et de la mort des autres également, et en plus vous pouvez penser qu’un jour vous connaitrez l’expérience de votre propre mort (…) Mais la structure qui se soucie de comprendre la naissance et la mort pourrait ne plus être là. Ainsi la vie comme telle n’a ni début ni fin; c’est un mouvement sans début ni fin et vous êtes l’une de ses expressions. Vous n’êtes qu’une expression de la vie, comme l’oiseau, le ver de terre ou le nuage. »

« Malgré mes réticences, je suis amené à parler d »‘expérience religieuse » (mais pas au sens courant du terme). Cette expérience vous ramène à la source. Vous retrouvez la conscience à l’état primitif, primordial. Libre à vous d’appeler cela l’état de conscience pure… ou tout autrement. Dans cet état les événements se produisent, et Il n’y a personne pour s’y intéresser, personne pour les observer. Ils vont et viennent a leur manière, Ils coulent comme l’eau d’un fleuve. Il en va de la conscience comme du Gange: Il charrie les rejets des égouts, des cadavres à moitié carbonisés, du bon et du mauvais, tout ce qu’on peut imaginer, mais son eau reste pure. »

Pour décrire l »‘état naturel », nous nous en sommes remis prudemment aux confidences de U.G. Ces citations contiennent quelques formules qui méritent peut-être d’être mises en évidence, car elles semblent représentatives d’une perception de soi et du monde débarrassée du mental:
– Il n’y a personne.
– Il y a la conscience à l’état primordial.
– Il y a ce qui est: Le fleuve de la vie.
– La vie est consciente d’elle-même.
– Les êtres et les choses sont l’expression de la vie; Ils n’en sont jamais séparés.
– Loin d’être une abstraction, la vie ne se laisse pas distinguer de la vie des sens, lorsqu’Ils fonctionnent sans l’intrusion de la pensée.

Selon U.G., l’état naturel est sans contenu religieux, social ou moral. Il n’y a qu’une seule manière de comprendre cet état: Le vivre. Il s’agit d’un état de non-savoir et d’étonnement. Il est impossible de parler de l’état naturel dans un langage poétique et romantique.

U.G. ne veut pas être tenu pour un mystique ou un prophète. Il lui est arrivé de se présenter comme « un homme naturel » et comme « Le produit final de l’évolution humaine ».

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A chacun sa lecture

Le lecteur prudent ou timide peut recevoir l »‘enseignement » de U.G. comme un ensemble de mises en garde, anciennes mais toujours profitables. Nous ne sommes pas tenus, regardant par la lorgnette de l’homme précautionneux, de dramatiser notre situation: U.G. ne nous prendrait pas en défaut, si nous respectons déjà les consignes de vigilance formulées avant lui par d’autres sages.

Sommes-nous vraiment dans la situation dramatique du chercheur spirituel, en rupture avec les réalités du monde, et qui s’entendrait dire que sa recherche est nulle et non avenue? Peut-être sommes-nous tout simplement des femmes et des hommes, engagés dans la réalité sociale, attentifs a eux-mêmes et à l’entourage? Nous sommes-nous placés dans la dépendance d’une autorité extérieure? Nous livrons-nous à certains exercices (silence, yoga, diététique…) de façon mécanique et astreignante? Sommes-nous de ceux qui tirent de leurs expériences d’ordre spirituel des conclusions hâtives, exaltées et plus ou moins-aveugles?… … … Pas forcement!
Certains lecteurs trouveront utile ce rappel a la prudence et a la sévérité envers soi-même, d’autant que les injonctions de U.G. sont formulées dans un langage vif et actuel.

D’autres, plus téméraires, estimeront que U.G. va plus loin. Non seulement l’auteur de « L’état naturel » ne nous trace aucune voie, mais sa pédagogie de fait peut apparaitre comme une insistante et indispensable « mise en péril » de l’esprit humain, avec ses simulacres et ses contradictions sans nombre.

La rencontre d’un texte, comme celle d’un être humain, nous enrichira davantage si nous voulons bien courir Le risque de la disponibilité. Chrestien de Troyes le savait, à en juger d’après le premier vers de sa « Quête du Graal »: « Qui petit sème, petit cueille! »

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APPRECIATIONS PERSONNELLES.

Que celui qui ne comprend pas ce discours
ne s’en afflige pas dans son cœur.

Maitre Eckhart (1260-1328)

Rencontre d’un texte.

En lisant un numéro de la revue néerlandaise « Yoga Advaita » (I982, n04), je suis tombé pour la première fois sur un texte de U.G.: tout de suite Il m’a surpris et intéressé. Au lieu d’attendre la suite annoncée au prochain numéro, j’ai acheté avec empressement le large choix d’entretiens rassemblés dans l’édition en langue anglaise.

Quelques jours plus tard, je me rendis au Parc Duden pour profiter d’une bonne journée d’été. Je m’assieds sur un banc raisonnablement ombragé et je lis enfin « The Mystique of Enlightenment ». De temps à autre mon regard se détache de la page imprimée pour suivre une kyrielle d’enfants courant sur les pelouses. Première lecture de U.G.. Et déjà ces pensées furtives: la possibilité de communiquer ce texte différent; la nécessité de publier exactement ce qu’on aime; le profit des uns au prix de la perplexité des autres… … … Quelle est donc la première expression qui m’était venue a l’esprit? Ah oui! Un modèle de « spiritualité nue »! La formule me parait moins judicieuse aujourd’hui.

Absorbé par ces pensées, je n’ai pas songé du tout à scruter ma mémoire pour y réveiller le souvenir de mes séjours à Saanen. J’y étais allé afin de suivre, bien évidemment, les conférences de Krishnamurti. Je n’ai pas profité de l’occasion pour y rencontrer U.G. car j’ignorais alors son existence. Mais d’autres l’y ont entendu.

Le hasard a fait que, comme Krishnamurti, U.G. est d’origine indienne, qu’il se prénomme lui aussi « Krishnamurti » (de même que quelques milliers… ou millions d’indiens) et qu’Il est fils de brahmane. De plus, un moment donne, Il fut membre de la Société Théosophique, et pendant sept années il s’est entretenu personnellement avec Krishnamurti, pour arriver à la conclusion que leurs points de vue étalent différents. Enfin, U.G. s’est établi à Saanen, en Suisse, avant que Krishnamurti n’y organise ses conférences d’été. U.G. est donc aussi l’habitant d’un village envahi à la belle saison par un flot de touristes préoccupés par des questions d’ordre spirituel. En « homme naturel », U.G. s’est mis lui aussi à accorder des entretiens, au cours desquels il lui arrivait de faire état de ses désaccords avec Krishnamurti. Dans ces circonstances, il s’est trouvé des personnes pour parler – un peu légèrement – de « l’autre Krishnamurti », qui dans la bouche des anglophones devenait le « Krishnamurti two ». (Ceci est une information un rien anecdotique, livrée à la seule fin d’éviter des confusions éventuelles, et pour situer certains faits dans leur contexte.)

Au moment ou je découvrais « La mystique de L’Illumination », j’ignorais tout de L’homme U.G.. J’étais sensible au généreux ensoleillement de ce parc ou je jouais étant enfant, et j’étais intrigué par Le livre posé sur mes genoux.

Or, depuis quelques années, j’avais ajouté la traduction au nombre de mes manies. Poussé par un mélange d’avidité et d’impatience, j’ai voulu disposer dans les plus courts délais d’un « U.G., couché noir sur blanc, et dans la langue de Voltaire ».

En réalité mon travail fut lent. Par fragments, j’ai tout de même publié de courts textes de U.G. dans les numéros précédents de « Voir ». Au nombre des lecteurs enthousiastes, Il y eut des amis français, qui se sont penchés eux aussi sur les entretiens de U.G.. Faisant preuve de plus de diligence et d’efficacité, ils ont fait paraitre « The Mystique of Enlightenment » dans son entièreté, sous le titre: « Rencontre avec un éveillé contestataire ».

Mes « Approches de U.G. » devaient servir initialement de propos introductif à « L’état naturel », mais l’introduction devenait trop longue, et diverses circonstances m’ont amené à faire paraitre le texte de U.G. plusieurs semaines avant ces commentaires. Dans L’intervalle, informée par le courrier des lecteurs, j’ai pu mesurer une fois encore que Le témoignage de U.G. est doté d’une force qui éveille toutes sortes de sentiments, sauf l’indifférence.

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La pauvreté de « l’ici et maintenant ».

Mes doigts viennent d’éteindre la lampe de chevet et je me trouve étendu dans mon lit. Les dernières lueurs de la rue, qui filtrent à travers les tentures, laissent ma chambre dans une obscurité presque complète.

Ne parlons pas de mon corps! « Je me trouve étendu… » n’est pas autre chose qu’une façon de parler: de moi il n’y a rien, sauf une forme indistincte qui soulève la couverture. – Suis-je là? J’aurais plutôt tendance à répondre par la négative.

Il y a un espace modeste et sombre. Cette heure du soir peut être fatidique et pénible. Parfois les efforts du jour n’ont rien produit de bon et me laissent insatisfait. Quelquefois, énervante comme un moustique, une pensée me harcèle et m’empêche de trouver Le calme. Alors tout contribue à faire de ma chambre un antre de désolation.

La nuit venue, je me retrouve pauvre comme Job, ou davantage. Mais, certains soirs, Il arrive qu’à cette pauvreté je n’aie RIEN A REDIRE. Parfois, quand l’univers entier s’est rétréci aux dimensions de ma chambre, je regarde – avec une sorte d’assurance naturelle et tranquille – cet étrange et indubitable royaume: sans qu’il soit gai, sans qu’il soit triste, je le tiens pour IRREPROCHABLE, absolument.

Je parle de « royaume », car je possède alors une connaissance convenable de ce que les messies, prophètes et maitres spirituels appellent, depuis la nuit des temps, « La perfection de l’ici et maintenant », le « Royaume qui est en vous »… (On me pardonnera de délaisser U.G. provisoirement pour donner mon propre cours de métaphysique!)

A certains moments, il ne m’importe pas d’avoir à l’esprit et de formuler une dimension qui transcende l’humain: car je la vis à mon insu. Il m’est arrivé d’écrire que je refusais d’accepter une vie dépourvue de sens et de beauté. Je regrette de n’avoir pas dit, avec plus de sobriété, que tout est parfait et suffisamment sensé dès que l’impression de l’absurdité de l’existence s’est évanouie. Il semble donc que je n’ai pas toujours besoin de « la lumière métaphysique » ou du « soleil de Dieu » (d’une réalité divine quelconque).

En d’autres jours, à d’autres heures, mon esprit appelle, au-delà du physique et du psychisme, l’ouverture d’une perspective métaphysique. J’y pense et je tente de la formuler, pour moi-même et – qui sait? – pour les autres. Et je souscris, dans les grandes lignes, à ce que Aldous Huxley appelait « la philosophie éternelle ».

J’ai omis de signaler et de souligner que mes désolations du soir ou ma remarquable tranquillité d’esprit ne dépendent en rien – que je sache – de ma volonté personnelle.

Ma chambre à la nuit venue n’est pas plus agréable objectivement qu’un « trou perdu », et je ne l’ai évoquée que par analogie avec « l’état naturel » et son austérité. U.G. propose une comparaison: « Vous vous faites une image de New York, vous en rêvez, et vous rêvez d’y être. Quand effectivement vous y êtes, Il n’y a rien de ce que vous espériez. C’est un trou perdu que les diables eux-mêmes ont déserté. Vous trouvez un lieu qui ne correspond pas  à ce que vous avez cherché (…).

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U.G. et la tradition.

U.G. nous inflige une leçon sévère. Notons – à titre d’exemple – qu’il n’est ni plus ni moins abrupt que Maitre Eckhart, le mystique rhénan du XIVe siècle, qui invite ses auditeurs à devenir semblables au pauvre en esprit: « Celui-là est un homme pauvre qui veut non pas accomplir la volonté de Dieu, mais qui vit de telle sorte qu’il est libéré et de sa volonté propre et de la volonté de Dieu, tel qu’il était alors qu’il n’était pas ».

Les entretiens de U.G. se caractérisent sans doute par un éclairage unilatéral de la sagesse traditionnelle. Les thèmes du non-espoir et de l’inutilité de la recherche spirituelle y dominent largement. J’y vois moins un défaut qu’une heureuse adéquation à l’état des esprits en cette fin de XXe siècle.

La « Philosophie Eternelle », avec sa « métaphysique qui reconnait une Réalité divine substantielle au monde des choses, des vies et des êtres », a toujours présenté deux faces: elle exprime d’une part l’orientation de l’homme vers une « réalité divine », vers un « royaume intérieur », mais elle fait également état de l’impossibilité où nous sommes d’atteindre une telle réalité par nos seules facultés humaines [1]. Les mystiques ont été frappés tant par la prééminence du divin que par l’insuffisance de l’homme. Pour sa part, s’il témoigne – chichement – de l »‘état naturel » qui est le sien, U.G. insiste d’une manière presque exclusive sur l’impuissance humaine et la nécessité d’un abandon total.

En quoi U.G. se démarque-t-il finalement de la plupart des guides spirituels? En ceci peut-être qu’il ne se soucie pas d’adapter ses paroles au « degré d’avancement spirituel » de ses auditeurs. Il ignore les degrés: ou bien le conditionnement social garde sur nous son emprise, ou bien il se rompt. Il n’est plus question de renvoyer « à la dévotion, à l’étude et aux bonnes œuvres » ceux qui ne sont pas établis dans « l’état naturel ». Nous sommes ramenés à notre seule vraie place: l’existence ordinaire.
Pour seule consigne U.G. recommande un abandon total, qui implique le renoncement à l’intention spirituelle elle-même. Selon lui, le non-espoir – qui nous protège de la crédulité et des espérances illusoires – offre à l’homme sa seule et unique chance de changement.

En nous interrogeant légitimement sur la conformité de l’enseignement de U.G. et des traditions spirituelles, admettons que d’un autre point de vue de telles considérations sont absurdes! Si un  même volcan a plusieurs cratères, qui de nous se demanderait si la lave du premier est rigoureusement comparable a celle qui jaillit du second? Il va de soi que l’origine est identique! Ainsi, à travers tout « homme naturel » (ou « éveillé »…), c’est la même conscience-énergie qui fuse. L’image du volcan s’impose d’autant plus spontanément que, comme d’autres avant lui, U.G. est un « homme explosé ». Du fait même de « l’éveil », les convergences profondes d’un message particulier avec la tradition sont assurées, et elles sont involontaires dans le chef de celui qui parle.

Sommes-nous arrivés, en cette fin de XXe siècle, à un stade de l’évolution humaine où, en quelque sorte, la tradition n’aurait plus mieux à faire que de dresser le bilan de son propre échec? Telle semble être la position paradoxale de U.G.. A tous ceux qui entretiennent la spéculation métaphysique, il lance des « pourquoi? » violents et pathétiques. L »‘état naturel » étant incommunicable, pourquoi le « sage » prend-il encore la parole? Pourquoi court-il le risque de semer ce dont il n’a que faire: l’espoir (et le désespoir, avec toutes ses séquelles), le respect d’une autorité extérieure (et l’aliénation du sujet), la dévotion (et les complaisances émotives)? Pourquoi détourner les hommes de la réalité sociale, à savoir de la seule réalité sur laquelle ils ailent prise?

U.G. est formel: « Je n’ai aucun message particulier à transmettre à l’humanité, sauf cette seule déclaration: tous les systèmes visant l’illumination sont des blagues, et tous les bavardages portant sur une mutation psychologique sont des foutaises. La mutation psychologique est impossible. L’état naturel ne peut survenir qu’a la faveur d’une mutation biologique ».

J’ai du mal à admettre qu’à travers la bouche de U.G. la tradition en vienne a discréditer la tradition. Dès lors, je me sens partagé entre deux points de vue: l’un me ferait dire que U.G. pousse le paradoxe trop loin, et l’autre qu’il n’y a de paradoxe tout compte fait… que pour mon mental.

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L’esprit et la fin de la recherche

Je fréquente U.G. et ses propos acerbes sans être troublé outre mesure; il est vrai que je me sens capable d’y prendre ce qui me convient et je ne souscris pas également a toutes ses déclarations.

En dépit des attaques de U.G. contre la discussion philosophique, je suis favorable à l’étude dans toutes ses orientations. Ceci étant posé, je vois fort bien que les spéculations philosophiques et spirituelles sont condamnées à s’éteindre un beau jour. L’esprit humain saisit, comme dans un miroir, une image approchante, intéressante et incomplète de 1’homme et de 1 ‘univers.: elle peut nous captiver un certain temps. Mais il me semble que l’investigation sérieuse nous mène tôt ou tard au bord du « silence », du « rien », du « sujet », de la « présence-conscience »… En fin de compte, les représentations mentales sont insatisfaisantes, et les mots également.

A mon sens, la recherche spirituelle n’est pas forcément incompatible avec l’extinction du désir de comprendre.

Avec U.G., je n’en mesure pas moins les risques d’une réflexion qui se perpétuerait indéfiniment… pour mieux retarder l’aboutissement final, et fatal.

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Le non-espoir et l’existence ordinaire

Que la recherche spirituelle ne mène a rien (comme l’affirme U.G.), ou bien qu’elle nous ramène au « rien », Le résultat diffère peu: il n’est question en aucun cas de nous soustraire à l’existence ordinaire. Or il me plait d’être renvoyé à l’existence, par les bons soins d’un homme naturel.

U.G. ne se situe pas sur le plan moral. Pourquoi ai-je le sentiment que, plus que tout autre sage à ma connaissance, il me laisse vraiment libre d’agir selon mon jugement propre, compte tenu des circonstances qui me sont données à vivre? Une telle liberté me parait hautement souhaitable. Pour quelle raison ai-je l’impression qu’il me l’offre plus que quiconque? Peut-être parce qu’il me dégage non seulement des impératifs moraux extérieurs, mais aussi de la prétention à une réalité supérieure, laquelle me ferait simuler par avance – de façon inavouée et subtile – l’une ou l’autre attitude morale réputée supérieure!

Personnellement, je ne suis pas établi dans l »‘état naturel ». L’existence m’octroie de temps en temps des heures irréprochables, mais il n’est pas certain qu’elles aient seulement, par rapport à l’état naturel, la valeur d’un avant-goût; elles ne sont peut-être rien à coté de cet état vécu dans sa permanence et son irréversibilité. De mes « états de grâce » fugitifs, j’évite de tirer des conclusions, sachant trop bien que la vie ne me réserve pas que de bonnes surprises.

Il n’y a pas de réalité spirituelle saisissable, affirme U.G.. Pas de dimension métaphysique qui se laisserait entrevoir et viendrait compenser les insatisfactions de la vie ordinaire. Du reste, ajoute-t-il, notre existence n’est pas insatisfaisante; elle le devient dès que nous souhaitons davantage, souscrivant de manière inconsciente à la culture qui nous fait croire trompeusement qu’il y a mieux et plus.

Le non-espoir n’est pas facile à vivre, et je me sens enclin tantôt à espérer, tantôt à désespérer. Mais je suis amené régulièrement à m’accommoder de l’existence telle qu’elle est.

Oserais-je ajouter que le non-espoir n’est pas sans avantages? Il n’est pas exclu que j’arrive à mieux vivre le quotidien, en cessant de gaspiller mon énergie dans des recherches spirituelles ardues ou vaines. Il n’est pas impossible non plus, et U.G. le donne à entendre, que l »’état natureI » soit extrêmement proche de l’existence ordinaire: « Entendez-moi bien: c’est votre état que je décris, votre état naturel. (…) Ce qui l’empêche de s’exprimer à sa façon, c’est votre recherche, votre fuite en avant, ce sont vos tentatives pour être autre chose que ce que vous êtes ».

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Les pratiques spirituelles

Au contact de U.G., il m’est apparu encore une fois que « mon meilleur travail spirituel » a été de vivre, et à certains moments de survivre. En regard de cette implication concrète et quelque peu forcée, les lectures philosophiques, les pratiques de méditation, les exercices de perception visuelle consciente… me semblent aujourd’hui moins décisifs. En d’autres mots, la solidité intérieure dont je peux bénéficier actuellement s’impose à moi comme le résultat global de mon existence, avec ses heurs et ses malheurs, ses grâces et ses disgrâces, avec toutes ses initiatives. Jusqu’à un certain point et de façon confuse, j’ai pu penser qu’il y avait d’une part l’existence et ses péripéties, et d’autre part mon orientation philosophique et spirituelle. Depuis longtemps et d’une manière très nette, les leçons de ces deux expériences parallèles étalent inscrites dans mon esprit, mais elles étalent logées curieusement dans deux « cases » distinctes. Il se pourrait bien que je doive à U.G. et à la franchise de ses confidences autobiographiques la rupture de ce cloisonnement.

U.G. estime que les exercices spirituels sont inutiles et dangereux, du moins pour ceux qui y voient des moyens d’illumination. Pour ma part, j’ignore quelle est au juste dans ma vie l’importance relative des pratiques spirituelles.

Au nombre des souffrances auxquelles j’ai pu échapper, il y a la « mutation biologique » dont il est longuement question dans « L’état naturel ». Il semble que Krishnamurti et quelques autres personnes aient vécu un bouleversement semblable. Personnellement, je n’ai pas les compétences requises pour en dire davantage.

Qu’est-ce qui est « choquant »?
Je n’ai pas été « choqué » par la biographie de U.G.. Il m’importe peu que son existence, jusqu’à son entrée dans « l’état naturel », n’ait rien d’exemplaire… selon les critères sociaux.

Par contre, je m’étonne aujourd’hui d’avoir pu dire et répéter qu’il est important de se libérer de la totalité de nos conditionnements culturels, tout en espérant qu’une telle libération pourrait se faire « gentiment », en douceur, sans se départir jamais « d’une irréprochable bienséance ». Mais i1 n’y a pas de « vie en rose », pas de progrès humain sans révisions cruelles, pas de « spiritualité en rose ».!

Je ne suis pas « choqué » par le langage de U.G.. J’aime le style de ses entretiens où l’on chercherait en vain une seule phrase lénifiante. C’est un témoignage sans embellissements, à l’état brut; dans le domaine spirituel, le fait n’est pas commun.

Du langage de U.G., je ne dirais pas qu’il est négligé et familier: il est contemporain, tout simplement. Mais certaines personnes ont tout de suite à la bouche les adjectifs « choquant », « trivial », « vil »… Je m’en méfie ! ‘Je 1es soupçonne ni plus ni moins de tenir l’existence humaine pour choquante et triviale. De tels sentiments préconçus sont affligeants et ils constituent chez l’être humain un redoutable manque à gagner!

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L’amour chez U.G.

Tout ce que je viens d’écrire sur U.G. m’a été inspiré par les comptes rendus de ses entretiens. A ce jour, je n’ai toujours pas rencontre leur auteur. Mais un ami m’a aimablement offert quelques enregistrements sur cassette de ses conférences, et j’ai été heureusement surpris de découvrir une voix qui allie la spontanéité, la franchise et une cordialité fort sympathique.

U.G. utilise rarement le mot « amour » car, de manière flagrante ou sournoise, l’amour dont les hommes parient si volontiers appelle aussitôt son contraire: la haine. L’amour et la violence (en cas de guerre, par exemple) existent comme impératifs culturels; ils sont étalements inscrits dans la nature humaine, et nous n’échapperons pas à la guerre tant que nous serons asservis par notre structure mentale. L’humanité n’échappera sans doute pas a son autodestruction mais il nous appartient d’observer la stupidité suicidaire des conditionnements qui entretiennent nos conflits intérieurs.

A propos d’amour, j’aimerais évoquer la sexualité. U.G. se plait à répéter que le corps humain est un organisme harmonieux et paisible. Pour le corps même, la sexualité est pratiquement inexistante: le désir dépend de la pensée. « En L’absence d’imagerie mentale, la relation sexuelle est impossible. L’acte sexuel inflige au corps un choc violent; Il l’expose à une tension et à une détente qui vous procure le plaisir. Mais pour Le corps il s’agit d’une douleur. (…) Pourquoi tant de tabous et de controverses? Pourquoi détruisez-vous la joie de la sexualité? Ce n’est pas que je défende le laisser-aller ou la promiscuité; mais par la continence vous n’arriverez à rien. »

Je ne crois pas que l’on puisse dire en toute rigueur le terme que « Dieu est amour ». « Bien des gens, disait Maitre Eckhart, se plaisent à voir Dieu sous le pelage de la bonté. Ils se trompent! » La Source est toujours en amont, mais l’amour est une coloration humaine, qui se situe un rien en aval. Ainsi les paroles sobres de U.G. me conviennent fort bien: « L’état naturel est un état de grande sensitivité – mais Il s’agit de la sensitivité physique qui appartient aux sens, pas d’une sorte de compassion émotive ou d’une tendresse à l’égard des autres. Il y a seulement une compassion en ce sens qu’il n’y a pas d »‘autres » pour moi, et il n’existe aucune séparation ».

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Mes intentions

Une lectrice me demande à quelle intention répond chez moi la traduction et la publication de « L’état naturel. Biographie. » de U.G..

Les raisons sont multiples, et je saurais gré au lecteur d’en faire l’inventaire à ma place, sur la base de mes longs commentaires. Voici quelques derniers mots.

Enclin moi-même à la révolte contre les impostures religieuses, il me plait d’être renvoyé une fois encore vers un « royaume » extrêmement proche et banal, le plus proche qui soit: le leu même de ma présence.

Les sportifs qui pratiquent le saut à la perche se font un point d’honneur de placer la barre le plus haut possible et ils s’assurent ainsi l’admiration du public. Je suis enclin, dirait-on, à placer la barre au ras du sol, au ras… de moi-même.

U.G. place la barre – l’état naturel – a une hauteur inaccessible, si bien qu’il devient inutile de s’acharner à l’atteindre. Quant à moi, je reste « sur le plancher des vaches », plus ou moins débarrassé des désagréments de l’ambition spirituelle. Ensuite U.G. ajoute paradoxalement que « le haut » est fort prosaïque et qu’il se différencie peu de notre vécu ordinaire.

Par ailleurs, je serais assez heureux si les circonstances de la vie me permettaient de rencontrer l’une au L’autre personne, située sur « une longueur d’onde » voisine de la mienne – que ma publication de U.G. ait contribué ou non à ce rapprochement.

Bruxelles, Le 9 avril 1986.

[1] « Définie en langage psychologique, la grâce est une chose autre que notre moi personnel et conscient, par quoi nous sommes aides. » (Aldous Huxley)