Raymond Ruyer
Des fabricateurs de projets de société

(Extrait de Le Sceptique résolu 1979) Les « projets de société », ou utopie et réalisme Dans le domaine des réalisations techniques : une maison de campagne à construire, un canal à creuser, un débarquement d’hommes sur la lune, ou le débarquement des Alliés en Normandie, on part de l’idée du succès à obtenir, en […]

(Extrait de Le Sceptique résolu 1979)

Les « projets de société », ou utopie et réalisme

Dans le domaine des réalisations techniques : une maison de campagne à construire, un canal à creuser, un débarquement d’hommes sur la lune, ou le débarquement des Alliés en Normandie, on part de l’idée du succès à obtenir, en le considérant spéculativement comme « tout obtenu ». « Que voulez-vous? Quelle est votre idée? » demande l’architecte au client. Puis, on analyse les conditions d’existence de cette idée, et les conditions de réalisation. Puis, on remonte aux moyens à mettre en œuvre pour commencer. Pour l’opération « Neptune » (débarquement en Normandie), partant de l’idée : faire un port artificiel (et non conquérir d’abord un port existant), on est remonté à l’idée : « Faire des bateaux-caissons », puis à l’idée : « Creuser des excavations le long de la Tamise pour construire ces bateaux », puis, à l’idée : « Faire venir d’Amérique des excavateurs puissants ». La marche de l’opération est : a) l’idée du but; b) l’analyse des conditions d’existence de cette idée; c) et enfin l’analyse des moyens à mettre en œuvre, chaque moyen demandant d’autres moyens, jusqu’à ce que l’on rejoigne le moment présent, à partir de quoi on reprend à l’envers, dans la réalité, l’opération mentale, en commençant par les moyens des moyens.

Le port artificiel n’existait nulle part, il était un « nowhere », « utopique », au sens étymologique du mot. Il commandait pourtant les actes les plus concrets.

Dans l’ordre politique, il en est de même, ou il devrait en être de même. Un « projet de société » devrait être comme l’opération Neptune ou comme le projet du canal de Suez dans l’esprit de De Lesseps. Il devrait commencer par l’analyse précise de ce que devra être, pour vraiment exister, cette société en projet. Il devrait se continuer par l’étude des moyens, puis des moyens de moyens, etc.

Or, curieusement, on traite d’utopistes — au sens de « rêveurs irréalistes » — ceux qui analysent dans le détail la société projetée (par exemple le Phalanstère de Fourier, la République occidentale de Comte) et l’on considère comme réalistes, comme scientifiques, ceux qui commencent par les moyens, sans savoir au juste où ils vont et qui suivent la pente des possibilités actuelles, comme Machiavel, le Grand Frédéric, Lénine, ou même Marx, dont le socialisme est déclaré scientifique, parce qu’il suit la pente de l’histoire, et ne va pas, d’un « projet », à l’étude des conditions de réalisation.

Il y a bien cependant des justifications à ce curieux vocabulaire. Les utopistes, s’ils en restent à fignoler indéfiniment l’état terminal rêvé, ne sont bien que des rêveurs, qui ne font rien que dans leur imagination ou leurs livres. Les « réalistes », s’ils ne réalisent rien d’utile ou de vivable, réalisent du moins quelque chose de concret, en vertu du principe qu’on ne peut faire que « quelque chose », et qu’une guerre, un massacre, un enfer social, est tout aussi concret qu’un paradis social.

Il n’en reste pas moins que les « utopistes » des « projets de société » commencent au moins par le commencement, tandis que les « réalistes » mettent la charrue avant les bœufs. L’excuse des « réalistes » est qu’une « opération Neptune » ou qu’un percement d’isthme — ce qui peut être réalisé après projet, sinon tranquillement, du moins sur le fond solide d’une société établie, est impossible s’il s’agit de faire une nouvelle société, parce que la société humaine doit vivre au jour le jour, qu’elle ne peut se transformer tout entière en « société occupée à creuser des excavations » ou en « armée occupée à un débarquement ».

Un embryon en développement réalise ce prodige : il se fait lui-même et se transforme dans son ensemble, il met en place les moyens d’un état futur, tout en continuant sa vie minute par minute.

Mais ce prodige n’est possible que parce que l’embryon, dans l’œuf, dispose de réserves accumulées pour lui par l’organisme maternel, ou bien qu’il est nourri par cet organisme via le cordon ombilical.

Il est à noter que les révolutionnaires avec « projet de société », qui se veulent en même temps réalistes dans leurs moyens, comptent en général beaucoup sur une société étrangère déjà réalisée et conforme à leur idéal, pour leur fournir un cordon ombilical provisoire. Les peuples en voie de développement industriel comptent sur des crédits américains, ou européens, et les peuples en voie de révolution comptent sur l’aide russe ou chinoise, en soldats ou militants, sinon en capitaux.

Il est à noter aussi qu’un projet technique, tout comme un projet de société politique, peut aussi bien s’égarer dans la réalité préalable des moyens ou des « moyens de moyens ». De Lesseps, pour réaliser le canal de Panama, avait beau procéder d’une manière aussi rationnelle que les réalisateurs de l’Opération Neptune, il ne s’en est pas moins perdu, lui, dans la réunion des moyens financiers. Il avait besoin, pour obtenir ces moyens, de recourir à un emprunt à lots. Il lui fallait, pour cet emprunt, obtenir un vote du Parlement. Pour obtenir ce vote, il devait « acheter » quelques parlementaires. D’où scandale et naufrage. Si bien que « Panama » désigne, en France, un scandale politique et non une réalisation technique.

Les projets de société, même bien étudiés, risquent fort, de même, de sombrer dans des scandales d’autre sorte, plus graves et plus monstrueux.

« Loisir, sexe, anarchie », comme devise politique, « Travail, famille, patrie », comme prescription médicale

Dans les années dix, du XXIe siècle, entre 2010 et 2020, il y eut dans toute l’humanité — mais en Europe et en Amérique, plus qu’en Asie ou en Afrique — une crise de neurasthénie collective. Pendant tout le XXe siècle, on avait attendu l’an 2000 comme devant marquer l’avènement de la civilisation scientifique enfin bien digérée, plus prospère que jamais, et pacifique, du moins sur la terre — car les amateurs de films et de science-fiction ne détestaient pas la perspective de guerres interstellaires, pour lesquelles ils ne seraient pas mobilisés, et qui leur fourniraient des actualités intéressantes et de bons sujets de conversation. Or, les décennies avant et après l’an 2000 avec la crise de l’énergie, les pénuries de matières premières, les économies forcées, le détraquement des sociétés occidentales et des sociétés communistes, le chômage généralisé, n’avaient apporté que déceptions sur déceptions.

Curieusement, le niveau de vie n’avait que modérément baissé en Europe. Quelques grandes usines, presque toutes dans la zone tropicale où travaillaient dur des populations prolifiques, déversaient sur l’Europe dépeuplée d’énormes quantités d’objets à bas prix. Les indemnités de chômage assuraient précairement le vivre et le couvert. Les nations anciennement civilisées s’en tiraient, financièrement, en vendant aux « Tropicaux » riches leurs plaisirs faisandés, leur « culture » devenue cyniquement commerciale, les séjours payants dans leurs établissements dits éducatifs, simples prétextes pour les jeunes riches « Tropicaux », de passer quatre ou cinq années à s’amuser et à s’initier à tous les vices à la mode dans des lieux de plaisir célèbres du vieux continent.

Les indigènes européens, américains, ou russes, étaient devenus une minorité, submergés par les Tropicaux, travailleurs dans les rares usines subsistantes, artisans et commerçants ambulants, ou riches clients dans les universités ou établissements de plaisir. Ils s’en faisaient les cicérones.

Dégoûtés d’un travail régulier, ils vivaient surtout d’expédients. Les couples se passaient du mariage légal — qui ne donnait plus aucun avantage pour les indemnités de chômage et n’avaient guère d’enfants. Cela valait mieux, car si un enfant naissait par accident, le pauvret était traîné par ses parents sur les banquettes des cafés et des cinémas.

Ils avaient perdu aussi le goût de leur propre pays qui n’était plus guère, à vrai dire, qu’un centre administratif, bureaucratique et policier, sans figure distincte, dans un ordre ou plutôt un désordre uniformisé, où il était plus utile de parler un mauvais anglais, compris par tout le monde, et surtout par les Tropicaux et immigrés de toutes sortes, que de parler sa langue maternelle.

L’idéologie dominante suivait la réalité comme une ombre — comme une ombre tantôt en avant, tantôt en arrière. Des groupes ex-anarchistes avaient pris le pouvoir un peu partout, au nom d’une doctrine que l’on avait baptisée en France, la doctrine des L.S.A. d’après les initiales de Loisir, Sexe, Anarchie. Les nouveaux dirigeants avaient établi des dictatures molles, ou plutôt instables, avec des accès de férocité coupant de longues périodes de laisser-aller. Ils s’en tiraient politiquement aussi bien, ou aussi mal, que les gouvernements du XXe siècle.

Mais les crises étaient plus psychologiques que politiques. La doctrine L.S.A. régnait officiellement, elle ne gouvernait pas. Elle suffisait cependant à provoquer des épidémies psychiques. Au point que les thérapeutiques psycho-médicales étaient devenues la grande affaire.

Avec prudence, pour aménager la doctrine officielle, des médecins lancèrent « l’ergothérapie » : « Le travail, certes, disaient-ils, est socialement condamnable. Mais il peut être utilisé comme remède, comme opium. » D’autres médecins préconisèrent le retour à la famille, avec mariage officiel, fiançailles, cérémonies à grand spectacle, et soins attentifs aux enfants nés ou à naître : « Spectacle grotesque, certes, soulignaient-ils, mais psychologiquement indispensable aux névrosés qui ont besoin de mises en scène. » D’autres médecins, enfin, prônèrent ce qu’ils appelaient le « ré-enracinement ». Ils allaient, avec plus de précautions encore, jusqu’à parler de «patrie » comme « fantasme utile ».

Les L.S.A., quand ils n’étaient pas en crise de férocité politique, toléraient les T.F.P. comme ils toléraient la morphine à titre de prescription médicale.

Tricot social et démaillages

Une nation ressemble à un chandail. Il est bon que le chandail soit fait sur un modèle élégant et pratique, bien dessiné. Mais il faut surtout qu’il soit bien tricoté, avec de la bonne laine et des mailles bien serrées. Pour faire de l’usage, comme on dit. Car s’il importe assez peu qu’il soit bien dessiné, il faut qu’il ne se démaille pas, ou que les petits démaillages accidentels soient immédiatement stoppés.

Deux nations peuvent avoir des institutions très différentes, appartenir à des systèmes politiques et sociaux opposés. L’une peut trouver, parfois à juste titre, que l’autre a une coupe déplorable, des institutions arriérées ou peu pratiques, ou paralysantes. Mais si la nation de bonne coupe se démaille, c’est elle qui périt la première.

Les dialecticiens et philosophes politiques raisonnent en « couturiers de l’histoire », sur les modèles et patrons de sociétés, et croient que le « bon » modèle (à leurs yeux) sera le plus solide, se « prêtera » le mieux, et fera le plus long usage. Et ils attendent que le « mauvais » modèle soit jeté au chiffonnier.

L’expérience confirme rarement leurs pronostics. Elle montre que la coupe et la façon importent beaucoup moins pour la durée historique que la solidité du tricot et du tissu.

Les démocraties occidentales attendent depuis longtemps que l’oppressante bureaucratie policière des pays de l’Est fasse place, soit à des institutions plus réellement démocratiques selon un meilleur système industriel, soit que l’Armée prenne le pouvoir.

Les théoriciens des démocraties populaires attendent de même, selon la doctrine marxiste, que les États capitalistes succombent à une grande crise économique et meurent un jour prochain victimes d’une sorte d’arrêt du cœur, d’une contradiction insoluble entre les fonctionnements massifs de leurs organes. Les uns et les autres se trompent.

De deux systèmes politiques, ce n’est pas « le plus mauvais » qui craque le premier. C’est le plus négligent à surveiller et à stopper les petits démaillages. La détérioration n’est pas dialectique (ou « macro-dialectique »), elle est cellulaire, ou moléculaire.

Les États-Unis ne se dégradent pas aujourd’hui par un mouvement d’ensemble du système capitaliste, toujours fort vigoureux comme système, mais par la virulence de leurs journalistes à l’affût des scandales, de leurs intellectuels et universitaires, de leurs jeunes, dégoûtés de l’esprit américain et du culte de la réussite sociale ou du puritanisme familial résiduel. Par la virulence aussi de leurs minorités ethniques, allergiques à l’esprit social anglo-saxon.

L’URSS, croit-on en Occident, augmente ses chances de longue survie en esquissant de petites, toutes petites libéralisations, en ne fusillant plus les dissidents, mais en les enfermant ou en les expulsant, et en signant les accords d’Helsinki.

Voire. Elle serait aujourd’hui peut-être plus forte si elle avait tué ou laissé périr Soljenitsyne, Plioutch, et si elle avait nié hardiment, en regardant le reste du monde dans les yeux, les crimes de Staline.

Les systèmes sociaux périssent par leur libéralisme, et quand ils se laissent persuader qu’un tout petit démaillage volontaire aérera leur tricot d’une manière plutôt bénéfique.

Il faut reconnaître qu’il y a, pour la police sociale, comme pour la police organique contre les virus, une grande difficulté à guetter le premier, le plus petit danger, de démaillage et surtout à le réprimer. Car il se produit le plus souvent dans les domaines apparemment apolitiques de l’art, du costume, des chansons, des jeux, de la pédagogie, de l’éloquence religieuse. Le danger a le regard candide et joueur d’un enfant ou d’un écrivain qui s’amuse, ou le regard noblement pensif d’un clerc serviteur de l’esprit et bien intentionné. Il paraît barbare de punir ces innocents, de même que de punir de petits chapardages, de petites transgressions, de lapider la femme adultère, ou la malheureuse fille-mère, de révoquer le professeur qui est un ardent idéaliste, ou seulement de l’obliger à se couper la barbe (comme sous l’Empire), ou d’obliger les élèves de Polytechnique à boutonner leur veste, ou les soldats à ne pas porter de chaussures de fantaisie, à « bouts rapportés », ou d’interdire aux magistrats d’avoir des chandails à col roulé. L’autorité, lorsqu’elle le tente, se couvre de ridicule.

C’est pourtant par là, plus que par l’avance majestueuse de l’Esprit du Monde, à cheval ou en char d’assaut, que les nations périssent.

Deux évanouissements ou l’importance d’officialiser

Au XXe Congrès du Parti, à Moscou, lorsque Khrouchtchev révéla aux congressistes les crimes de Staline, un délégué de province, paraît-il, s’évanouit de saisissement.

Autre évanouissement parallèle. Dans un C.E.G. de province, en France, une dame-professeur surprenant entre les mains d’un élève un livret « sexualiste » de je ne sais plus quel pédagogue-pornographe à la mode — dans lequel on conseillait par exemple aux jeunes élèves, si le cours du professeur était trop ennuyeux, de se livrer aux agréments de l’auto-érotisme — crut devoir se mettre à la hauteur de la pédagogie moderne en faisant lire à haute voix, devant toute la classe, ce texte comme « intéressant ». Une élève, une petite jeune fille, fut prise de malaise jusqu’à l’évanouissement. Son père, indigné, attaqua en justice la dame-professeur, et c’est pourquoi l’histoire est connue.

Quelle est la vraie cause de ces évanouissements? Est-ce la révélation brutale à des innocents d’une réalité insoupçonnée? Certainement non. Le délégué soviétique connaissait presque tout le contenu du rapport Khrouchtchev. Il avait dû, très probablement, en parler lui-même, à mots couverts, avec des amis sûrs. La jeune fille du C.E.G. elle, était vraisemblablement très innocente. Mais supposons qu’elle ait découvert et lu le livre en question, ou qu’une camarade de classe lui en ait parlé, elle se serait probablement indignée, mais elle ne se serait sûrement pas évanouie. Dans tous les internats, civils, militaires, médicaux, depuis des siècles, les jeunes chantent des chansons obscènes. Les « conscrits » ou les « bizuths » sont choqués, ils ne s’évanouissent pas.

Le point important, c’est l’officialisation. Car alors, et alors seulement, il se produit un effondrement psychologique; « Comment! Khrouchtchev lui-même! Comment! Mon professeur fait lire tout haut de telles horreurs! Vertige! Tout se met à vaciller. » Ce qui était au-dessous passe au-dessus. Le toit, comme écrasé par une bombe, descend dans les caves. Les pièces d’habitation, éventrées, laissent voir leur dérisoire papier peint.

Dans toute société, le « normal » est toujours à étages. Il y a le normal qui se montre, et l’infra-normal, ou l’anti-normal, qui se cache. Le puritanisme, le pharisaïsme, sont dans les pièces d’apparat. Le mal, lui, vit dans les caves.

Hypocrisie? Nullement. Le mal, ou l’anti-normal qui se cache, est beaucoup moins virulent, comme le virus de la grippe en été. Un porteur de germes reste en bonne santé. La maladie, c’est lorsque le virus, caché, sort de l’état de vie ralentie, et s’empare de l’organisme affaibli.

Il y a toujours eu une littérature pornographique, honteuse, en sous-culture, dans l’enfer des éditeurs et des bibliothèques. Ce qui fait date, c’est lorsqu’elle devient officielle, admise par les Importants, les Pouvoirs, les Radios d’État.

Débrider les complexes, les vices, les crimes, ce n’est pas toujours bénéfique pour le patient. Car, débrider, c’est du même coup, officialiser.

Et, officialiser, c’est donner toute leur virulence aux ennemis intimes, aux « anticorps », aux virus latents.

Frédéric le Grand et la dialectique marxiste

Il y a une filiation méconnue et pourtant essentielle du Grand Frédéric à Marx et aux partis communistes (via Hegel). Les victoires militaires de la Prusse éblouirent l’Europe. Elles étaient le fruit des efforts de Frédéric II (et déjà de son père), pour mettre sur pied une armée, non seulement bien disciplinée, mais bien dressée. Les exercices à la prussienne — que même les montreurs de singes, à l’époque, parodiaient — étaient si bien poussés que les colonnes se déployaient sous le feu et manœuvraient avec l’automatisme d’une mécanique. Habitude de discipline du peuple prussien? Peut-être. Mais surtout dressage, à coups de bâton et de plat de sabre.

Après Valmy et surtout après Iéna, le prestige militaire de l’armée prussienne s’effondra momentanément. Mais le Grand Frédéric, il faut le croire, avait dressé les esprits aussi bien que les troupiers. Car Hegel conçut l’Histoire du Monde comme une sorte de bataille à la prussienne, où la victoire s’obtient par des colonnes bien alignées et déployées au bon moment, en ordre oblique. La tactique s’appelle dialectique. Les sergents bâtonneurs et les Junkers sont remplacés par les Idées, subordonnées elles-mêmes à la Raison, Despote éclairé. Marx change le contenu de la dialectique, mais non le style de la manœuvre à la prussienne. Les classes en lutte sont de vrais régiments, en colonnes et tirailleurs bien alignés. La Féodalité, la Bourgeoisie, le Capitalisme, le Prolétariat, sont des réalités, des « universels concrets », plus effectifs et plus actifs que les seigneurs, les capitalistes, les ouvriers individuels. Comme dans l’armée, les individus ne comptent pas. Une fois dressés par les sergents — ou animés par l’Idée — ils sont substituables les uns aux autres. Ils remplissent seulement les rangs et manœuvrent en bloc. La manœuvre domine les exécutants.

Les partis communistes, c’est visible, doivent encore beaucoup à l’esprit du Grand Frédéric. Les soldats communistes n’ont rien des soldats de l’An II. Leur force est dans leur discipline. L’esprit « soldat de l’An II » est plutôt, aujourd’hui, chez les gauchistes, anarchistes, terroristes, écologistes extrémistes, déviants de toutes sortes, révolutionnaires du Tiers et du Quart Monde, qui ne manœuvrent pas, qui n’acceptent ni sergents, ni doctrine bien articulée, mais qui prétendent « escalader les cieux ».

L’armée communiste, à la prussienne, s’efforce de les utiliser en les encadrant. Mais elle y arrive mal. Ils l’embarrassent, la compromettent, et dérangent la marche ordonnée de la dialectique. Ils lui paraissent plus près de la catastrophe que de la victoire. Et ils risquent même à ses yeux de transformer une victoire en catastrophe.

Comment marche l’histoire, en fait? Par dialectique, ou par les ardeurs désordonnées de volontaires? On oppose généralement, à la dialectique hégélienne ou marxiste, la liberté, l’inspiration inventive des individus, la volonté humaine, sous la forme de Grands Hommes, de Génies politiques ou religieux, capables de renverser le cours, qui paraissait inévitable, des événements. C’est rarement vrai. Les marxistes n’ont guère de peine à montrer que les grands conducteurs d’hommes sont eux-mêmes conduits par des forces plus massives, technico-économiques.

Les adeptes de la dialectique se trompent plutôt en méconnaissant l’importance de l’action désordonnée des volontaires, des petits hommes et non des Grands, avec leurs petites envies, leurs faiblesses, leur courte vue, leurs crises de rage décuplant momentanément leurs forces, leurs accès de fièvre suivis d’accès de faiblesse, leurs élans vainqueurs suivis de paniques.

Ce sont les volontaires capricieux qui dérangent l’Histoire, en gagnant des batailles contre les règles, puis en perdant des guerres qui, selon les règles, auraient dû être gagnées. Les nations occidentales, prospères et puissantes par le capitalisme bourgeois, devaient, normalement, selon la doctrine, passer les premières au communisme, qui devait les rendre encore plus prospères et puissantes, en même temps que plus égalitaires.

En fait, une poignée de volontaires a fait passer au communisme, par accès d’impatience, des nations moins avancées selon l’horloge dialectique.

Cependant que les États occidentaux, prospères, sont menacés, non par les belles manœuvres de leur prolétariat bien encadré, mais par la micro-décomposition des mœurs, la fatigue de la vie civilisée, le dégoût de l’ordre policé, l’ardeur à détruire, et l’envie du parasitisme généralisé.

Les colonnes et les rangs communistes sont presque aussi menacés que les colonnes et les rangs des conservateurs. Tout se mêle, non dans une belle synthèse, mais dans la confusion, les compromis historiques précédant les trahisons historiques, dans le désordre et dans les attentats, qui paralysent les manœuvres d’ensemble.

Quesnay, Malthus, Marx, Gramsci, ou du profond au superficiel

On sait que le Bassin Parisien, de Nancy à Caen, est composé de couches sédimentaires, en cuvette, du jurassique au pléistocène. Sous les sédiments récents, centraux, de l’Île-de-France, en creusant, on trouverait le jurassique, qui affleure aux bords de la cuvette. Il y a du fer en Normandie comme en Lorraine.

La civilisation humaine se dépose par sédiments assez analogues. Les couches de types d’activité et, indirectement, les classes sociales, vont de l’agriculture, de l’exploitation du sol à l’industrie lourde, et légère, au commerce, aux services, aux activités tertiaires.

Les théories sociales, de même, ont, en gros, suivi cette quasi-sédimentation. Les Physiocrates reconnaissaient, comme fondement de toute économie et de toute civilisation, l’agriculture. Seule, elle créait, avec la nature, la richesse. L’industrie, le commerce, les services ne faisaient que véhiculer cette richesse, en prélevant leur part. La population, selon Malthus, était directement fonction des subsistances d’origine agricole.

Saint-Simon et Marx, intéressés surtout par l’industrie, font la théorie de la couche sédimentaire supérieure. Pour Marx, ce sont les activités tertiaires, les échanges de marchandises ou d’information, les services politiques ou culturels, qui sont des superstructures, souvent parasitaires.

Enfin, pour Gramsci et les gauchistes, l’intérêt se concentre sur les activités tertiaires (et même quaternaires) : les échanges d’information, la culture. C’est par la culture, idéologique, que l’on agit vraiment en hommes, que l’on modèle la société humaine, que l’on refait éventuellement son soubassement, que l’on retravaille le sous-sol.

Pour les intellectuels à la fois les plus raffinés et les plus naïfs, la superstructure n’a plus tellement besoin des couches sédimentaires plus profondes. L’informatique, et la symbolique, à la limite, se passent de la collaboration de la nature et de ses « formations ». Elles se passent d’énergie et de matériaux. La culture, le langage, l’art, le cinéma et le théâtre, sont plus réels que la réalité. La culture refait la nature humaine, et même la nature des choses. Ce n’est pas le Bassin Parisien qui fait Paris. C’est Paris qui fait le Bassin Parisien.

Et même, dans Paris, ce sont les centres culturels, les universités, les rédactions de journaux, le Quartier latin, Saint-Germain-des-Prés, les théâtres et les cinémas qui modèlent tout, qui s’irradient sur tout, et créent tout par fulguration : la ceinture industrielle, d’abord, en révélant à eux-mêmes les ouvriers, puis la campagne banlieusarde et provinciale.

Sartre, dirait-on, en est longtemps resté là. Il ne voyait dans les ouvriers que des révolutionnaires existentialistes. Il dédaignait la chlorophylle. Les Temps modernes faisaient les temps modernes. Le Café de Flore faisait la flore.

Mais il y a des intellectuels moins naïfs. L’habitude, donnée par Freud et Marx, de chercher le latent sous le manifeste, fait dire beaucoup d’absurdités, mais peut avoir des conséquences heureuses, si elle conduit à redécouvrir le secondaire et le primaire sous le tertiaire et le quaternaire.

Les écologistes, on ne l’a pas assez remarqué, et ils en sont peu conscients eux-mêmes, opèrent en fait un retour à Quesnay et aux Physiocrates. Les nutritionnistes, les écologistes du Tiers Monde, font un retour, de leur côté, à la fois à Quesnay et à Malthus. Car le Tiers Monde, semblable aux bords lorrain et normand du Bassin Parisien, fait trop bien voir, même à ceux qui voudraient ne pas voir que Quesnay et Malthus sont et seront toujours plus importants que Sartre et Roland Barthes, et que les hommes devront toujours manger et se reproduire avant de se filmer ou de s’endoctriner mutuellement.

Les Physiocrates, les disciples de Malthus, ont été très vite recouverts par d’autres théoriciens, non parce qu’ils se trompaient, mais parce qu’ils avaient été enterrés momentanément par d’heureux accidents quasi géologiques. Le charbon et le pétrole, l’industrialisation, la découverte de terres fertiles en Amérique, mises en valeur par des moyens industriels d’exploitation et de transport, ont paru leur donner tort, alors qu’ils leur donnaient raison. En multipliant les producteurs industriels et en permettant de multiplier encore plus les producteurs de paroles, ces heureux accidents ne faisaient que dissimuler provisoirement la couche fondamentale et retardaient son affleurement.

Mais par malheur, le pétrole, le charbon, les minerais d’uranium ne sont pas inépuisables. La terre cultivable est petite. La Lune et Mars sont stériles. On ne risque pas de se tromper en prévoyant le retour, hélas triomphant, des grandes, des terribles réalités, et aussi des grands réalistes : les Physiocrates et les disciples de Malthus, contre les Marxistes, et auparavant, des Marxistes orthodoxes, physiocrates à leur manière, contre les Marxistes culturalistes et contre les gauchistes idéologues et « logocrates ».

Car le Bassin Parisien, avec ses couches profondes existera encore longtemps après que Paris sera redevenu poussière et cendre.

La révolution et la reconstruction d’un pont sans interrompre le trafic

Dans une grande ville, tout près de la gare centrale, une rue importante, au trafic automobile dense, franchit les voies ferrées sur un large pont supérieur. L’électrification des voies obligeait à surélever le pont. Mais il s’agissait de n’arrêter, ni la circulation automobile, ni, sous le pont, la circulation des trains. Le problème a été pourtant résolu. On a diminué de moitié la largeur du pont, on a reconstruit cette moitié, puis on a entrepris la même chose sur l’autre moitié. Bel exploit, classique d’ailleurs, dans un domaine technique où les hommes sont capables de merveilles.

Une révolution politique ou sociale, traitée comme un problème technique et non passionnel, devrait, de même, réaliser le changement de structure souhaité par la majorité des usagers de la société, sans arrêter le fonctionnement des institutions à reconstruire. Car la vie est quotidienne.

Mais en général, les révolutionnaires, obsédés par le résultat qu’ils visent, négligent ce problème technique : continuer le fonctionnement quotidien avec le minimum d’ennuis pour les usagers, pendant les travaux d’aménagement des structures. Même quand ils ne vont pas aussi loin que les khmers rouges, qui vident les villes et exposent à la mort des populations entières, pour les restructurer plus commodément selon leurs vues, ou que Staline et les staliniens, envoyant en Sibérie les koulaks, les paysans individualistes, pour refaire sans eux une agriculture collective.

Il faut évidemment tenir compte, dans le bilan de ces opérations, des satisfactions sadiques éprouvées par les équipes révolutionnaires qui, si elles avaient le choix, préféreraient probablement, pour mieux s’enivrer de leur puissance, la méthode qui exige le plus de sacrifices humains.

Mais, ces satisfactions sadiques mises à part, il est clair que, techniquement, une révolution assurant à la fois la restructuration souhaitée et la continuation satisfaisante de la vie quotidienne de tous, est une réussite supérieure à celle d’une révolution qui aboutit au même résultat, mais avec des millions de morts et des centaines de millions de malheureux.

Notons bien ici qu’il ne s’agit pas d’opposer révolution radicale rapide, et réformisme progressif et lent. Démolir et reconstruire un pont moitié après moitié, ce n’est pas exactement du réformisme. L’opération va sensiblement aussi vite que si l’on reconstruisait le pont en arrêtant et la circulation automobile, et la circulation ferroviaire. Mais elle est plus élégante, et moins perturbante.

Dans l’ordre biologique, il faut reconnaître que la nature qui mérite si rarement d’être appelée « la bonne nature » — est souvent stalinienne ou « khmerrougienne ». Elle se soucie peu des millions de vies quotidiennes quand il s’agit de la réfection d’une espèce, ou de la substitution dans une faune ou une flore, d’une espèce nouvelle à une ancienne. Elle a corrigé les défauts techniques des trop grands reptiles ou des reptiles volants, en les faisant périr. Elle compte sur les organismes « partisans de la révolution » qu’elle semble avoir en vue, pour remplacer les conservateurs périmés, hostiles à sa révolution bio-culturelle.

Cependant, elle donne aussi l’exemple remarquable d’un exploit analogue à celui du pont refait tout en continuant son service quotidien. C’est celui de la formation embryologique, surtout de la formation d’un mammifère. L’embryon est aquatique pendant des mois. Il reçoit oxygène et aliment par l’artère ombilicale. Son cœur est fonctionnel, mais il n’a pas à envoyer le sang pour l’oxygéner aux poumons encore inactifs. Et pourtant, à la naissance, tout est préparé pour la révolution vitale, la respiration aérienne, au prix de quelques atrophies cellulaires, non violentes.

Quand, dans la société humaine, un parti révolutionnaire croit voir approcher le moment de la prise de pouvoir, il essaie, en général, de penser à la manière dont il opérera la transition. De plus, le parti révolutionnaire s’est, en général, occupé d’avance de mettre en place des ébauches des institutions souhaitées, en noyautant les vieilles institutions avec des zélateurs de la « bonne cause », plus ou moins « crypto- » et camouflés. Mais il a trop tendance à se croire assez malin pour agir au mieux selon des circonstances imprévues, ou assez fort pour écraser les opposants, si sa malice n’est pas tout à fait suffisante.

Au cours de la révolution vers le socialisme, dit Jacques Attali, il faudra qu’à chaque phase, la situation soit assez bonne ou assez bien orientée pour que la population continue à faire confiance aux révolutionnaires à l’ouvrage.

C’est un peu vague, beaucoup plus vague que la préparation des poumons chez l’embryon. Mais enfin, c’est mieux que rien. Et l’on peut savoir gré à Jacques Attali d’y avoir seulement pensé, même s’il n’y a pas pensé avec beaucoup de précision.

Prestige de la révolution

Le mot révolution, du moins en France, sonne toujours prestigieux. L’école publique y est pour beaucoup. Les Français, même ceux qui craignent la chose et qui, aux élections, « votent contre », gardent de l’école l’habitude de saluer avec vénération l’auguste Révolution française, cette belle et glorieuse manifestation du génie français. Les pacifistes, qui exècrent Napoléon et l’Empire, gardent dans un coin de leur mémoire les chants à la gloire des armées révolutionnaires :

Ils ont fait trembler la terre

En poussant leur cri de guerre

On a beau dire, c’est flatteur d’avoir fait trembler la terre. L’idée de « vertu », non l’idée d’impérialisme, est attachée aux guerres révolutionnaires, tant que Napoléon ne s’en est pas mêlé. Bonaparte, lui — tant que Napoléon ne perçait pas trop sous Bonaparte — en Italie et même en Égypte, est encore du côté de la vertu, plutôt que de l’impérialisme.

De même, quand la Marseillaise s’écrie : Qu’un sang impur abreuve nos sillons! il s’agit d’un saint sacrifice à la Terre Mère, non d’un égorgement raciste — bien que le sang de l’envahisseur soit déclaré « impur ».

Des affiches gauchistes invitent toujours la population française à s’indigner contre les gouvernements les plus lointains, parce qu’ils traquent « leurs révolutionnaires ». Un gouvernement qui se défend contre la révolution, c’est toujours le vice contre la vertu. Il doit pourtant arriver, de temps en temps, qu’un gouvernement en place soit plus vertueux que ceux qui veulent le renverser — quand ce ne serait que pendant un court moment et lorsque les révolutionnaires, vertueux par définition, venant de triompher, ne sont pas encore corrompus par l’exercice du pouvoir et sont menacés à leur tour par des « sur-révolutionnaires ».

Les enseignants sont pacifistes, et pourtant ce sont eux qui contribuent à entretenir le culte de la Révolution. Tout enfant à l’école en France est dressé à palpiter d’une sainte émotion quand l’instituteur aborde 1789. Et pourtant la Révolution, c’est aussi la guerre, guerre civile en Vendée, guerre étrangère sur le Rhin et sur le Pô.

Bizarre, cette adoration scolaire et universitaire pour les catastrophes historiques et pour les fauteurs de catastrophes. Les universitaires sont pourtant pacifiques par tempérament, pacifistes par idéologie, et souvent pacifistes par situation, puisqu’ils sont fonctionnaires, et qu’ils ont tout intérêt à une bureaucratie en bon ordre, pour faire arriver leur traitement pendant les grandes vacances.

Et pourtant, lorsqu’ils blâment les Révolutionnaires français, c’est bien rarement d’avoir été de terribles tracassiers, de terribles tueurs, et des fléaux fauteurs de guerres, pour des résultats auxquels on aurait pu arriver tranquillement sans tant de bruit et de fureur. C’est au contraire d’avoir été trop timides, d’en être restés à la Révolution politique, et de n’avoir pas « enchaîné », pendant qu’ils y étaient, sur une révolution économique. Si ignorants que soient en général les universitaires en économie, encore plus qu’en politique, ils peuvent difficilement méconnaître que toute tentative, en France, à la fin du XVIIIe siècle, à l’aube de la révolution industrielle en Europe, pour passer directement de l’Ancien régime à une dictature ouvrière et paysanne (à défaut d’un prolétariat inexistant) — en évitant le règne intermédiaire d’une bourgeoisie qui commençait à peine à se mettre au travail — était vouée à des convulsions encore plus sanglantes et plus inutiles et à des Terreurs plus sinistres que celle de Robespierre.

Mais non. Une révolution est si bonne et si sainte que l’on ne saurait trop en faire, une fois entré dans cette carrière glorieuse.

Pour plaire à de timides et correctes institutrices, qui parlent d’eux aujourd’hui avec admiration, les Montagnards, après élimination des Girondins, auraient été encore plus admirables s’ils avaient passé la main aux Babouvistes et aux Enragés, qui auraient rasé Lyon, vidé Paris, et régénéré la France en faisant fuir les Français dans les forêts.

Car la Révolution est chose si excellente qu’elle doit commencer la destruction des institutions avant même que ces institutions soient en place.

Révolution et aiguillage

Dans tous les domaines, un comportement, même original et nouveau, ne peut s’éloigner beaucoup du fonctionnement habituel, selon les structures présentes des appareils ou des organes déjà acquis. Les ancêtres de l’homme se sont redressés sur leurs pattes de derrière progressivement, on peut en être sûr, et ils revenaient souvent à la quadrupédie. Auparavant, des poissons avaient rampé sur la vase en se servant de leurs nageoires pectorales. Les organes déviés de leurs fonctions primitives se modifient et s’adaptent très lentement : les nageoires deviennent pattes, mais au bout de millions d’années.

Le fait est très général. Les idées et les œuvres humaines sont des sortes d’organes cérébraux. Toute invention est asymptotique. C’est un aiguillage qui amorce une déviation, très progressivement. Ce qui fait illusion, c’est que le changement de direction amorcé peut faire entrevoir brusquement, dans l’ordre de l’idéal, tout un monde nouveau. Il annonce une restructuration générale. Mais il y faudra du temps, et l’aiguillage lui-même ne peut être brutal sans être catastrophique.

C’est vrai pour les institutions sociales. Certes, elles peuvent être modifiées beaucoup plus vite que les « institutions » organiques. Les révolutions sociales vont plus vite que la révolution de la bipédie, ou que le passage de la nage à la reptation. Mais elles sont asymptotiques, ou en aiguillage, elles aussi. Elles utilisent, elles aussi, des comportements à peine différents, dans leur nouveauté, du fonctionnement habituel selon les structures sociales existantes.

Les révolutionnaires les plus radicaux — quant à leur but lointain sont bon gré mal gré réformistes au point de départ de l’aiguillage. On ne peut — changeons de métaphore — remettre à plat une société, surtout une société civilisée, la faire revenir à un degré zéro institutionnel. On ne peut en faire une sorte de purée cellulaire : les cellules, c’est-à-dire les hommes, mourraient.

Marx était évidemment réformiste en ce sens, ou « asymptotiste ». Bien plus. Il attendait même, selon la bonne dialectique, que la société capitaliste prenne d’elle-même le tournant. Et des énergumènes comme les Khmers rouges sont on ne peut plus antimarxistes, en ce sens précis.

C’est vrai aussi pour les œuvres de l’esprit ou pour les institutions culturelles. Le retour au degré zéro y est encore plus tentant, parce qu’il n’est pas une question de vie ou de mort. On croit pouvoir être un Khmer rouge de l’éducation, ou, plus facilement encore, du théâtre, de la littérature, des arts, avec l’ivresse d’être un créateur absolu qui remet tout à plat, qui part de zéro, qui part de rien, comme Dieu le Père en personne. Cela donne au Titan, au Prométhée qui s’y essaie une stature de demi-dieu, plus imposante que la modeste situation d’artiste-artisan appliquant avec un talent personnel et une originalité modérée dans le style, des recettes éprouvées qu’il a d’abord apprises simplement, en bon élève, sous la direction et dans l’atelier d’un maître.

Se proclamer créatif dans l’absolu, c’est avouer son manque de talent, son manque d’intelligence, et son manque de jugement. Car c’est un mot creux. Le poisson qui rampait sur la vase au lieu de nager ne se disait pas, même au plus profond de son inconscient : « Allons, soyons créatif! », il voulait attraper une proie « un peu plus loin ». Le Simien qui se redressait, ou qui s’aidait d’un caillou avait sûrement un but précis, tout proche. L’homme, ou l’enfant, qui se dit — ou auquel un professeur « créatif » souffle : « Sois créatif » — ne peut produire que grimaces, contorsions, coq-à-l’âne, collages incohérents, décrétés surréalistes. Ne voulant pas suivre un modèle, il colle au hasard un modèle sur un autre, disparate, pour voir ce que cela donnera. Pour montrer sa créativité, ne pouvant produire, parce qu’il récuse l’originalité asymptotique, il démolit, il casse — parce que casser, détruire peut n’être pas progressif, et peut passer, aux yeux des sots, pour un commencement absolu.

Mais dans tous les ordres, le conducteur qui prend mal son virage finit ses jours dans le fossé.

Des choses qu’il est dangereux de perfectionner

On adopte souvent, sans trop réfléchir, ce postulat : « Tout est perfectible. Tout gagne à être perfectionné. » C’est que l’on pense surtout aux techniques, où le postulat en question s’applique en effet, le plus souvent.

Pas toujours d’ailleurs, car il y a un moment où les perfectionnements deviennent illusoires pour l’usager, et ne servent que d’argument publicitaire pour le producteur. Les brosses à dents, les chaussettes, les papiers à cigarettes, ne sont guère perfectibles.

Beaucoup d’institutions, certes, sont perfectibles. Mais beaucoup aussi — et c’est un point qu’il est dangereux de méconnaître — ne le sont pas, et on les ruine en voulant les améliorer, en s’appliquant à les rendre plus conformes, comme on dit, à l’idéal moderne.

C’est le cas, notamment, de l’éducation et de la justice. Leurs formes primitives sont le plus souvent bien meilleures, plus efficaces, et moins dangereuses, que leurs formes raffinées.

On connaît cette caricature qui date du temps où la psychanalyse envahissait l’intimité des familles : une mère, excédée, s’apprête à donner une fessée à un sale gosse sur ses genoux. Elle a la main levée, mais elle tient de l’autre main un traité moderne d’éducation qu’elle consulte rapidement — et la main levée reste en l’air. Il y a pourtant avantage à ne pas trop réfléchir. Une bonne raclée, dans une saine colère, aura toujours plus d’efficacité, et moins de dangers psychologiques, que la délivrance de discours à la mode.

On a abandonné, dans la société moderne, la férule du pédagogue, comme on a abandonné « la justice du cadi », avec coups de bâton bien comptés au délinquant.

Si férule et bâton sont contraires aux droits de l’homme, et indignes, assure-t-on, d’un pays civilisé, il resterait par exemple ce procédé : quelques jours de prison au pain et à l’eau, sans jugement, pour les délinquants ou casseurs pris sur le fait, et embarqués dans le panier à salade, sans y regarder de trop près, et sans vérification d’identité. Quelle importance pour quelques jours de pain sec et de paillasse?

On raconte d’un philosophe contemporain, Husserl, je crois, cette histoire. Dans son enfance, il méditait sur ceci : en aiguisant la lame d’un couteau, la seule limite de l’opération, c’est qu’il n’y a plus de lame, plus de couteau. Comme ce philosophe a écrit une vingtaine d’énormes traités, il ne paraît pas avoir tiré les bonnes conclusions de ses premières méditations d’enfance.

Elles s’appliquent très bien au problème de la justice. A force de comprendre le délinquant, et d’aiguiser la justice à son égard, il n’y a plus de délinquant, donc, plus de justice possible. Ou la justice brandit un glaive qui n’a plus de lame.

Une théorie a couru, il y a déjà quelques années, chez les jeunes intellectuels méditant sur l’affinement de la justice : il est inique de faire passer devant le même jury, ou devant les mêmes tribunaux, appliquant des peines standards, des accusés qui appartiennent à des milieux sociaux différents, avec des mœurs et des codes moraux différents. Un bandit peut être un bandit d’honneur, à son point de vue. Un voyou, un homme du « milieu », peut avoir été « vertueux » et même héroïque, selon les normes de ce milieu. Il faut donc le faire juger par ses pairs, ou tout au moins, il faut adjoindre au jury ou aux magistrats ordinaires, en bon nombre, des représentants de son milieu, qui lui rendront justice, au lieu de rendre « la » justice. La justice, avec un article défini, le droit commun, est une conception grossière.

Les Tribunaux ecclésiastiques, militaires, maritimes, les Chambres des Pairs constituées en tribunaux, les Conseils et les Ordres, des médecins ou des avocats, nous montrent la bonne voie.

Un terroriste ne peut être bien jugé que par d’autres terroristes, un assassin, que par d’autres assassins, un violeur que par d’autres violeurs, experts qui connaissent du dedans la situation psychologique de l’inculpé.

Les tribunaux d’exception, aristocratiques à divers titres, sont parfois, il est vrai, plus sévères que les tribunaux ordinaires. Mais cela tient au sadisme habituel de la société conservatrice, à sa révoltante prétention de réprimer.

Les nouveaux tribunaux d’experts, seuls conformes à l’esprit moderne, en analysant les crimes selon les milieux sociaux, s’apercevront vite que le crime n’existe pas. Si le jury est bien, composé, tout procès se terminera par des embrassades et des larmes attendries.

A vrai dire, cette conception semble passer de mode chez les jeunes magistrats modernistes, parce que la situation s’est retournée et que des « patrons », condamnés par eux, ont réclamé pour eux-mêmes des juges experts du milieu patronal. Devant cette prétention, quelques-uns ont compris les avantages du droit commun et d’une justice modérément perfectionnée.

Les théories des systèmes, ou du bon usage de la réaction

Être réactionnaire, c’est pire qu’être conservateur, ou antiprogressiste. Le conservateur est un âne qui refuse d’avancer. Le réactionnaire, lui, marche à reculons, et rue dans les brancards (du char de l’Histoire). La menace de ruades et de marche à reculons est ce qui rend la tâche pénible aux vaillants conducteurs qui veulent progresser. C’est un danger permanent et redouté.

L’horreur du réactionnaire est normale, si l’on prend pour argent comptant la vénérable métaphore du char de l’Histoire. Il est toujours mauvais de reculer aveuglément, car on peut atterrir catastrophiquement dans le fossé.

Mais les doctes, à notre époque, laissent le char de l’État à Joseph Prudhomme. Ils laissent de même le char de l’Histoire aux hégéliens et marxistes quelque peu attardés, si l’on peut dire, dans leur progressisme. Ils s’inspirent plutôt de la cybernétique.

L’État, ou la Société, n’est plus un Char, c’est plutôt, selon une nouvelle métaphore, un Système, à autoinformation et autorégulation, cherchant une stabilité dynamique, à la manière d’un homéostat dont chaque élément contrôle les autres. Un Système n’est plus un véhicule sur une route. Il est actif, mais immobile, dans un milieu naturel englobant. Il doit être capable de réagir dans le bon sens aux perturbations du milieu et de rétablir son équilibre, ou d’inventer un nouvel équilibre, contre les perturbations internes ou externes. Les théories des systèmes sont très à la mode, avec Von Bertalanffy, G. de Rosnay, Edgar Morin, Lesourne, Fontanet.

La nouvelle métaphore vaut-elle mieux que la métaphore de la marche de l’Histoire? Probablement oui. Nous ne discutons pas ses mérites. Nous nous étonnons seulement que l’on continue, alors, à vilipender les réactionnaires, à les traiter d’ânes rétifs, ou d’ânes marchant à reculons. Plus de Char, plus d’attelage. Plus d’attelage, plus d’ânes rétifs ou ruants. Soyons cohérents dans nos métaphores. Ne faisons pas de nouveaux discours à la Joseph Prudhomme.

Le propre d’un homéostat, ce n’est pas d’avancer ou de fonctionner toujours dans le même sens, c’est d’osciller en corrigeant les oscillations soit dans un sens, soit dans le sens contraire. Son fonctionnement, par définition, n’est pas irréversible. Le Système réagit, il « réactionne », il est réactionnaire. Il réagit même d’autant plus vite qu’il est perfectionné et bien monté. Alors, il n’attend pas pour redresser la situation, qu’une oscillation l’ait mené au bord du déséquilibre et de la catastrophe. Vive la réaction, et les réactionnaires! Plus ils sont « chatouilleux » (c’est-à-dire attentifs) et en alerte à la moindre menace, à une menace presque imperceptible, meilleurs ils sont.

Les contemporains continuent pourtant à vénérer le Progrès-toujours-dans-le-même-sens, et la marche en avant. Ils confondent un homéostat avec un épi dans la manche. Ils continuent à avoir un faible pour les extrémistes. S’ils les blâment d’aller trop vite, ils rêvent secrètement de voir réaliser les extrêmes.

Après le « Pouvoir aux jeunes », le « Pouvoir aux enfants ». Après la politique en faculté, la politique au lycée, puis à l’école maternelle. Après la contraception, l’avortement. Après l’homosexualité, l’inceste, puis la préparation des enfants, par les éducateurs, à toutes les « permissivités ». Après la scolarité obligatoire jusqu’à quatorze ans, on passe à seize ans, puis (d’après feu le programme commun), à dix-huit ans. Après la retraite à soixante-cinq ans, la retraite à soixante, puis à cinquante-cinq ans.

Évidemment, la nature des choses, quand elle se manifeste par du quantitatif, met une limite aux progressions et aux progressistes. Elle les ramène bon gré mal gré à la norme, ou plutôt à un équilibre moyen, comme la longueur de la jupe des femmes. On ne peut faire commencer la retraite dès la fin de la scolarité, décréter la semaine des huit jeudis, obtenir tout de l’État et ne rien donner à l’État.

Encore que, selon le Dr Knock, la mise en clinique permanente et universelle, comme l’éducation permanente, les vacances permanentes, la libération universelle combinée avec la mobilisation totalitaire, tout cela ne soit qu’« une question de roulement à établir ».