(Revue Voir. No 4. Janvier-Mars 1982)
« La réalisation de soi n’est accessible qu’aux plus aptes… Il faut être capable de tout sacrifier à la vérité. Le renoncement complet est le critère de cette aptitude. La Grâce divine est essentielle pour la réalisation… Elle n’est accordée qu’au chercheur fervent ou yogi véritable, qui a mené une lutte ardue et incessante sur le chemin de la liberté« .
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« Tous les hommes voient Dieu à tout moment, mais ils ne le savent pas… Je vois ce qui doit être vu… Je ne vois que ce que les autres voient, rien de plus.
Le Soi s’impose toujours par son évidence… Le Soi, toujours présent, se réalise sans effort. Vous êtes déjà réalisés… Le Soi est présent dans l’expérience de chacun à chaque instant.
Rien n’est plus simple que d’être le Soi. Cela ne demande ni effort, ni aide. » [1]
Voulez-vous, s’il vous plaît, relire ces deux séries de citations, et observez à quel point elles se contredisent de façon flagrante, du moins en apparence.
Sans arrêt, en lisant les écrits des Sages, on rencontre ces deux messages: la Réalisation de soi est ce qu’il y a de plus simple au monde et de plus difficile! La Libération est la récompense d’un travail long, constant et assidu — et en même temps, il en va tout autrement: elle est absolument naturelle, toujours présente, sans requérir d’effort! Mon identité véritable s’impose à moi maintenant, avec une lumineuse évidence, en toute simplicité. Il suffit que j’ose inverser l’orientation habituelle de mon attention et que j’examine le lieu que j’occupe; et (ajoutent-ils) cette vision n’est accessible qu’aux rares personnes qui en sont capables!
Ramana Maharshi n’est pas le seul à nous confronter sans arrêt à cette contradiction complète, à ce paradoxe. Cette difficulté est présente dans toutes les grandes traditions mystiques du monde.
Parmi les contemporains, Sri Nisargadatta Maharaj nous dit que la Libération suppose un travail ardu, et, l’instant d’après, que nous ne sommes retenus que par ce seul obstacle qui consiste à prétendre que nous ne sommes pas libérés.
Nous aurons à poursuivre notre investigation pour voir s’il est possible de concilier des contradictions aussi flagrantes, et comment y parvenir. Mais d’abord, observons les effets de la contradiction sur les lecteurs et les hommes religieux. Il y a trois réactions:
(1) La première réaction, et de loin la plus commune, consiste à ne prendre au sérieux que les passages qui semblent nous dire que l’Illumination ou Libération n’est pas accessible, et à ignorer aveuglément les autres passages, ceux qui insistent sur son accessibilité ici et maintenant, que je m’en croie digne ou non. Pour justifier ce mouvement de recul en présence de textes indiscutables, l’excuse fréquemment invoquée est l’humilité. « Moi, je ne suis pas illuminé »; cela se dit avec un ton de suffisance, et on donne à entendre que tout le monde n’est pas modeste! En fait, il serait plus honnête de dire: « Pour toutes sortes de raisons, je suis fermement résolu à ignorer et même à nier vigoureusement mon Illumination actuelle et toujours présente. Et, en ce qui me concerne, je tiens pour absurdes les paroles de mon Maitre qui font valoir le contraire. »
(2) Il existe chez certains lecteurs et dévots une deuxième réaction, qui va en sens inverse: ils ne prennent au sérieux que les enseignements qui font ressortir le caractère immédiat et évident du Soi, et ils ignorent avec beaucoup de légèreté ceux qui rappellent le prix qu’il faut payer. Dans ce cas, l’excuse généralement invoquée ressemble à ceci: puisque de toutes manières l’Illumination est notre Vraie Nature, il n’y a rien à faire, pas de pratique soutenue, aucun effort intérieur pour raviver son engagement, aucun travail spirituel. Et le résultat de cette attitude est que, même si on a effectivement entrevu sa Nature Véritable, on continue en fait à vivre de l’ancienne vie, celle de l’identification illusoire avec notre nature humaine. Notre vision intérieure occasionnelle s’avère largement inopérante.
(3) La troisième réaction est celle de l’humilité authentique, la seule qui témoigne d’un respect réel du Maître, la seule qui soit digne du vrai chercheur spirituel, et elle consiste à accorder une importance égale aux deux faces de l’enseignement, à reconnaître ses « contradictions ». Sans parti-pris et sans discussions creuses, cet homme-ci travaille assidûment à leur réconciliation, pas tellement en théorie, mais plutôt dans l’actualité et le concret de la pratique quotidienne. C’est de cela précisément qu’il sera question dans la suite de cet article.
Pour commencer, demandons-nous ce qu’est en fin de compte la Réalisation de soi. Quelle est, dans son expression la plus directe, cette expérience dont on nous dit, d’une manière bien paradoxale, qu’elle est absolument accessible et gratuite sur simple demande, et qu’elle nous coûte les yeux de la tête, qu’elle exige tout? Il s’agit de voir clairement que je ne suis pas mon corps, mon esprit, mon passé, mon futur, mes pensées et mes sentiments, mes espoirs et mes craintes, etc., etc. Vous l’avez dit: je ne suis pas cela. Se réaliser soi-même, c’est percevoir qu’en ce lieu où je suis, il n’y a rien qui ressemble à une chose, pas de forme, pas de limites, aucun contenu, mais uniquement cette indescriptible Réalité que, très inadéquatement, nous appelons Conscience, ou je suis, ou bien la Source, ou le Centre silencieux de toutes choses.
Le fait qu’aucun temps n’est nécessaire pour atteindre l’Absence/Présence que je suis, pourrait me porter à croire que cette réalisation ne demande aucun travail, qu’elle n’implique aucun processus, qu’il ne s’est rien produit qui m’aie rendu capable de voir le Soi. Dans un sens cela est vrai; dans un autre sens, c’est entièrement faux. Cette vision qui se porte vers le sujet, pour instantanée et simple qu’elle soit, implique nécessairement le renoncement à toutes les choses auxquelles nous nous sommes identifiés — à toutes choses. Il ne s’agit pas de cette forme ordinaire de l’abnégation qui consiste à renoncer au « mauvais » pour s’accrocher au « bien ». Il n’est pas question de cette mort qui, au sens habituel du terme, désigne le passage de la matière organique à l’inorganique. C’est un dépouillement total et une mort totale, qui me fait descendre profondément, bien en-dessous du dernier atome de matière, jusqu’à l’insaisissable Source de Tout.
Maintenant, de toutes les aventures, ce dépouillement, cette mort aux aspects multiples, cette annihilation de tous nos mois est l’entreprise la plus difficile, la plus terrifiante et meurtrière, que nous voulions le reconnaître ou non. On conçoit difficilement une terreur plus grande que celle de disparaître sans laisser de trace. Il faut chercher dans cette terreur (plus ou moins reconnue) la vraie raison pour laquelle tant d’entre nous n’arrivent pas à prendre en considération, ni même à voir, les mots qui proclament notre Illumination toujours présente. Dans ces conditions, et ce n’est pas étonnant, nous avons une peur bleue de ce que nous pourrions découvrir en tournant notre regard, non plus vers le monde, mais vers celui qui le voit. Nous avons beau savoir que la terreur frappe celui qui hésite au bord de l’Abîme, et qu’après avoir franchi la terrifiante arête, nous serons libérés de toute peur; rien n’y fait. La plupart d’entre nous s’écartent hâtivement du Vide effrayant qu’ils n’ont fait qu’entrevoir.
Mais certains sont poussés, ou trébuchent, ou sont soulevés par un vent favorable qui les porte au-delà du bord. Ceux-là sont « dans le coup »; ils sont les bénéficiaires de la Grâce dont parle Ramana Maharshi. En fait, qu’ils en soient conscients ou non, ils sont « prêts à tout sacrifier pour la Vérité ». Le plongeon qui nous entraîne vers une mort certaine et sans rémission, ne peut que nous apparaître à la fois comme extrêmement « facile » et extrêmement « exigeant ». Nous savons tous en quel sens il est facile de se jeter dans le vide du haut de la Tour Eiffel, et en quel sens c’est difficile. Le Précipice de notre Vraie Nature est fort similaire. Le Gouffre se voit sans peine, il est sans remparts, très proche en effet, et peut-être fascinant. Un coup suffit, et nous passons par dessus bord: on pénètre dans l’Abîme sans le moindre effort. Ramana Maharshi a donc raison d’insister en disant d’une part que la Réalisation de soi n’exige pas d’efforts, qu’elle est notre de toutes façons; et d’autre part qu’elle nous dépouille de tout.
J’ai de nombreux amis qui ont franchi le bord, qui voient clairement (ou, en tous cas, qui savent voir quand ils le souhaitent) que le Lieu qu’ils occupent est en fait inoccupé. Et pourtant, ils n’ont vécu jusqu’ici ni la terreur de l’Abîme, ni l’agonie d’une mort totale. Je parle d’amis qui ont fait la culbute, qui sont tombés dans le Vide avec un minimum d’efforts, de résistance ou de crainte, aussitôt qu’il leur fut montré du doigt. Des sujets de la Grâce divine, assurément! Sont-ils privilégiés, ceux pour qui la Réalisation de soi est pleinement accessible, et qui en plus se trouvent dispensés de toute peur, de tout effort, de tout ou partie de « la lutte rude et incessante » dont parle Ramana Maharshi?
Non! Personne ne franchit le Précipice une fois pour toutes, et personne ne meurt à jamais. Il s’agit encore et encore de plonger dans ce Vide effrayant; et je soupçonne qu’en fin de compte sinon très vite, à la fin si ce n’est au début, chacun aie à vivre une agonie et une terreur qui ne se laissent ni anticiper, ni décrire. Paradoxalement, on pourra trouver dans l’extrême peur, le secret d’une absolue absence de peur, ce qui ne signifie pas que l’épreuve puisse être évitée ou réduite. Je doute plus certainement encore qu’on puisse éviter ou réduire la discipline qui nous porte, minute après minute, à travers les mois, les années et les décades, jusqu’au renoncement complet. Nous devons nous astreindre à une pratique sans rémission aussi longtemps qu’il nous reste sous les pieds un pouce de terrain, ou l’ombre d’un support.
Le Maharshi insiste sur la nécessité de stabiliser la Réalisation de soi. Et il y a certainement un monde de différence entre celui pour qui la Vérité est constamment présente, et celui qui la perd de vue la plupart du temps. Quoi qu’il en soit, l’Abîme est l’Abîme, et le Vide ignore les degrés. L’expérimenter si peu que ce soit, c’est l’expérimenter exactement comme tous les Sages l’ont expérimenté, peu importe si l’expérimentateur a peu de pratique, ou si son expérience est brève. Le Soi veille à ce qu’il ne puisse être mal vu. Telle est sa nature.
Et sa nature est d’être toujours et totalement accessible. La faillibilité — les craintes, doutes et aveuglements — de la nature humaine ne saurait porter atteinte à la Perfection de ce que nous sommes déjà. Le Maharshi le souligne inlassablement: l’ultime vérité est qu’il n’est pas question « d’atteindre le Soi. S’il fallait atteindre le Soi, cela signifierait que le Soi n’est pas ici et maintenant… Vous êtes déjà le Soi. C’est pourquoi la réalisation est commune à tous… Le doute-même Suis-je capable de réaliser?, ou le sentiment Je n’ai pas réalisé, voilà les vrais obstacles ».
En dépit de ces paroles encourageantes, vous pouvez faire valoir à juste titre que la Grâce est indispensable pour vous permettre de surmonter vos doutes portant sur votre réalisation toujours présente. Oui, mats ceci n’est pas une excuse pour rester là, bien conscient de la limite à franchir, dans l’attente paresseuse du coup de pouce de la Grâce divine — avec le ferme espoir qu’il ne se produira pas tout de suite! Ayez au moins l’audace de jeter un coup d’œil au-delà de la limite du monde. Le Maharshi affirme: « C’est vraiment comme lorsqu’on regarde le vide, fixement ». Pour l’instant, dans votre propre expérience, n’êtes-vous pas rien, absolument rien sauf l’espace vide dans lequel se présentent sur fond de papier ces caractères d’imprimerie? Voyez et observez si ce Vide vous est accessible ou caché. Pour découvrir si vous êtes les heureux bénéficiaires de la Grâce divine, tout le courage qu’il vous faut c’est de tourner votre regard vers vous-même, maintenant, sans pensée, ni préjugé, ni imagination, avec l’ouverture d’esprit d’un petit enfant.
Si vous voyez que jamais vous ne vous êtes trouvé là, debout au bord de l’arête désespérante de l’état de chose et de l’état humain, mais que vous avez toujours été, que vous êtes et serez toujours ce Vide immense, l’Abîme de Sat-Chit-Ananda, alors vous n’êtes plus simplement le bénéficiaire de la Grâce. Vous êtes la Grâce elle-même.
[1] Ceci est le premier d’une série d’articles que j’écris pour la revue The Mountain Path, à l’occasion de la célébration du centenaire de Sri Maharshi. Ces commentaires sur l’enseignement du Maharshi ne se veulent ni savants, ni même objectifs. Au contraire, il s’agit d’exposés très personnels et très subjectifs. Imprégné depuis quelque dix-huit ans par le darshan du Maharshi, je me propose de rendre compte du sens que cet enseignement a pris à mes yeux. (1979)