(Extrait de Les Sociétés Secrètes. Encyclopédie Planète. LDP 1969)
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La littérature apocalyptique du deuxième et du premier siècle avant J.-C. contenait les éléments essentiels de la tradition ésotérique judéo-chrétienne. Selon Flavius Josèphe, des ouvrages secrets avaient été transmis aux Esséniens, qui veillaient jalousement sur ce dépôt sacré dont ils affirmaient la haute antiquité [1].
On peut penser qu’il s’agissait dans ces textes des principaux points d’une doctrine ésotérique ou mystique ayant pour objet Dieu et le monde, révélée à quelques élus, transmise depuis les pères et remontant par les prophètes à l’illumination de Moïse sur le Sinaï.
La tradition de la sagesse de Moïse à Josué devait probablement correspondre à la double philosophie cachée des Esséniens, indiquée par Philon d’Alexandrie : « La contemplation de l’essence de Dieu et l’origine de l’univers. »
L’antiquité de cette doctrine est incontestable. Moïse aurait codifié la partie exotérique dans le Pentateuque ou Thora (Loi). La partie ésotérique n’aurait été transmise par lui qu’à soixante-dix « sages » (sopherim) qui, de bouche à oreille, auraient continué à enseigner les connaissances cosmogoniques secrètes (Maassè Bereshith) et leurs applications pratiques (Maassè Merkaba), de maîtres à disciples, jusqu’au Moyen Age et, probablement, jusqu’à notre époque.
Une autre preuve du caractère archaïque de ces traditions est donnée par le fait que le gnosticisme a été longtemps marqué par l’influence du judaïsme avant de l’être par celle du christianisme, comme l’ont prouvé les recherches modernes sur les problèmes de l’origine des croyances gnostiques. On sait que le gnosticisme a emprunté à des sources chaldéo-égyptiennes archaïques une grande partie de ses conceptions cosmogoniques et magiques [2].
Il était prescrit par la règle de ne pas expliquer la Genèse devant plus d’un auditeur ni les textes d’Ézéchiel si ce n’était à un homme sage et d’intelligence profonde. Ainsi se constitua un savoir ésotérique de façon distincte de l’étude exotérique de la « Thora ».
Les origines de la Kabbalah
Ces « choses qui ne se disaient qu’à voix basse et de bouche à oreille » se rapportaient non seulement à la cosmogonie, mais aussi à l’eschatologie, à la connaissance du temps et du lieu des récompenses et des châtiments, des chambres secrètes du Béhémoth et du Léviathan, ainsi qu’aux moyens cachés de calculer les années par rapport à l’avènement du « royaume du Messie » et, enfin, à la connaissance du « nom ineffable » dont la prononciation véritable était expliquée seulement aux hommes saints et aux « élus ».
A ces doctrines, dont le développement ultérieur se manifesta dans le système complexe de la « Kabbalah », qu’étudiaient spécialement les « mekubbalim » ou « Baale-ha-kabbalah » (« ceux qui possèdent la kabbale ») appelés les « sophirim » (« sages ») puis les « adeptes en grâce », se rapporte, à partir du XIIIe siècle de notre ère, une vaste littérature, parallèle à celle du « Talmud » mais souvent en opposition avec celle-ci. Ses auteurs employèrent un dialecte araméen ; ses œuvres constituèrent autant de commentaires sur la Loi (la « Thora »), puis elle prit pour centre un livre mystérieux : le « Zohar ».
Si le mot même de « kabbalah » n’apparaît qu’au XIe siècle, ce fait ne signifie point qu’il n’existait aucune tradition orale antérieure, car il est certain que ces connaissances remontent au moins à l’époque néo-platonicienne de l’école d’Alexandrie. Toutefois, cet ensemble doctrinal est trop vaste pour que nous puissions en donner une description précise dans les limites de notre étude, et il importe surtout à notre propos de signaler l’influence profonde que ces idées ne manquèrent pas d’exercer sur les systèmes ésotériques des sociétés sécrètes traditionnelles.
En effet, selon ces conceptions, les hommes pieux peuvent s’élever jusqu’à Dieu, même dans les limites de la vie présente, s’ils savent l’art occulte de s’affranchir des liens qui unissent l’âme et le corps. Cette notion d’une délivrance et d’une union mystique avec l’essence divine jouait aussi un rôle fondamental dans le gnosticisme. Cela explique la fonction centrale de mystérieuses cérémonies et d’incantations associées à une hiérarchie d’anges et d’esprits qui servaient, en quelque sorte, de guides et de supports au mystique durant son ascension vers le divin. Les paroles et les formules sacrées permettaient à l’initié de triompher des mauvais génies, qui s’efforçaient de l’attirer vers l’abîme. Les Esséniens, fort instruits dans l’angélologie et dans la démonologie, ont emprunté ces connaissances à des sources mésopotamiennes et égyptiennes. Toutefois ces éléments initiaux étrangers furent, en quelque sorte, « judaïsés » et prirent la forme de l’adoration du nom de Dieu « qui crée et qui détruit les mondes », selon la philosophie du « Sepher Yetzirah » et du « Zohar » : « le livre de la Splendeur » [3]. Dès les origines, la théologie palestinienne et celle de l’école d’Alexandrie reconnurent les deux attributs divins de la « rigueur » et de la « miséricorde », ces deux colonnes des spéculations de la « kabbalah ». On trouve dès le IIe siècle la transformation de ces attributs en hypostases divines. Ultérieurement, s’y ajoutèrent les dix agents par lesquels le monde est créé : la sagesse, la pénétration, la connaissance, la force, la puissance, l’inflexibilité, la justice, le droit, l’amour et la pitié. Quant à la doctrine proprement dite des « sephiroth », si caractéristique de la philosophie ésotérique de la « kabbalah », elle est présentée de manière différente selon les ouvrages. Certains kabbalistes regardent les « sephiroth » comme identiques dans leur totalité avec l’être divin, chaque « sephiroth » n’étant qu’un aspect de l’infini, ce qui permet de le saisir. Pour d’autres interprètes, par exemple pour Recanati, ce sont des créatures supérieures différentes de l’Être premier.
Les dix degrés vers la lumière
La connaissance, ce qui connaît et ce qui est connu, répond à une même chose en Dieu, le monde étant l’expression des formes absolues de l’intelligence, des « idées », au sens platonicien. L’identité de l’être et de la pensée, du réel et de l’idéal, a été enseignée ainsi par la tradition kabbalistique bien avant la philosophie de Hegel. Une triade initiale, celle de l’Émanation (Aziluth) (« Couronne », « Sagesse », « Intellect ») répond d’ailleurs au monde intelligible des néoplatoniciens. La deuxième triade compose le monde des « esprits divins » (Beriah), le monde « céleste » (Aziah) et le monde des âmes (Yetzirah).
L’idée fondamentale de ce système est l’unité de composition de tous les mondes, cat tout ce qui est contenu dans un monde inférieur se retrouve sous la forme d’un archétype supérieur dans le monde qui le domine immédiatement. L’univers forme ainsi un tout profondément unifié, un être individuel vivant, composé de trois parties concentriques au-dessus desquelles plane l’archétype souverain dont la demeure est la lumière éternelle et infinie.
A ces conceptions métaphysiques répondent des obligations morales : le bien et le mal humains ont des conséquences cosmologiques profondes, car les mondes sont sensibles aux actions bonnes ou mauvaises. La théorie du mal formulée par un grand nombre d’ouvrages kabbalistiques postérieurs au « Zohar » repose sur des idées analogues à celles du christianisme.
C’est ainsi que, parlant de l’excellence corporelle et spirituelle d’Adam avant la chute, les kabbalistes affirment qu’à l’origine toutes les âmes étaient combinées en une seule qui formait l’âme vivante d’Adam. En même temps que lui, toute la création était dans un état spirituel et glorieux. Mais, par le venin du serpent, la nature humaine devint ténébreuse et grossière ; l’homme reçut une individualité empirique et un corps matériel ; les mondes eux-mêmes accompagnèrent l’homme dans sa chute. Toutefois Adam n’est pas éternellement perdu. Sa gloire lui sera rendue quand viendra l’époque du Messie ; alors Satan lui-même renoncera volontairement à son empire et à ses œuvres.
On voit, par ces quelques aperçus, que la tradition ésotérique du judaïsme a exercé une grande influence sur des doctrines et sur des pratiques rituelles que l’on trouve fréquemment enseignées et appliquées par les sociétés secrètes du Moyen Age et de la Renaissance.
La double origine de la tradition juive
L’origine de la tradition d’Israël semble plutôt mésopotamienne qu’égyptienne en ce qui concerne notamment les croyances et les idées exprimées par la plupart des livres de l’Ancien Testament. D’ailleurs Ur, en Chaldée, où sir L. Wooley a retrouvé les « tombes royales » antédiluviennes sumériennes que nous avons précédemment signalées, était, selon la Bible, la ville d’Abraham. On peut ainsi distinguer deux niveaux principaux d’élaboration de la pensée religieuse et mystique des Écritures : l’un, sans doute le plus ancien, a subi des influences chaldéennes et il correspond à la tradition des patriarches et des prophètes, d’Abraham jusqu’à Moise ; l’autre a été marqué par des influences égyptiennes et grecques incontestables ; il englobe une partie de l’Ancien Testament et il s’étend de Moïse jusqu’aux pères de l’Église chrétienne à travers l’enseignement évangélique du Nouveau Testament.
Dès l’époque de l’école d’Alexandrie, la tradition ésotérique judéo-chrétienne a reçu un nouvel apport doctrinal, celui de l’hermétisme qui, à son tour, étendra des rameaux à travers tout le Moyen Age jusqu’à la Renaissance et aux temps modernes, non seulement dans le monde chrétien mais aussi dans la civilisation musulmane.
Les recherches, désormais classiques, du R.P. Festugière et de Reitzenstein notamment, ont remis en lumière l’aspect populaire et savant d’une très vaste littérature répandue dans le monde gréco-romain, vers la fin de la période hellénistique et sous l’empire, et qui a été spécialement attribuée à la sagesse révélée d’un dieu d’Égypte, Thoth-Hermès [4]. Pourtant cette époque savante voit aussi l’apparition d’un courant mystique provoqué par le déclin du rationalisme grec. Plus de démonstrations, on veut croire [5].
À un consultant qui demandait à Apollon : « Es-tu Dieu ?», voici la réponse donnée par l’oracle de Claros, au IIe ou au IIIe siècle : « Il existe, résidant bien au-dessus de l’enveloppe supracéleste, un feu illimité, toujours en mouvement, éternité sans bornes : les bienheureux ne peuvent le connaître, à moins que lui, Souverain Père, quand il en a jugé ainsi dans son conseil, ne se donne lui-même à voir. »
On assiste à la même époque à un renouveau du pythagorisme qui n’était pas une philosophie, mais une Église ou même un ordre religieux dans lequel toute discussion devait cesser quand retentissait la formule : « le Maître a parlé ». Les pythagoriciens formaient à Rome, dès le temps de Cicéron, une véritable association secrète, qui célébrait ses propres mystères dans un sanctuaire souterrain, la fameuse basilique de la « Porta Maggiore ».
Les confréries hermétiques
Le catéchisme pythagoricien contenait, entre autres questions : « Qu’est-ce que Pythagore ? » à laquelle on répondait ou : « Apollon guérisseur » ou : « Apollon hyperboréen » ou, enfin : « Le fils d’Hermès. » Cette dernière réponse rituelle est assez significative des rapports entre le pythagorisme et l’hermétisme, de même que cette autre formule : « Qu’est-ce que les îles des Bienheureux ? » — « Le Soleil et la Lune. » Faut-il remarquer à ce propos que l’on retrouve des réponses analogues dans les catéchismes hermétiques ou maçonniques du XVIIIe siècle ?
Selon un thème constant dans la littérature hellénistique, les plus grands sages de la Grèce auraient été initiés en Égypte. Selon un thème constant dans la littérature hellénistique, les plus grands sages de la Grèce auraient été initiés en Égypte ; d’Orphée, de Dédale, d’Homère, de Lycurgue, de Solon, de Platon, de Démocrite, de Pythagore, de Thalès. Hérodote signale des ressemblances entre les usages sacerdotaux des Égyptiens et ceux des pythagoriciens. Clément d’Alexandrie dit : « Platon a emprunté à Pythagore la doctrine de l’immortalité de l’âme, et Pythagore aux Égyptiens. »
Reitzenstein a cru à l’existence de confréries hermétiques. Telle a été aussi l’opinion de Geffcken. Contre ces deux spécialistes, le père Festugière affirme, avec toute son autorité, que ces sectes n’ont jamais existé et que les écrits hermétiques sont un « phénomène purement littéraire » [6].
Or que dit Reitzenstein ? Il signale que la « confrérie de Poimandrès » (« die Poimandres Gemeine ») fut fondée entre le début du IIe siècle avant J.-C. et le IIe de notre ère : l’histoire de la doctrine de l’« Anthropos » ferait présumer, comme date probable de la fondation, le temps de la naissance de Jésus. Le fondateur de la secte fut un prêtre égyptien qui unit une doctrine de la création par le dieu Ptah à une révélation orientale sur l’esclavage et la délivrance de l’homme, combinant le tout en un système gnostique. La confrérie prit de l’ampleur : dès le début du IIe siècle de notre ère, elle exerce son influence à Rome. Avec le temps, la doctrine revêt un aspect de plus en plus mystique et l’élément égyptien y tient plus de place. Au IIe siècle, le caractère prophétique tend à prédominer : par cela même, cette « confrérie de Poimandrès » se rapproche des autres confréries hermétiques alors très nombreuses, pour, finalement, se confondre avec celles-ci. Puis le prophétisme perd du terrain, les influences juives se font plus marquées. Au IVe siècle la confrérie disparaît.
Tels sont les faits textuellement rapportés, selon le R.P. Festugière lui-même. On peut donc exiger une critique historique précise de ces données. Or le R.P. Festugière leur oppose une critique philosophique et théologique tout à fait étrangère à leur examen. Quel que soit le respect que nous éprouvons pour l’érudition et le grand talent de ce savant, nous ne pouvons admettre ses conclusions et nous suivrons sur ce point les indications précises de Reitzenstein tant qu’elles n’auront pas été critiquées de façon indiscutable méthodologiquement.
Par ailleurs, les arguments du R.P. Festugière sont peu convaincants. S’il existait en effet des cérémonies initiatiques propres à ces confréries hermétiques, le fait donné comme preuve que l’on n’en retrouve aucune trace dans la littérature de cette époque ne saurait démontrer leur inexistence. C’est là un fait assez simple pour nous dispenser d’insister sur l’obligation du secret qui caractérise, au contraire, les confréries de ce genre [7].
On comprend, d’autre part, difficilement pourquoi le R.P. Festugière, qui admet l’existence de confréries pythagoriciennes, nie celle de confréries hermétiques à la même époque. Faut-il donc penser que les rapports qui semblent avoir existé entre les conceptions théologiques de la « confrérie de Poimandrès » et celles du christianisme seraient de nature à éclairer de façon assez gênante pour un catholique rationaliste certaines sources ésotériques de sa propre religion ?
L’influence d’Hermès
On peut admettre plutôt, pensons-nous, que l’influence hermétique a été graduellement éliminée dans la théodicée chrétienne comme elle l’a été, ainsi que le signale L. Massignon, dans la théodicée islamique [8]. En revanche, il est incontestable que l’hermétisme a régné souverainement par ses pratiques, non seulement sur l’astrologie et sur l’alchimie musulmanes, mais aussi sur la magie et sur les sciences cosmologiques du Moyen Age et de la Renaissance en Occident. L. Massignon note que cette influence a persisté jusqu’à nos jours au Maroc, où existent encore des « muwaqqit », fonctionnaires de mosquée, chargés d’observer l’heure exacte des cinq prières au moyen de l’astrolabe, qui sert aussi, surtout dans les « zaouias » des congrégations populaires, à relever des présages, heureux ou funestes. Les signes caractéristiques des textes arabes lexicalement ou consciemment hermétiques, tels que les énumère L. Massignon, se retrouvent aussi dans la littérature de l’hermétisme chrétien, notamment une physique synthétique qui affirme l’unité de l’univers, théoriquement par une « science des correspondances », pratiquement par l’exploitation systématique de celles-ci en typologie, en astrologie et en alchimie. Enfin on constate qu’un lien s’est toujours maintenu entre l’hermétisme alchimique et la médecine hippocratique, même durant l’Islam médiéval. L’historien des sciences Ruska a montré, à propos du grand médecin Râzi, le clivage qui a écarté graduellement l’alchimie symbolique de la chimie moderne. On peut noter à ce propos que le serment hippocratique était encore prêté en Espagne par le médecin Ibn-Zuhr, mort au début du XIIe siècle.
Dans ces conditions, il est assez évident que l’hermétisme a joué un rôle d’une grande importance dans les relations philosophiques et scientifiques entre l’Islam et la chrétienté, notamment dès l’époque des croisades. Grâce à des doctrines ésotériques et à des pratiques magico-mystiques qui procédaient des mêmes sources antiques néo-alexandrines, les penseurs chrétiens et musulmans pouvaient trouver un langage traditionnel commun, au-delà ou en deçà de leurs divisions religieuses.
Mais comme, d’autre part, dans l’Islam comme dans la chrétienté ces connaissances avaient été vivement combattues et critiquées par les théologiens orthodoxes, elles devaient être cachées afin de soustraire leurs adeptes aux sanctions graves qui frappaient les hérétiques. On comprend ainsi pourquoi deux ordres religieux qui comptaient dans leurs rangs non seulement des guerriers, mais aussi des philosophes et des savants, l’ordre du Temple et la secte ismaélienne fondée par Hassan Sabah, « le Vieux de la Montagne », pouvaient présenter entre eux des ressemblances remarquables quant à leur organisation intérieure et, peut-être, en ce qui concerne leurs doctrines secrètes [9].
Si, malgré les nombreux travaux auxquels se sont livrés les historiens, le problème d’un enseignement ésotérique dispensé par l’ordre du Temple aux chevaliers initiés n’a pas encore été résolu de façon incontestable, il n’en demeure pas moins que l’époque et les circonstances qui virent la formation, l’apogée et le déclin de la chevalerie templière peuvent donner quelque vraisemblance à l’hypothèse de la persistance d’une tradition hermétique commune à des initiés musulmans et chrétiens.
Des œuvres comme « La Divine Comédie », de Dante, et « Le Voyage nocturne de Mohammed », par exemple, présentent entre elles des ressemblances trop précises et trop singulières pour qu’on les considère comme fortuites. Les détails de l’organisation et de la hiérarchie des Templiers et des Ismaéliens correspondent, semble-t-il, à une même structure idéale, à un même archétype fondamental. Faut-il voir dans ces analogies frappantes une résurrection des initiations antiques ou bien, ce qui nous semble plus probable, une adaptation d’une communauté religieuse en fonction d’un même milieu et des mêmes besoins ? La clef des énigmes posées par l’existence de ces ordres ne doit-elle pas être cherchée dans l’analyse d’une conception centrale, encore mystérieuse, malgré les apparences, celle de « la Terre sainte » ? C’est ce que nous allons examiner maintenant.
[1] Dans le IVe livre d’Esdras, il est dit encore que ce prophète publia devant le peuple les vingt-quatre livres du Canon, mais qu’il eut l’ordre de garder les autres, au nombre de soixante-dix, afin de les communiquer seulement aux sages, car « en eux est la source de l’intelligence, la fontaine de la sagesse, le ruisseau de la connaissance ». À l’époque gaonique (XIe, XIIe siècles) on les nommait « les Maîtres du Mystère » : Baale-ha-sod.
[2] Si l’on compare la description anthropomorphique de la divinité par les gnostiques, chez Irénée, par exemple, à celle des kabbalistes, elles s’éclairent réciproquement, en particulier celles de « la double face », des « vêtements de lumière », ou de la « couronne du Roi de Gloire », enseignements qui n’étaient pas communiqués indifféremment à tous. Par opposition à la Loi écrite, ce que l’on pourrait nommer le corps doctrinal des commentaires oraux de la Loi était voilé aux yeux du peuple.
[3] Une autre doctrine, celle de l’« émanation », est commune au gnosticisme et à la kabbale. Rien, dit-elle, ne possède l’être réel en dehors de Dieu qui est « le lieu de l’univers », « le lieu dans lequel l’univers séjourne, bien que cet univers même ne soit point l’habitation de Dieu ». Philon d’Alexandrie exprime déjà (dans « De Somnis ») cette idée : « Dieu, dit-il, est appelé « Ha Makom », (« le lieu, l’endroit ») parce qu’il renferme l’univers, mais il n’est point enfermé dans l’univers. »
[4] Dans son savant ouvrage, « La révélation d’Hermès Trismégiste » (Paris – Gabalda, 1942), le R.P. Festugière écrit (p. 2) : « On voit alors paraître des œuvres qui, rassemblant les connaissances accumulées par les Anciens et fixant l’état de la science pour une longue suite de générations, parfois jusqu’aux temps modernes, serviront désormais de textes de base qu’on se contentera d’approuver et de commenter. » C’est ainsi que des manuels grecs annotés par Jamblique, traduits par Apulée ou par Boèce ne cessèrent d’être utilisés pendant des siècles et jusqu’à la Renaissance. Par exemple, deux traités de Ptolémée, le « Planisphère » et surtout l’« Almageste », commentés par Pappos et Théon d’Alexandrie, servant de manuel dans les écoles néoplatoniciennes, traduits en arabe au IXe siècle puis de l’arabe en latin dès le XIIe siècle, ont imposé leurs doctrines astronomiques jusqu’à Copernic.
Ce sont des savants du IIe siècle après J.-C. comme Galien, Héron, Nicomaque, Ptolémée, entre autres, qui « ont déterminé la forme et les limites de ce savoir pour plus d’un millier d’années ».
[5] « Par une réaction fatale, dit encore le R.P. Festugière (p. 13), le rationalisme grec, ayant ruiné ses propres fondements, renvoyait à l’irrationnel, à quelque chose qui fût au-dessus, ou au-dessous, du moins en dehors de la raison, sur le plan de l’intuition mystique, ou des mystères théosophiques, ou des prestiges de la magie, parfois de tout cela ensemble. On était las infiniment de ces raisons qui ne servaient qu’à bafouer la raison. En attendant, il fallait vivre, donner un sens à la vie. Ce qu’on demandait dès lors, c’étaient un mot d’ordre, une autorité, une foi. Plus de démonstrations : on veut croire. »
[6] Le R.P. Festugiére soutient cette opinion dans « La Révélation d’Hermès trismégiste ». Reitzenstein défend sa thèse dans « Poimandres » p. 248, Geffcken, la sienne dans « Der Ausgang des Griechen » (Röm. Heidenstums », 1920, p. 80). L’attitude du révérend père est très curieuse et nous en comprenons mal les raisons. En effet, après avoir exposé les faits cités par Reizenstein il ne les réfute point historiquement ; son principal argument est que dans la littérature hermétique de cette époque on ne voit nulle trace de cérémonies particulières aux « prétendus fidèles d’Hermès ». D’autre part, le « corpus herméticum » présenterait deux doctrines théologiques irréconciliables qui, par conséquent, ne peuvent être attribuées ensemble à la même secte religieuse, c’est-à-dire à un groupe d’hommes ayant délibérément « choisi » (« airesis ») un système déterminé de pensée et de vie.
[7] Les deux doctrines théologiques qui semblent au R.P. Festugière « inconciliables » peuvent, en effet, faire douter de l’unité d’un système religieux, mais non pas de l’existence de confréries hermétiques diverses qui pouvaient être divisées sur certains points de ce genre tout en adoptant une même attitude en ce qui concernait leur appartenance à une même filiation traditionnelle.
[8] Voir L. Massignon : « Inventaire de la littérature hermétique arabe » : « La révélation d’Hermès Trismégiste », p. 388.
[9] Si, sur ce dernier point, il convient de rappeler que des preuves historiques certaines manquent encore, du moins citerons-nous, avec Albert Ollivier, auteur d’un livre précis et documenté : « Les Templiers » (le Seuil, 1956), le témoignage d’un ambassadeur musulman auprès du roi Baudouin II, Usama ibn Munqidh : « Lorsque je visitai Jérusalem, j’entrai dans la mosquée d’Al Aksar, qui était occupée par les templiers mes amis. À côté se trouvait une petite mosquée que les Francs avaient convertie en église. Les templiers m’assignèrent cette petite mosquée pour y faire mes prières. Un jour, j’y entrai ; je glorifiai Allah. J’étais plongé dans ma prière lorsqu’un des Francs bondit sur moi, me saisit et retourna ma face vers l’Orient, en disant : « Voici comment l’on prie ! » Une troupe de templiers se précipita sur lui et l’expulsa. »
Albert Ollivier rappelle, à juste titre, à propos d’un autre fait, celui qui eut pour témoin l’émir Mohy-Ad-Din auquel un templier montra l’image de la Vierge Mère, que cette attitude se comprend aisément car la Sainte Vierge a sa place dans le Coran, comme le Christ s’y trouve nommé au titre de prophète.
De plus, la fin du XIIe et le commencement du XIIIe siècle ont connu des courants de pensée qui n’étaient point strictement orthodoxes, tant s’en faut, et principalement ceux du mazdéisme et du manichéisme. Les philosophes arabes et juifs, on le sait, ont exercé à cette époque une influence fondamentale sur la pensée chrétienne. Un manuscrit anonyme de la fin du XIIe siècle, provenant d’Espagne, et dont l’auteur est visiblement chrétien, cite au nombre « des législateurs justes, très sages et illuminés de Dieu », Moïse, Mahomet et le Christ, « ce dernier plus fort et plus éloquent que les deux autres ». (Albert Ollivier, p. 64.)