Joël Thomas
La spirale, symbole de la vie et du temps

En quoi la spirale est-elle un symbole aussi remarquable et aussi efficace ? C’est tout d’abord qu’elle introduit une dimension supplé­mentaire par rapport à la symbolique du cercle et du cycle : sa grande supériorité est de pouvoir transcrire la notion de mouvement et, partant, d’évolution. Sur la roue zodiacale, le printemps revient chaque année ; mais les printemps, l’un après l’autre, sont différents, et leur point de coïncidence est purement formel : ils sont sé­parés par l’épaisseur du temps écoulé, ce temps qui transforme le cycle en spirale. C’est pourquoi la spirale est sans doute le meilleur symbole de la vie, et de son corollaire, le temps. Elle nous rappelle que tout ce qui est manifesté se trouve à la fois en mouvement et en inachèvement…

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 12. Janvier-Février 1984)

La physique et l’astronomie nous ap­prennent aujourd’hui que la spirale est omniprésente dans les structures de l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de la double hélice de l’ADN au tourbillon des galaxies. Mais cela, nos lointains ancêtres du néolithique ne le savaient pas, lorsqu’ils gravaient des spirales sur vingt-trois des vingt-huit dalles du dolmen de Grav’inis, dans une petite île du Morbihan. Beaucoup de spécialistes nous proposent une explication qui, tout en étant frappée au coin du bon sens, n’est pas vraiment satisfaisante : l’homme du néolithique a représenté des spi­rales parce que le spectacle de la nature lui en offrait de nombreux exemples : les coquillages, les plantes volubiles, certaines fleurs, des feuilles, les pommes de pin, le vortex tourbillonnant de l’eau, l’implantation de notre propre chevelure… C’est vrai (encore que les exemples ne soient pas si nombreux, ni toujours très clairs : pourquoi les spirales celtiques seraient-elles « un équivalent de la foudre » ?), mais cela n’explique pas que, parmi leurs multiples sujets d’observation, ils aient privilégié des spirales. Cela n’expliquera pas non plus l’extraordinaire suite. Nous pensons que c’est dans une analyse du symbole de la spirale qu’il faut chercher la solution.

En effet, dès qu’il s’est efforcé de conceptua­liser sa relation au monde, l’homme archaïque n’a pu manquer d’être frappé par la remar­quable aptitude de la forme spiralée à exprimer, de la manière la plus intense et la plus économi­que, la façon dont il se sentait impliqué dans des forces cosmiques.

En quoi la spirale est-elle un symbole aussi remarquable et aussi efficace ? C’est tout d’abord qu’elle introduit une dimension supplé­mentaire par rapport à la symbolique du cercle et du cycle : sa grande supériorité est de pouvoir transcrire la notion de mouvement et, partant, d’évolution. Sur la roue zodiacale, le printemps revient chaque année ; mais les printemps, l’un après l’autre, sont différents, et leur point de coïncidence est purement formel : ils sont sé­parés par l’épaisseur du temps écoulé, ce temps qui transforme le cycle en spirale. C’est pourquoi la spirale est sans doute le meilleur symbole de la vie, et de son corollaire, le temps. Elle nous rappelle que tout ce qui est manifesté se trouve à la fois en mouvement et en inachèvement 1.

Mais toute spirale développée dans l’espace se situe par rapport à un axe central vers lequel elle tend. Il convient d’insister sur cela, car cet axe représente l’Un originel d’où émane et vers lequel tend la vie. Perçue dans sa totalité, la spirale est donc, de par sa double nature, un très beau symbole, à la fois axial et évolutif. Si on lui prête une dimension cosmique, elle est l’expression du « moteur immobile » (l’axe) et de son émanation (la Création qui, elle, est mouvement) 2. Analysée ontologiquement, elle va transposer dans l’homme cette perma­nence et cette évolution : l’homme est à la fois relié (par le « cœur ») à une dimension transcen­dante de son être, et traversé par des énergies, donc essentiellement mouvement 3. La trans­mutation de ces courants, qui se manifestent en l’homme suivant deux spirales, l’une descen­dante (descente de Dieu en l’homme), l’autre ascendante (montée de l’homme vers Dieu), bien décrite par les philosophies extrême-orien­tales (mais aussi par les Occidentaux, dont le pseudo-Denys l’Aréopagite qui, développant les idées des néoplatoniciens, nous parle d’un mouvement hélicoïdal descendant de Dieu à l’âme et remontant de l’âme vers Dieu), déter­mine une véritable alchimie spirituelle : s’il sait retrouver les chemins de l’Un, de l’Axe origi­nel, et développer une dialectique des énergies complémentaires, le « cœur » attire la partie « matérielle » de l’être ; comme l’écrit Grégoire Palamas, « L’homme véritable, lorsque la lu­mière lui sert de voie, s’élève sur les cimes éternelles ; il contemple les réalités méta-cosmi­ques, sans se séparer de la matière qui l’accom­pagne dès le début… amenant à Dieu, à travers lui, tout l’ensemble de la création 4. » De même, la partie la plus évoluée de l’être attire ses zones régressives ou inconscientes et les éclaire en les transfigurant : dans la méditation, le vortex inférieur monte en spirale, à la rencontre de sa contrepartie spirituelle ; c’est le sens des « Descentes aux Enfers », qui correspondent en fait à un double mouvement symbo­lique : catabase et anabase, descente et re­montée associées dans un mouvement dialecti­que qui permet au héros de ne « descendre » que pour « remonter » enrichi de cette descente en lui-même ; ainsi, dans l’Enéide, les ren­contres successives d’Énée avec ses proches (Palinure, puis Didon, puis Déiphobe) symboli­sent une remontée de plus en plus profonde dans son passé et sa mémoire, afin de désoc­culter en lui le « vieil homme » : situation confinant, on le voit, à une psychanalyse bien conduite 5.

La spirale est donc la mise en dialectique du temps humain et de l’éternité : par delà l’idée d’un temps cyclique et seulement répétitif, par delà aussi un temps fondé sur un « progrès » linéaire, trop exclusivement à l’image de l’homme, elle nous met en garde contre les insuffisances des systèmes abusivement réduc­teurs.

On retrouve la même structure fondamentale dans plusieurs symboles qui constellent autour de la spirale, et les liens qui s’établissent ainsi tendent à souligner l’unité des grands sym­boles :

  • Le labyrinthe : le héros qui arrive au centre du labyrinthe (où l’attendent à la fois une épreuve ultime et une victoire potentielle) est celui qui a su réaliser, trouver en lui ce centre essentiel, contrastant avec les méandres du labyrinthe lui-même, et un peu comparable à l’« œil » immobile du cyclone, entouré de vents tourbillonnants. On voit la symétrie de cette structure avec la structure précédente (axe central/spires en mouvement) ; on peut dire alors que le labyrinthe est la version bidimen­sionnelle du vortex représentée en perspective par la spirale 6.

  • La danse rituelle : perçue comme une façon de s’incorporer, suivant les mêmes principes, les vibrations créatrices et les mouvements ordonnés du cosmos ; le derviche tournant sur lui-même est à la fois l’axe et le mouvement ; son bras levé vers le ciel se relie à l’énergie cosmique ; son bras baissé vers la terre la redistribue dans les règnes matériels ; tant il est vrai que l’« éveillé » ne doit pas « retenir » les énergies qui le traversent.

  • La montagne sacrée : toujours axiale, pilier permettant la circulation des énergies divines, et dont Yves-Albert Dauge a bien montré 7 qu’elle représente une forme de pyramide qui s’inverse, et s’évase à l’infini vers le haut à partir de son sommet, ce point culminant que peuvent atteindre les œuvres humaines, ce but de l’ascèse héroïque et des grandes quêtes, à partir duquel s’opère une transfiguration de l’être : même symbolisme de l’axe et du mouve­ment, que l’on comprend mieux en le rappro­chant de celui du Temple : nous pensons à la cathédrale de Chartres, enracinée dans la terre par son puits (situé sous le chœur), et projetant vers le ciel ses flèches ; entre les deux, l’espace « horizontal » et, sur le dallage, un labyrinthe.

  • Le serpent : associé à l’hélice et à la spirale dans l’image traditionnelle du caducée, vérifie la même relation structurelle, et la même nature complexe d’un être à la fois « axial » (par sa nature essentielle) et en mouvement (parce qu’il appartient au monde de la manifesta­tion). Les serpents s’enroulant autour d’un arbre (du monde) ou d’une montagne sacrée (voire même quelquefois d’un axe représenté par la croix du Christ) ont la même significa­tion. On comprend mieux alors le symbole druidique de l’« œuf du serpent », en le rapprochant de l’« œuf cosmique », flottant sur des eaux symbolisant tous les possibles encore indifférenciés (et dont on sait, outre ses origines orphiques, l’importance qu’il joue dans la cos­mogonie des Dogon qui nous précisent que « lorsque la vie augmente, elle augmente en tourbillonnant » et par un mouvement spira­lant) : de même le serpent, ce symbole des possibilités de développement de l’énergie, sort d’abord, réellement, d’un œuf, et ces circons­tances ne pouvaient manquer de frapper des esprits aptes à en expliciter le sens symbolique. Enfin, nous voudrions souligner que des situa­tions symboliques sans rapport apparent avec la spirale participent en fait de la même structure fondamentale. Ainsi, l’eschatologie des mys­tères de Mithra fait intervenir l’idée d’un passage de l’initié, post mortem, à travers sept sphères, correspondant aux sept planètes ma­jeures connues dans l’Antiquité ; mais cette notion même de passage n’apparente pas seule­ment la situation au symbolisme du cercle, comme on pourrait le penser au premier abord, mais aussi à celui d’une spirale divergente, puisque la progression du « voyageur » de l’au-delà, en le faisant aller de cercle en cercle, et en établissant donc un lien entre les trajectoires autonomes de chaque planète, s’assimile à un mouvement spiralé continu 8. Il est donc très cohérent, par rapport à notre archétype de la spirale, que le culte de Mithra intègre deux divinités essentielles : Aiôn, l’Axe, l’Un origi­nel, le dieu de l’espace-temps confondus et illimités, définissant un état primordial de l’être antérieur au processus de la création et de la différenciation, et Mithra, le médiateur, le sauveur et le combattant, celui qui symbolise le devenir et la dynamique de l’évolution ontologi­que. De même, pour le fidèle de l’Islam accomplissant le pèlerinage de La Mecque, la circumambulatio autour de la Ka’ba transforme les sept cercles parcourus en mouvement spira­loïde, convergent cette fois (puisque son itiné­raire le rapproche toujours plus du Centre). Relevons enfin que l’exégèse de la belle phrase du Cantique des Cantiques, « Je dors, mais mon cœur veille » (V, 2), participe de la même symbolique : le « sommeil », c’est celui de l’âme, prise dans le tourbillon de l’incarnation, qui l’étourdit et la distrait de la contemplation de l’Un dont elle est issue, mais qu’elle a oublié (on songe au symbolisme du labyrinthe, évoqué précédemment, avec ses connotations « fémini­nes ») ; mais le Cœur « veille », et reste relié à l’Axe, c’est-à-dire qu’il permet l’alchimie spiri­tuelle qui restituera à l’âme sa nature essen­tielle, et la fera se retrouver elle-même.

À travers cette constellation d’images symbo­liques à la fois simples et fondamentales, et convergeant toutes vers le symbole de la spirale, on comprend mieux la fascination que cette figure a pu exercer tout au long de l’histoire de l’humanité, et qui explique à la fois son antiquité et sa pérennité.

Revenons rapidement sur son antiquité : nous avons vu qu’une interprétation de type positiviste ne résistait pas à la richesse de l’image elle-même de la spirale ; et l’on sait que le symbole est attesté à peu près partout, plusieurs millénaires avant Jésus-Christ : sur les pierres levées du nord de l’Europe, mais aussi dans le Val Camonica (3e/2e millénaire), dans les Pyrénées, en Provence (sans doute avant l’Orient), en Égypte, et en Mésopotamie dès le 2e millénaire, puis en Crète. C’est dans ces deux dernières aires géographiques qu’apparaissent les preuves irréfutables de l’utilisation de ces symboles spiraloïdes dans un contexte ritualisé, par rapport à une cosmologie, une ontologie ou une eschatologie. Ainsi Gilgamesh, le héros de l’épopée sumérienne, doit, au terme de son voyage et de sa quête initiatique de l’immorta­lité (dont les connotations symboliques sont très claires), affronter Humbaba, le roi du monde des morts et le gardien de la forêt-labyrinthe. Or un masque de terre cuite babylonien, daté de cette époque, représente le visage de ce démon à l’aide d’un seul trait enroulé : la spirale labyrinthique et les méandres des obstacles à la Quête sont bien associés dans le contexte de l’initiation héroïque. De même, le temple de Tarxien, à Malte (2400 av. J.-C. environ), fait apparaître une double spirale (symbole de l’équilibre des énergies en mouvement) entre deux piliers (symbole de l’axe vertical immo­bile). Franchir ce seuil, pour le mort, ou l’initié, c’est s’immerger dans l’énergie cosmique cor­rectement orientée et interprétée : c’est se transfigurer 9. Un objet votif des Cyclades, daté du 3e millénaire, combine le symbolisme de la spirale et celui des nombres, en l’occurrence sept et neuf : véritable mandala destiné, lui aussi, à décrire le chemin d’un retour, celui de l’âme vers ses origines, par delà la mort. Mais le plus fascinant, parce que le plus mystérieux, demeure sans doute le célèbre disque de Phaïstos (daté du XVIIe siècle av. J.-C. et conservé au musée d’Herakleion), avec sa spirale et ses glyphes toujours indéchiffrés à ce jour, mais dont on devine toute la profondeur symbolique latente et qui, tel un Sphinx, nous interpelle comme une énigme sur nous-mêmes.

Avec le temps, la pérennité du symbole de la spirale est tout aussi remarquable, et mériterait de longs développements ; nous ne pouvons que donner ici quelques lignes directrices. Nous sommes surtout frappé personnellement par la façon dont le symbole continue à habiter l’inconscient des créateurs, alors même queleurs œuvres ne se situent plus dans un contexte initiatique ou ritualisé.

Dans un premier temps, et pour une longue période, c’est l’« âge d’or » du symbole, àtravers une parfaite adéquation entre les représentations qui l’intègrent et le sens symbolique qui les sous-tend. Les exemples ne manquent pas, puisqu’on peut les trouver dans toutes les civilisations « traditionnelles », à commencer par l’Antiquité classique : tours spiralées (Babel), circuits de mort (Jéricho), mais aussi de vie (les deux circuits annuels des Saliens des­tinés à protéger Rome), labyrinthes (de Cnossos à Cumes), spirales irradiant, sous forme de rayons, à partir de représentations d’Apollon ou de Dionysos sur des mosaïques (cf. musée de Corinthe), lituus en forme de crosse (donc de spirale) des augures, hérité de l’art des Étrusques ; enfin, représentation par des cercles concentriques des différents plans d’existence rencontrés par l’initié dans les cultes à mystères (Mithra, Isis), et dont on a vu qu’elles équivalaient symboliquement à des spirales, de par la propension qu’a tout mouve­ment circulaire transposé dans une quatrième dimension (espace-temps) à devenir une spirale (cette remarque est valable pour les boucliers des héros de l’Épopée et pour leurs scènes disposées circulairement : le bouclier d’Achille, celui d’Énée) 10.

Le symbolisme de la spirale est tout aussi vivace, tout aussi profondément vécu par ses créateurs, jusqu’à la Renaissance. Attesté dans l’art byzantin, et chez les peintres d’icônes (par exemple chez Roublev), il est le fondement même de la technique de représentation et d’organisation de l’espace des miniatures per­sanes : il a été établi 11 que, sur 250 œuvres répertoriées, et datées de 1400 à 1675, 60 (4 %) sont organisées autour de spirales, et 28 (8 %) autour d’arabesques, filles de la spirale 12 ; et, malgré l’omniprésence et la valeur fondamen­tale de cette structure par rapport à leurs créations, les artistes arabes n’ont jamais parlé de cette organisation savante : elle faisait partie des secrets de métier, et était encore liée à une initiation ; et l’on sait que la pensée de l’Islam, à cette époque, attache, comme l’a bien montré Henry Corbin, une importance fondamentale à la distinction entre le zâhir (l’exotérique, ce qu’on peut dire) et le bâtin (l’ésotérique, qui est du domaine du secret).

En Europe, à la Renaissance, on connaît encore bien le symbolisme de la spirale, et il est souvent attesté, dans un contexte qui n’est guère ambigu. Perpétué au Moyen Age (comme le montrent par exemple les forces cosmiques en spirale pénétrant le corps du Christ, dans un crucifix irlandais daté du VIIe siècle et conservé à Dublin au National Mu­seum of Ireland), puis par Dante (à travers les cercles concentriques de son Enfer et de son Purgatoire) et par Jean de la Croix (avec sa Montée du Carmel), il se retrouve chez nombre d’artistes, parmi lesquels Dürer, Botticelli (qui a composé un célèbre vortex inversé en illustra­tion à l’Enfer de Dante) ou Paolo Uccello, dont le saint Georges, émergeant du labyrinthe et de la forêt obscure de l’inconscient, charge le dragon, et crée ainsi une véritable situation cosmique archétypale, rappelée par le tourbil­lon de nuages en spirales accumulé derrière lui. Sur le plan architectural, le célèbre plafond de Saint Charles aux quatre Fontaines, ou la lanterne en forme de spirale de Santo Ivo della Sapienza (qui n’est pas sans évoquer le minaret spiralé de la mosquée irakienne de Samarra, ou le vaste mandala qu’est le temple de Borobu­dur), construits par Borromini, nous rappellent que l’évolution de l’esprit est un chemin en spirale ascendante vers Dieu.

À partir de la Renaissance, la société euro­péenne connaît de profondes mutations, qui seront fatales à la connaissance traditionnelle des symboles, et à la transmission initiatique en général 13.

Mais, au milieu de cette « laïcisation » des symboles, il est très troublant de voir des résurgences en quelque sorte spontanées, chezdes créateurs – et non des moindres – qui ressentent le besoin d’introduire la spirale dans leur univers imaginaire, et renouent, à travers leur propre phantasmatique, avec cet archétype immémorial : E. Poe nous raconte, dans Une descente dans le Maelström, l’histoire d’un marin qui, absorbé par ce tourbillon, en com­prit la nature spiralée, et réussit à remonter à la surface ; Van Gogh peint une extraordinaire « nuit étoilée », nous restituant la vie cosmique sous une forme véritablement visionnaire, à travers les énormes volutes animant son ciel nocturne d’un souffle puissant. Et lorsqu’Apol­linaire écrit, dans Alcools,

Descendant des hauteurs où pense la lumière

Jardins roulant plus haut que tous les ciels mobiles

L’avenir masqué flambe en traversant les cieux,

il retrouve le même symbolisme : tant il est vrai que les créateurs se définissent avant tout par cette aptitude à s’immerger dans ces courants de forces fondamentales, et à les transcrire à travers leur art, leur ascèse, leur coloration personnelle. Un peu plus tard, les progrès de la psychologie et les travaux de C.G. Jung mon­treront d’ailleurs que nous sommes tous habi­tés, sans le savoir, par ces symboles fondamen­taux, dans ce que nous appelons notre inconscient : les mandala dessinés par ses patients s’organisent souvent autour de spirales, et lui-même définira la spirale comme l’archétype du processus de développement de la psyché 14.

Ainsi, la boucle est bouclée : des spirales néolithiques de Gavr’inis à celles des sujets étudiés par C.G. Jung, c’est bien le même psychisme humain qui fait effort pour se comprendre, et comprendre le cosmos, à travers ce splendide symbole à la fois vivant (car il nous implique, comme d’ailleurs tous les symboles) et puissamment unificateur : car c’est une belle source d’espérance de penser que, depuis l’aube de notre société jusqu’à notre période « moder­ne », des hommes de cultures, de périodes, d’horizons différents ont médité, parfois de façon très savante, parfois plus inconsciem­ment, mais avec toute leur application, leur ferveur et leur honnêteté, sur le symbole de la spirale, c’est-à-dire sur eux-mêmes et sur le sens profond de leur vie. C’est sans doute un moment important (et dont nous n’avons peut-être pas encore perçu toutes les implications) que cette rencontre, caractéristique de notre époque, entre la science (qui découvre expéri­mentalement des spirales, dans l’infiniment grand comme dans l’infiniment petit, et y reconnaît une des structures fondamentales de l’univers) et la symbolique, qui n’a cessé, par tradition et par intuition, d’organiser et de reproduire des formes spiralées : il y a là, à tout le moins, matière à réflexion.

BIBLIOGRAPHIE

Outre les ouvrages de référence que sont le Diction­naire des Symboles (Laffont, 1969) et le Lexique des Symboles (coll. « Zodiaque », 1969), nous mentionne­rons :

Jill Purce : La Spirale mystique. Le voyage itinérant de l’âme. Paris, Éditions du Chêne, 1974 (fondamental, riche iconographie).

René Guénon : La Grande Triade, Paris, Gallimard, 1957 (1980), en particulier chap. V ; Symboles fondamentaux de la Science sacrée, Paris, Gallimard, 1962 (1980), en particulier chap. VIII, XXIX, XXXIII, LXVI.

Yves-Albert Dauge : Virgile, Maître de sagesse, Milano, Archè, 1984.

Sur la spirale dans l’Islam, A. Papadopoulo : L’Islam et l’Art musulman, Paris, Mazenod, 1976.

Sur le labyrinthe dans sa relation avec la spirale, P. Santarcangeli : Le Livre des labyrinthes. Histoire d’un mythe et d’un symbole, trad. de l’italien par M. Lacau, Paris, Gallimard, 1974 ; J. Bord et J.C. Lambert : Laby­rinthes et Dédales du monde, Paris, Presses de la Connais­sance, 1977 (iconographie).

Enfin, mentionnons l’intéressant numéro d’Atlantis, « Crosses et Spirales », n » 326, mai-juin 1983.

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1 Nos études portent sur le type de spirale le plus répandu, en particulier dans l’iconographie : la spirale dite empirique, considérée en géométrie plane ou développée dans l’espace ; mais nos remarques restent vraies pour la spirale hyperbolique et la spirale logarithmique.

2 La complémentarité des énergies est plus particulière­ment marquée par la double spirale inversée. Elle souligneque naissance et mort ne sont que des apparences, et sont en fait des régénérations successives, par transformation de l’Énergie mère ; c’est le sens du Nou de la cosmogonie égyptienne, du Sphaïros d’Empédocle, et de la « respiration cosmique » de la mythologie indienne : le cosmos y passe par des phases alternées d’activité et de repos (les jours et les nuits de Brahma). L’expansion fait surgir la création de la potentialité des eaux primordiales (l’« œuf » cosmique). Cf. le fameux symbole du barattage (alterné) de la Mer de Lait, destiné à préserver l’ordre cosmique.

3 Les représentations de la spirale en tant que symbole de l’évolution spirituelle font souvent intervenir, de façoncomplémentaire, un symbolisme lumineux : la périphérie de la spirale est dans l’obscurité, et plus on monte, plus on se rapproche de la lumière ; alors, comme le montre Y.A. Dauge à propos de ce qu’il appelle la « poésie souveraine » de l’Enéide, toutes les notations symboliques se complè­tent et se vivifient pour fusionner dans l’image d’une plénitude (cf. Y.A. Dauge : Virgile, Maître de sagesse, Milano, Archè, 1984).

4 Cité par P. Evdokimov : L’Art de l’icône, Théologie de la beauté, Desclée De Brouwer, 1972, p. 254.

5 Cf. J. Thomas : Structures de l’imaginaire dans l’Enéide, Paris, Belles Lettres, 1981, p. 273.

6 On notera que les voyages initiatiques vers un Centre (le voyage d’Énée, la Queste du Graal, etc.) fontintervenir une structure très comparable, associant mou­vement, convergence et élévation ; l’épreuve initiatique du héros équivaut alors à une régénération sur une circonvo­lution plus élevée de la spirale.

7 Y.A. Dauge : op. cit., chap. II.

8 Cf. J. Thomas : « Astrologie, Alchimie et Structures ontologiques dans les mystères de Mithra », Pallas, n° XXX, Toulouse, 1983.

9 D’autres temples mégalithiques maltais, dont les pièces sont en forme du corps de la Grande Déesse, et enparticulier en forme d’utérus, associent le voyage de l’initiation (ou de la mort) à un regressus ad uterum, à travers le symbole tellurique du labyrinthe.

10 Cf. J. Thomas : Structures de l’imaginaire dans l’Enéide, p. 283.

11 Cf. A. Papadopoulo : L’Islam et l’Art musulman, Paris, Mazenod, 1976 : p. 96 sqq. et pp. 458-464.

12 On sait qu’il y a cinq familles d’archétypes mathémati­ques de la spirale : la spirale empirique, la spirale d’Archimède, la spirale hyperbolique, la spirale loga­rithmique, engendrée par la fameuse série numérique de Fibonacci (dit Léonard de Pise, mathématicien du XIIIe siècle) et les courbes spiralées (pour les exemples, cf. Papadopoulo : op. cit., p. 566) : or les Arabes, scientifi­quement parlant, ne connaissaient que les deux premières, ce qui n’a pas empêché leurs peintres de trouver et d’utiliser les autres par intuition artistique nous avons là un exemple de plus de l’aptitude du génie créateur à retrouver, par son seul élan, des archétypes qu’il n’a pas « appris ».

13 Même si l’on en trouve des vestiges dans les théories des promoteurs mêmes de la mutation ; ainsi, chez Hegel (réf. Phénoménologie de l’Esprit), la courbe de la conscience est représentée comme une spirale montant de cercles en cercles vers un apex.

14 Cf. Archetypes and the collective Unconscious. Lon­don, Routledge and Keegan, 1969.