Jean-Louis Bernard
La controverse sur le tantrisme

Ce mythe du Dieu unique à deux sexes se projettera sur le couple pratiquant le tantrisme. II formera unité. L’homme s’exercera à l’arrêt de la pensée pour s’identifier à Shiva qui est au-delà du mental ; la femme, elle, s’entraînera à la visualisation, mais en choisissant des thèmes sacralisés (par exemple la danse cosmique du Shiva androgyne). Par lente réaction, chacun sentira grandir en lui son autre pôle : « anima » pour l’homme « animus » pour la femme. Dans un premier temps, l’homme identifiera par jeu mystique sa compagne à la Shakti, puis il reportera l’identification sur la femme intérieure qui se concrétise en lui et plus spécialement en son mental inconscient, c’est-à-dire les zones dormantes du cerveau. Et l’anima, véritable médium intérieur, se modèlera sur l’universelle Shakti. Même processus pour la femme, en sens inverse et complémentaire.

(Revue Énergie Vitale. No 8. Novembre-Décembre 1981)

Le pseudo-tantrisme de Californie

La controverse a été évoquée dans cette revue et, si nous jugeons utile d’y revenir, c’est parce que le tantrisme ou du moins un certain tantrisme ambigu progresse en Occident. A l’appui de notre jugement, trente années de pratique…

Avant la guerre, le tantrisme n’était connu en Euramérique que des orientalistes, spécialisés dans la connaissance du sanscrit et des livres sacrés de l’Inde. Ils ne le pratiquaient pas, ne l’étudiant que de l’extérieur, ce qui annule la valeur de leur jugement. Par ailleurs, le sanscrit, langue savante des Aryas, n’est pas la langue du tantrisme. Celui-ci provient de l’Inde à peau brune, refoulée au sud par les Aryas, et qui avait une sociologie basée sur l’égalité des sexes, l’un des arcanes du tantrisme. Cela explique que des ascèses de type tantrique existèrent aussi en d’autres civilisations à peau brune — Égyptiens, Péruviens, Mexicains… Les Aryas, de sociologie guerrière et donc patriarcale, ne pouvaient engendrer le tantrisme. Ils constituèrent en Inde la caste des aristocrates et celle des brahmanes, à peau blanche. Après la vogue de l’ascétisme, prôné par le jaïnisme et le bouddhisme, ils adoptèrent cependant durant un temps (vers l’an mille) le tantrisme, par réaction, puis l’abandonnèrent. Il en résulta une littérature tantrique en sanscrit et les fameuses sculptures érotiques des temples de Khajuraho. Hélas! la pornographie s’y mêle au tantrisme, et il faut un œil sagace pour faire le tri… Il faut dire que le guerrier (le kshatrya), de nature extravertie par définition puisque fait pour le combat et l’administration, n’est pas doué pour le tantrisme dont le but est dans une introversion de la force érotique. Certains textes dits tantriques, rédigés en sanscrit, transcendent la pornographie pour aboutir à une immoralité qui heurte les lois de la nature.

Curieusement, le tantrisme aujourd’hui à la mode, un pseudo-tantrisme ou tantrisme de « main gauche », s’est édifié sur la non-violence, l’idéal anti-guerrier. Il s’est épanoui en Californie, dans le prolongement de plusieurs expériences négatives, parfois aberrantes : la drogue, les amours de groupe, l’homosexualité et le féminisme. Il aboutit à l’impasse ou à une sorte de sorcellerie savante. Très freudien, ce courant californien met l’accent sur l’orgasme. Dans le tantrisme vrai, le pratiquant doit au contraire sacrifier à Shiva l’orgasme… Le même courant admet l’avortement qui est pourtant une contre-indication à toutes les formes de yoga, mis à part les cas exceptionnels (échecs de la nature). Sous l’optique de la magie et de la spiritualité, l’avortement est un sacrifice humain et, à ce titre, caractérise la sorcellerie. Une femme qui, par fatalité a dû passer par ce « pacte avec la mort », doit au préalable, avant tout exercice de yoga, accomplir une retraite auprès d’un maître spirituel qui la réconciliera avec la vie.

Une définition par la métaphysique

Dans la pensée de l’Occidental, prompt à synthétiser, la différence entre le yoga classique et le tantrisme tient moins à l’ascèse qu’aux énergies mises sous contrôle. Expliquons-nous. Pour déclencher en soi une auto-évolution, le pratiquant d’un yoga fera peser sa volonté sur l’une ou plusieurs des énergies contrôlables : la respiration, le mental et la sexualité. Dans le yoga classique, seuls entrent en ligne de compte la respiration (pour l’absorption de prana) et le contrôle du mental. Dans le tantrisme au contraire, il s’y joint un contrôle absolu de la sexualité. Par ailleurs, une mentalité mystique est nécessaire en tout yoga, sous peine de ravaler le yoga au niveau d’une simple éducation physique (la meilleure de toute…).

En Inde, cette mysticité s’accroche à un mythe étrange, plus vieux que la trimourti Brahma-Vishnou-Shiva et qui exista déjà dans la si vieille civilisation de l’Indus — le mythe de Shiva et de la Shakti (déesse) ou, si l’on préfère, le mythe de l’Immuable Masculin et de l’Éternel Féminin ou encore le mythe du Dieu unique à deux sexes. Brahma et Vishnou n’ont été incorporés au panthéon indien qu’à l’époque des Aryas, pour harmoniser les religions multiraciales. En tant qu’Immuable Masculin, Dieu est au-delà de la matière, de la passion, du sentiment et de la pensée. Quand il devient agissant, à la fois dans la création et dans la destruction, il se change en sa propre féminité, devenant justement l’Éternel Féminin, toujours en mouvement et créant ou détruisant mentalement un univers. Cela, sans quitter sa nature première d’Immuable Masculin. Cette forme de dualité dans l’unité est la plus ancienne forme de monothéisme que l’archéologie a enregistrée. On la retrouve en Asie Mineure, six mille ans au moins avant notre ère. C’est aussi la mieux équilibrée parce qu’elle intègre la féminité, à l’inverse des monothéismes récents dont la théologie est misogyne…

Ce mythe du Dieu unique à deux sexes se projettera sur le couple pratiquant le tantrisme. II formera unité. L’homme s’exercera à l’arrêt de la pensée pour s’identifier à Shiva qui est au-delà du mental ; la femme, elle, s’entraînera à la visualisation, mais en choisissant des thèmes sacralisés (par exemple la danse cosmique du Shiva androgyne). Par lente réaction, chacun sentira grandir en lui son autre pôle : « anima » pour l’homme « animus » pour la femme. Dans un premier temps, l’homme identifiera par jeu mystique sa compagne à la Shakti, puis il reportera l’identification sur la femme intérieure qui se concrétise en lui et plus spécialement en son mental inconscient, c’est-à-dire les zones dormantes du cerveau. Et l’anima, véritable médium intérieur, se modèlera sur l’universelle Shakti. Même processus pour la femme, en sens inverse et complémentaire. Cette ascèse exclut évidemment les groupes et les couples homosexuels. Si la déesse correspond au mental universel, armature secrète de la nature, elle est aussi l’amour. Or celui-ci ne saurait souder que le couple.

Nous venons de décrire, en schématisant, la forme orthodoxe du tantrisme, la plus pure. Elle ne comporte aucun exercice d’ordre sexuel. Toutefois, à la longue, au fur et à mesure que grossit l’entité animus-anima, se muant en une véritable personnalité seconde (d’importance primordiale), un phénomène étrange se produira : l’entité tirera à soi la force érotique du tantrika, provoquant ainsi l’introversion de l’énergie, que nous décrirons. Certaines écoles, plus empiriques, préfèrent agir directement sur la sexualité par des exercices. Nous y viendrons aussi. Notons d’abord que ce tantrisme mystique et mental n’est pas l’apanage de l’Inde. Il figure tel que dans l’Érotique sacralisée de la plupart des grands peuples, y compris les Grecs. En Asie Mineure, à Éphèse, l’Érotique en question gravitait autour de la déesse Artémis, la chaste, c’est-à-dire celle qui étouffe le désir pour l’intérioriser.

Dans l’Inde actuelle, le tantrisme ne jouit pas d’une grande considération parce que mélangé d’empirisme. Mais il a influencé la société qui applique en privé (dans l’amour) certaines de ses recettes. Comme nous l’expliquait non sans humour un brahmane de Bénarès, le yoga classique est marginal par rapport au temple, et le tantrisme l’est à la fois par rapport au temple et au yoga classique ! Ses maîtres sont rares. Un tantrika qui, après bien des démarches, réussit à entrer dans une école tantrique, nous raconta que des femmes non tantrikâ assistaient les élèves. En dehors des exercices mentaux, l’ascèse consistait en une acrobatie sexuelle : l’homme devait pénétrer la femme, simple instrument, concentrer au maximum sa force virile et très longtemps, en étouffant tout orgasme. La femme, elle, en traversait plusieurs.

Notre brahmane nous déclara cependant que l’Inde antique connut d’extraordinaires maîtres ès tantrisme, tous disparus. Ces hommes, parfois des femmes, portaient en sautoir un bijou de plomb pour indiquer leur maîtrise : ayant su intérioriser et muter en eux la force érotique, ils étaient capables, par conséquent, de muter aussi le plomb en or. Mais ne dit-on pas en Occident que le tantrisme mène à l’alchimie ?

Cette intériorisation et cette mutation de la « force d’Éros » confèrent la maîtrise. Tant que la métamorphose n’est pas réussie, le tantrika ne fait que tourner autour du temple, sans y pénétrer. Ce point sera l’objet de la seconde partie de notre étude.

(à suivre)

Les deux voies du TANTRISME par Jean-Louis BERNARD

(Revue Énergie Vitale. No 9. Janvier-Février 1982)

Que signifie « tantra » ?

Nous avons insisté précédemment sur la confusion qui s’est introduite dans la connaissance du tantrisme, peut-être sous l’influence d’un obscur courant de subversion dont personne n’est responsable. Dans le tantrisme à l’occidentale, on a voulu introduire le freudisme, le marquis de Sade et la sexualité de groupe. Certains se servent du tantrisme pour dédouaner un vice. De leur côté, les érudits ont ajouté à cette confusion, mais eux de bonne foi, en donnant du tantrisme une définition floue. Ils disent fort justement qu’en sanscrit tantra signifie « trame ». Mais toutes les écoles de yoga et toutes les mystiques recherchent la trame des apparences !

Autre étymologie : en Inde et au Tibet, un tantra est un traité conçu sous la forme d’un dialogue entre dieu et déesse, parfois (comme dans la Bhagavad Gîta) entre dieu et disciple. Le tantra en question se rapporte évidemment à la mystique, mais aussi à l’astrologie, à la magie et à la nature secrète de l’âme. On retrouve donc là l’équation du tantrisme, le couple, sous deux aspects. L’un, simple : le couple mimera le dieu unique à deux sexes, l’homme idéalisant sa compagne en Shakti, et la femme idéalisant son compagnon en Shiva. L’autre, complexe : le tantrika avancé forme couple avec son anima dès que cette « femme intérieure » est à même d’être son médium avec les sphères spiritualisées; il sera alors semblable à Arjuna, le héros de la Baghavad Gîtâ, percevant la voix du dieu par d’étranges vibrations, et devenant en un sens prophète ! Même situation pour la femme tantrika, quand son animus aura terminé sa croissance.

La pratique du tantrisme est avant tout une affaire de nature et de vocation qu’un bon astrologue décèlera l’une et l’autre dans le thème : le Scorpion, signe du sexe, interviendra puissamment, peut-être aussi un certain équilibre Soleil-Lune, signe d’androgynat (anima forte, chez l’homme, animus fort, chez la femme). Mais la Lune noire Lilith pourra maléficier l’ensemble — et elle régente certes le pseudo-tantrisme de Californie … La meilleure école sera celle de la vie, l’intéressé ou l’intéressée attirant à soi une suite de partenaires, sexuels ou non, qui seront un temps le miroir de son anima ou de son animus en croissance. A noter que le tantrisme convient mieux à l’Occident qu’à l’Inde parce que la femme y est dynamique. Rappelons que la Shakti symbolise le dynamisme universel. Plus d’un, parmi les passionnés du tantrisme, découvrit cette doctrine sans le mot en lisant les romans de Raymond Abellio ; tous les personnages y mènent un jeu tantrique ; et l’on y voit l’homme construire son anima à travers des femmes successives qui, parallèlement, construisent leur animus[1]. Érotisme sacralisé ou yoga sexuel, le tantrisme ne se pratiquera qu’à l’âge de la maîtrise du sexe. Il y a en ce domaine des cycles qu’il ne faut jamais bâcler, mais au contraire vivre intensément : le cycle « fleur bleue » ou éducation sentimentale (la déesse est amour), le cycle du sexualisme qui soulage et déçoit, le cycle de la famille (les enfants sont l’antidote au rêve stérilisant), le cycle de l’érotisme… Le cycle du yoga proprement dit ne peut venir qu’après.

La différence entre le sexualisme à la Freud et l’érotisme c’est que l’un concerne le corps, l’autre son armature aithérique. Ce point est fondamental. Le double aithérique, à ne pas confondre avec l’âme, réside dans l’essence de la matière — la quinte essence. Il est le siège de la jouissance et de la douleur, ce qu’ont prouvé les expériences d’extériorisation de la sensibilité. Il a son anatomie propre qui est celle de l’acupuncture. A travers le corps féminin, c’est ce double aithérique féminin que recherchera le tantrika. Car le tantrisme n’a rien à voir avec le corps brut. Quand se produira le phénomène de l’introversion ou retournement du flux érotique, celui-ci, se détachant des objets extérieurs de désir, progressera en reflux au sein du double aithérique, selon certains axes de l’acupuncture. Le cheminement sera d’abord douloureux parce que le reflux érotique creusera des vaisseaux surréels qui ne sont encore qu’esquissés dans l’organisme parallèle. Il arrivera aussi que l’énergie s’accumule en l’un ou l’autre point de ce double corps. Quand elle éclatera, faute de canalisation suffisante, il y aura orgasme. Et cette jouissance insolite, de qualité bien supérieure à la plate jouissance sexuelle, se produira pratiquement en n’importe quel point du double aithérique, voire dans l’organisme entier. C’est ce que les mystères grecs nommaient « ivresse dionysiaque ». Nous voici loin de Freud !

Érotisme mystique et yoga sexuel

L’introversion, nous l’avons dit, doit se déclencher de soi-même ou, plus exactement, par l’action de l’animus ou de l’anima. L’entité intérieure naît d’abord mentalement, par l’effet du yoga mental que nous avons décrit à l’article précédent. Elle continuera de se tisser, embrassant successivement des plans plus terre à terre et jusqu’au sensoriel. Or cette concrétisation de l’entité intérieure est tributaire aussi de l’érotisme, sinon du sexe. Un certain climat y est nécessaire. Le tantrika sait intuitivement qu’à travers le psychisme de la femme, c’est le psychisme universel de la déesse qu’il peut toucher. Il sait que c’est par l’intérieur de lui-même qu’il jouit de la féminité extérieure — par son anima. Une évidence à souligner. Il sait enfin que l’acte sexuel ne compte guère sous l’optique du tantrisme, mais ses préliminaires. Ceux-ci font intervenir, extériorisées et concentrées, des énergies subtiles qui vont nourrir l’entité intérieure des deux partenaires. Ces énergies sont distribuées et échangées par les yeux, les mains et le sexe. Au fur et à mesure, au fil des ans ! La tension de l’homme se fait plus longue, mais l’orgasme disparaît. L’introversion est alors commencée. L’énergie reflue au long du membre viril, en direction du chakra de base (entre sexe et anus). Chez la femme, curieusement, le processus commence au niveau du chakra de gorge, par un orgasme de gorge… que seules peuvent admettre celles qui l’ont vécu. Chez l’homme, l’énergie introvertie montera ; chez la femme, elle descendra. Un jour, le processus se déclenchera sans contact sexuel.

Cette singulière ascèse remplira bien des années car la croissance de l’introversion est lente comme la croissance des arbres… Elle touchera successivement les chakras et les épanouira, élargissant du même coup le champ de la conscience. L’organisme sera rajeuni et l’intéressé connaîtra en sa vie une saison supplémentaire, sorte d’« été indien ». Au niveau de chaque chakra, l’énergie subira une mutation.

A côté de cette voie orthodoxe qui part du mental, existe une voie empirique qui, elle, part du sexuel. Elle consiste à sacrifier délibérément l’orgasme, après avoir prolongé l’acte le plus possible. Mais ce n’est pas là un tantrisme de main gauche, du moins au départ. Tout dépend de la mentalité de celui qui pratique ce rite (c’en est un). Bien des tantrikas le pratiquent à l’insu de la partenaire, faute d’avoir découvert une partenaire véritable, et vice versa. Car la femme peut aussi étouffer l’orgasme ! Des médecins se penchèrent sur les répercussions biologiques possibles de cet acte apparemment contre nature. Ils conclurent qu’il ne présentait nul danger si le sujet ne possède aucune ombre, au départ, en son dossier médical. Ils ajoutèrent que l’organisme s’en trouvait revitalisé. Nous déconseillons cependant la voie empirique. Pourquoi? Tout simplement parce que nous la connaissons mal, ne l’ayant pas parcourue.

Bibliographie : L’ouvrage de J.-L.  Bernard, conçu en forme de dictionnaire : « Les archives de l’insolite. (Livre de Poche).


[1] Raymond Abellio, Les yeux d ‘Ézéchiel sont ouverts, Livre de Poche, Gallimard.