Jacques Duchesne-Guillemin
Synthèse du dualisme

Toute l’histoire de la philosophie occidentale apparaît ainsi comme une alternance de dualisme et de monisme, puisque déjà Aristote combattait le dualisme de Platon et qu’au monisme aristotélicien et stoïcien succéda une période de néo-platonisme, païen et chrétien, jusqu’au renouveau aristotélicien du XIIe siècle. Platon enfin n’a pas inventé de toutes pièces son dualisme, qu’annoncent Empédocle, Anaxagore, les Orphiques et les Pythagoriciens.

(Revue Synthèse. No 119-120. Avril-Mai 1956)

Déjà le romantisme, puis le surréalisme ont suscité un renouveau d’intérêt pour la gnose, l’hermétisme, les manichéens, les cathares. Sans parler du mouvement occitan, en lequel prétend se réaffirmer le « génie d’oc », diverses solutions dualistes reparaissent çà et là, chez un H. G. Wells, chez un C. G. Jung.

Des trouvailles de documents ont renouvelé la matière : ce furent, dans les premières années de ce siècle, les textes d’Asie centrale puis d’Égypte qui témoignaient directement de la religion manichéenne, puis le Liber de duobus principiis retrouvé en 1939 et qui est maintenant notre source principale sur les Cathares; enfin, plus récemment, les sensationnelles découvertes de textes gnostiques à Nag-Hammadi (Haute-Égypte) et de documents de la secte para-chrétienne de la Nouvelle Alliance à Aïn-Feshkha (Mer Morte).

Les deux livres les plus intelligents qui aient été écrits sur le dualisme, ceux de Simone Pètrement, élève d’Alain et amie de Simone Weil, datent de presque dix ans et précèdent ces deux dernières découvertes. Notre connaissance des plus anciennes doctrines de l’Iran, terre classique du dualisme, a été récemment bouleversée par les travaux de Georges Dumézil.

Il nous a semblé opportun d’esquisser, pour Synthèses, le paysage général, tel que ces recherches et ces trouvailles permettent de le reconnaître, où doivent se situer les diverses formes du dualisme tant religieux que philosophique.

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Le terme dualismus a été forgé par Hyde, Historia Religionis Veterum Persarum, 1700, pour caractériser la doctrine iranienne selon laquelle il y a deux principes suprêmes, éternels, l’un bon, l’autre mauvais. Le mot a été repris par Bayle, puis par Leibniz. Chr. Wolff en a étendu l’usage à la métaphysique, l’appliquant à la doctrine cartésienne qui voit dans la pensée et la matière deux substances mutuellement indépendantes. C’est contre ce dualisme que Kant a réagi — et déjà Spinoza — puis Fichte et Hegel par l’idéalisme, les positivistes par le matérialisme. L’attitude cartésienne peut elle-même passer pour une suite de la réaction platonicienne qui, à la Renaissance, succéda à la scolastique aristotélicienne.

Toute l’histoire de la philosophie occidentale apparaît ainsi comme une alternance de dualisme et de monisme, puisque déjà Aristote combattait le dualisme de Platon et qu’au monisme aristotélicien et stoïcien succéda une période de néo-platonisme, païen et chrétien, jusqu’au renouveau aristotélicien du XIIe siècle. Platon enfin n’a pas inventé de toutes pièces son dualisme, qu’annoncent Empédocle, Anaxagore, les Orphiques et les Pythagoriciens.

Hors d’Europe, le dualisme apparaît dans l’Inde dans la philosophie samkhyâ, mais il est le plus souvent nié (ou surmonté), et cela dans le dogme de l’advaita « non-dualité ». — En Chine il prend diverses formes, depuis celle, élémentaire, de l’opposition Ying-Yang. — D’une façon générale, on peut distinguer dualisme cosmologique, anthropologique, éthique, épistémologique; une forme particulièrement importante de ce dualisme a été définie par Simone Pètrement : le dualisme transcendant, opposant Dieu et le monde. Selon cette philosophie, un tel dualisme caractérise l’éveil de la conscience philosophique, auquel succède généralement, avec la tendance moniste, un durcissement métaphysique, jusqu’au prochain renouveau dualiste.

En religion, le dualisme est également répandu et varié. La plupart des peuples en connaissent une forme rudimentaire, le destin de l’homme apparaissant soumis à diverses influences, les unes bonnes, les autres mauvaises, ainsi chez les Indiens d’Amérique, et plus particulièrement chez des démons dont les uns sont bienfaisants, les autres malfaisants, notamment chez les Ainu, les Celtes, les Slaves. Le conflit entre forces du bien ou de l’ordre et forces du mal ou du désordre tient une place importante dans la cosmogonie babylonienne (Marduk-Tiâmat), dans la grecque (Zeus-Titans) et dans toute la religion égyptienne, où s’accuse son côté politique et militaire en même temps que cosmique : Rê (le soleil) luttant contre Anophis, Osiris combattant Set (dieu local soumis à l’empire) sont des archétypes de Pharaon en lutte contre la rébellion, le désordre, le mal.

C’est dans la religion iranienne que le dualisme a pris sa forme la plus radicale, et la plus célèbre. Connu des Grecs et des Juifs, le dualisme iranien semble avoir contribué — dans une mesure malaisée à préciser — à la transformation de la religion d’Israël qui amena la naissance du christianisme et, plus encore, celle du gnosticisme, du manichéisme et de la survivance cathare. Son étude est donc capitale pour l’intelligence des origines et de l’histoire du christianisme.

Il faut écarter d’abord deux conceptions simplistes : selon l’une, le dualisme est une étape nécessaire dans une évolution, conçue linéairement, allant du polythéisme au monothéisme; selon l’autre, le dualisme naît d’une protestation contre le monothéisme.

Pour apprécier la part d’influence dualiste dans le judaïsme, le christianisme, l’essénisme, le gnosticisme, etc., il faut commencer par l’étudier dans sa double source, grecque et iranienne.

Le dualisme grec. Pour les Orphiques, le corps était pour l’âme un tombeau (sôma-sêma): le mythe de Dionysos mangé par les Titans, de la cendre desquels l’homme naissait, illustrait cette dualité anthropologique. Le monde entier apparaissait aux Grecs — sauf pour les matérialistes, atomistes, etc. — comme résultant d’une condensation, de l’épaississement, de la dégradation d’une matière subtile, l’éther. Quelque chose de cet élément céleste pénétrait cependant le monde, l’animait comme un souffle (Anaximène, etc.), ou l’organisait comme une pensée (Anaxagore). D’autre part, les Pythagoriciens opposaient à l’Un le Multiple, et la philosophie s’est consumée, peut-on dire, à essayer d’expliquer celui-ci à partir de celui-là. — L’éléatisme notamment est une tentative pour surmonter le dualisme pythagoricien. — L’univers d’Empédocle était soumis au conflit de l’Amour et de la Haine.

Platon combine l’éléatisme et la physique ionienne en un nouveau dualisme où s’opposent radicalement le domaine de la pensée et celui de la sensation ; le Phédon respire une Weltflucht, une aspiration à « autre chose »; mais, par sa doctrine de la methexis (participation), Platon combat à la fois l’orphisme, pour lequel le devenir ne communique pas à l’être, et la sophistique, selon laquelle l’esprit n’a pas accès au vrai. Sa doctrine de l’âme, principe de mouvement et d’intelligibilité (Anaximène plus Anaxagore), telle que l’expose mythiquement le Timée, a été interprétée de façon moniste et optimiste : le mal est absence de Dieu (Politique) et l’âme individuelle choisit librement. Dans les Lois, Platon paraît croire un moment à la possibilité d’une Âme mauvaise, mais il s’agit d’une pluralité d’âmes et non de l’Âme du monde, laquelle ne peut être que bonne. Platon a pu connaître le dualisme iranien, mais l’a repoussé.

Les disciples de Platon ont pu, tout en se réclamant de lui, être les uns, dualistes, les autres, monistes. Aristote a poussé dans le sens moniste en critiquant le dualisme de Platon : il remplace les Idées séparées par des formes immanentes. Entre ce que Platon séparait, Aristote cherche un lien organique. Il est le premier à construire un Stufenkosmos. Après lui, la participation se mue chez les stoïciens en génération, chez les néo-pythagoriciens en explication, chez les néo-platoniciens en émanation, chez les mystiques, enfin, en illumination. (Hoffmann)

Philon le Juif (pour qui l’universel devient personnel : la philosophie tendant ainsi à redescendre vers le mythe, ce qu’elle fera dans le gnosticisme) a de Dieu une conception transcendante : il lui faut un moyen terme entre Dieu et le monde; ce sera le Logos, repris aux Grecs (Héraclite, etc.).

Posidonius, préoccupé de réconcilier les contraires par la doctrine des moyens, est le premier à interpréter l’Âme du monde comme moyen terme (doctrine qui n’est pas chez Platon).

Plutarque, lui aussi, est obsédé par l’idée d’une médiation entre deux principes radicalement séparés. Se cherchant des autorités en Égypte et surtout en Perse, il fait du dieu Mithra essentiellement un mesitês (médiateur).

L’évolution du Platonisme aux premiers siècles de notre ère, si importante pour la formation du dogme chrétien, est mal connue. Les notices de Proclus sur Numénius, Harpocration, Atticus, Plotin, Amelius, Porphyre, Jamblique, procèdent du désir de réfuter, à travers ces philosophes, la doctrine chrétienne de la Trinité.

L’époque alexandrine est dominée par les conceptions suivantes : la religion astrale implantée par Platon, développée dans l’Epinomis, chez Aristote, les Stoïciens, aboutit à un fatalisme. Un remède à celui-ci est fourni par la magie, par les mystères, orientaux ou autres, qui raniment la notion orphique de sôma-sêma et l’idée que l’âme, déchue dans un univers dégradé, appartient « au delà » du monde. Les gnostiques, et une partie des hermétiques, en qui s’accentue la Weltflucht, expliquent la création elle-même comme la conséquence d’une chute.

Plotin, qui paraît avoir commencé par être gnostique, du rameau romain de la secte dont la bibliothèque a été récemment retrouvée à Nag-Hammadi (Haute-Égypte), réagit contre les gnostiques, auxquels il reproche la grossièreté de leurs conceptions et leur blasphème contre l’univers. Pour lui, le monde n’est pas la conséquence d’une chute, mais d’un rayonnement. Seule l’âme individuelle est tombée. Il essaie de surmonter le dualisme métaphysique, et ainsi font ses successeurs, tous se réclamant de Platon. Comme l’écrit Simone Pètrement, Platon est dualiste au IIe siècle, moniste au IIIe. Toutefois il subsiste chez tous les néoplatoniciens un dualisme, héritage plus ancien que Platon lui-même : la matière ou mal est un principe distinct, irréductible à Dieu.

Le dualisme iranien. Les origines du dualisme iranien remontent à l’époque indo-iranienne et même plus haut. L’Inde védique, comme l’Iran ancien, connaît des démons, notamment les druh-, avestique druj, mais ni eux, ni Vrtra, ni les rakshasa, gandharva ne sont, dans l’Inde, organisés sous un chef.

Parmi les dieux, daiva, les Indo-iraniens paraissent avoir distingué une classe spéciale, les asura, de caractère plus mystérieux, plus magique. L’Inde a accentué ce caractère dans le sens magique et maléfique et en a fait des démons. Dans l’Iran, au contraire, c’est aux daiva que s’est attaché un sens maléfique : leur culte fut combattu notamment par Zarathustra, par le livre du Videvdât, par Xerxès, et ne cessa d’être condamné, ce qui prouve sa persistance, à l’avantage du culte des ahura (ancins asura) ou des baga (anciens bhaga). C’est ainsi que des dieux védiques, Indra, Sarva, Nâsatya, sont attestés en Iran comme démons.

Le dieu Vâyu (vent cosmique) semble avoir été, en Iran, l’équivalent du Janus latin, dieu des commencements ambigus, capable d’apporter bonheur ou malheur. Dans le zoroastrisme tardif, ce dieu apparaît scindé en deux moitiés, l’une bonne, l’autre mauvaise.

L’Iran connaissait d’autre part, avant Zarathustra, un mythe cosmogonique où un dieu créateur donnait naissance à un fils; cette naissance a lieu à la suite d’un sacrifice et ceci se retrouve dans le mythe indien de Prajâpati, ce qui assure de la croyance. Il y avait un mythe de jumeaux primordiaux. Zarathustra a organisé le dualisme en prêchant contre le culte rendu aux daiva (notamment par les membres de la classe guerrière), en remplaçant le double Vâyu par deux Manyu (esprits), identifiés aux deux jumeaux. Si, de ceux-ci, l’un est bon, l’autre méchant, c’est par suite d’un choix — pièce cruciale de la prédication zoroastrienne; à leur tour, les dieux, les démons, les hommes ont choisi, les clairvoyants correctement, les autres mal. Le mauvais Manyu est le chef de file de tous les êtres maléfiques et même leur créateur. (Aishma daiva, sous ses ordres, n’est que le chef des daiva). Ainsi, une création mauvaise répond à la création bonne de l’esprit saint (Spanta Manyu), qui comporte ses archanges et ses partisans. La lutte se poursuivra entre les deux partis, comme entre deux armées, jusqu’au triomphe des partisans de l’ordre (arta) et à l’écrasement de ceux du mal (druj). Les premiers connaîtront la félicité, les seconds le châtiment : un jugement les départagera. Le triomphe de l’arta, grâce à la collaboration des hommes qui optent pour lui, est assuré par le fait qu’Ahura Mazdâh aussi a pris parti pour lui et que, comme le Manyu bon, il est spanta, saint.

Après Zarathustra, ces deux êtres se sont confondus : c’est Ahura Mazdâh lui-même (d’où Ormuzd) qui est désormais l’adversaire de l’Esprit mauvais Ahra Manyu (d’où Ahriman). Cette forme la plus nette de dualisme s’exprime notamment dans le Vidêvdât. C’est elle que les Grecs ont connue. Elle se présentait au IVe siècle, selon le témoignage de Théopompe, sous la forme d’une succession de souverainetés, celle d’Ahriman durant 3.000 ans, puis Ormuzd et Ahriman luttant l’un contre l’autre, enfin Ormuzd régnant seul. Cependant, d’autres computs avaient cours.

L’opposition entre monde spirituel et monde corporel existe en Iran, mais, loin de coïncider, à la manière grecque, avec l’opposition entre bien et mal, elle la traverse. Selon l’un des computs, comprenant 12.000 années, le monde pendant une première période de 3.000 ans a existé de manière non-matérielle. Le salut et la rénovation du monde, que Zarathustra (comme Jésus et les premiers chrétiens) avaient cru proche, est reporté à des milliers d’années et sera l’œuvre de sauveurs futurs. Zarathustra en a apporté l’assurance.

Cependant, la foi en l’efficacité de ce message ne parvint pas à s’imposer et l’on constate au contraire la croyance que le monde est sous l’empire d’Ahriman, auquel il convient par conséquent de rendre un culte. Ce culte, décrit par Plutarque, consiste en offrandes d’amome et de sang de loup; des ossements de loup, restes probables de sacrifice à Ahriman, ont été retrouvés au voisinage de sanctuaires mithriaques. Telle semble en effet la doctrine enseignée dans les mystères de Mithra : cet empire d’Ahriman prendra fin en vertu du sacrifice du taureau accompli par Mithra.

A partir du IIIe siècle de notre ère et peut-être beaucoup plus tôt, le dualisme mazdéen a pour rival, en Iran, le zervanisme (de Zervan « le Temps »), qui est un fatalisme astral et dont l’existence est attestée notamment par le fait que, pour Mani, le dieu suprême ne s’appelle pas Ormuzd, mais Zervan. (Ormuzd, dans le manichéisme, n’est que l’Homme primordial). Durant la période sassanide, et grâce au plus ou moins de zèle des rois successifs, le mazdéisme et le zervanisme prédominent alternativement. Et les deux religions se compénètrent. C’est un mélange zervano-mazdéen que nous attestent, comme religion de l’Iran, la plupart des documents rédigés par des chrétiens à l’occasion des martyres de leur foi. Zervan, le dieu suprême, a deux fils jumeaux qui doivent régner successivement et dont l’un, Ahriman, s’est assuré par ruse la priorité sur l’autre, Ormuzd.

Un autre compromis se présente entre le fatalisme et la religion morale, dans la doctrine — dans laquelle s’accuse la distinction entre monde matériel et monde spirituel — selon laquelle le sort matériel de l’homme est déterminé par la Destinée, tandis que son sort spirituel dépend de son effort personnel, de sa vertu. (Cette doctrine, formulée en Iran dans les livres pehlevis, apparaît déjà en Occident chez Posidonius).

Le manichéisme est un rejeton iranien de la gnose, qui suppose un mélange de zervanisme et de mazdéisme comme on en a mentionné ci-dessus. Pour les manichéens comme pour les gnostiques en général, la création est la conséquence d’une chute; mais, comme dans le mazdéisme, Dieu a un adversaire égal à lui et indépendant de lui : Ahriman; enfin, comme nous l’avons dit, Dieu est le dieu du zervanisme. Zervan envoie Ormuzd, l’Homme Primordial, combattre Ahriman. Cette lutte a pour conséquence un mélange du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres : ce mélange est le monde; et aussi l’emprisonnement de la lumière, qu’il faudra dégager de sa gangue de ténèbres par la pratique d’une ascèse rigoureuse et grâce à l’intervention de divers sauveurs, parmi lesquels Jésus. A la fin des temps, la lumière et les ténèbres seront rétablies dans leur pureté respective.

Le mazdakismé, qui apparaît dans l’Iran du Ve siècle, semble dériver d’une variété de manichéisme dont on a trace à Rome sous Dioclétien.

Le dualisme en Israël. Plusieurs espèces de dualisme se font jour en Israël à partir de l’Exil.

1. Yahweh a été si bien exalté et purifié par les prophètes qu’on a senti le besoin de combler l’abîme entre sa transcendance et le monde. Le Logos emprunté par Philon à la philosophie grecque n’est qu’une des solutions abstraites qui se sont présentées, à côté de la Sagesse, de la Gloire, de l’Esprit. Plus mythique est la figure du Fils de l’Homme, qui apparaît dans Daniel puis dans Hénoch : figures purement eschatologiques et qu’on ne peut dériver de l’Homme primordial de l’Iran qu’en le confondant avec le mythique premier homme dont parlent Job (15,7) et Ezékiel (28, 1-19).

2. Le personnage de Satan, d’abord serviteur de Dieu, chargé par lui du rôle d’accusateur, prend de plus en plus de relief et d’indépendance jusqu’à être, dans le Testament des Patriarches, dans la littérature sibylline et l’Assomption d’Isaïe, sous le nom de Belial, l’adversaire de Dieu. Ainsi, la tendance dualiste, longtemps tenue en respect par le yahwisme officiel, reprend vigueur, non sans peut-être quelque influence iranienne. Ce dualisme est toutefois mitigé par le mythe de la chute des anges, qui sauvegarde la souveraineté divine; mythe rattaché au ch. VI de la Genèse et développé dans Hénoch et les Jubilés, mais conforme à la prédication de Zarathustra (v. ci-dessus) et au gnosticisme.

Mais le dualisme, atténué ou non, a été depuis longtemps combattu, ainsi par Esaïe, 45,7, puis par les rabbins dans leur polémique contre les Mages, les gnostiques et les Mînim, lesquels sont accusés de croire à deux « pouvoirs » dans la divinité.

L’Islam orthodoxe devait poursuivre la lutte contre le dualisme, qu’il jugeait plus accusé chez Bardesane (le gnostique précurseur de Mani), chez Mani et chez Mazdak que chez les Mages (les Mazdéens).

3. Cependant, outre la croyance à Satan, dont la place est restée mal définie, une autre forme de dualisme, la croyance à deux Esprits, l’un bon, l’autre mauvais, yeser ha-râe, a eu cours dans le judaïsme. Cette doctrine, qu’on rattache à Juges, 9, 23, à Samuel, 1, 16, 14, à Rois, 1, 22, 22, se trouve sous une forme particulièrement nette dans le Manuel de Discipline, de la secte de l’Alliance dont les livres ont été récemment retrouvés près de la mer Morte. Dieu a créé deux esprits, le Prince des lumières et l’Ange des ténèbres, en lutte continuelle et entre lesquels se partagent les « fils de justice » et les « fils de perversion ». Le premier triomphera, mais actuellement la Terre est sous l’empire de la Perversité. Ce système, qui rappelle certainement l’Iran comme l’ont vu notamment K. G. Kuhn et Dupont-Sommer, diffère du message de Zarathustra par l’absence de la notion de choix (les deux esprits, bon et mauvais, sont créés tels) et diffère aussi du mazdéisme, lequel n’oppose pas deux esprits l’un à l’autre mais Dieu (Ormuzd) à l’Esprit mauvais (Ahriman). En revanche, la ressemblance est grande avec le système zervano-mazdéen décrit ci-dessus, où Zervan donne naissance à deux jumeaux; ressemblance d’autant plus grande que, de part et d’autre, le monde est conçu comme actuellement soumis au Prince des ténèbres.

Le dualisme chrétien et gnostique. Telle est aussi la croyance qui prévaut dans le christianisme naissant, où Satan est appelé par Paul « le dieu de ce siècle », par le IVe Évangile « le Prince de ce monde », et dont témoigne le récit de la Tentation de Jésus. De même, les anges de Paul sont, sauf peu d’exceptions, des êtres mauvais : archontes de ce siècle. L’opposition entre la chair et l’esprit a chez lui une valeur symbolique et n’est pas celle du corps et de l’âme chez les Grecs : plus que de la nature de l’un et de l’autre, elle résulte du péché; n’est pas grec non plus le ravalement de la psyché au profit du pneuma.

L’Apocalypse est pleine du conflit entre Dieu et les puissances du mal, et annonce le royaume de Dieu comme devant succéder à une domination presque totale de Satan. Cette croyance est en quelque sorte banale en Palestine à cette époque. L’Évangile de Matthieu en met une plus spirituelle dans la bouche de Jésus : « Mon royaume n’est pas de ce monde ». De même, l’Évangile de Jean conçoit l’avènement du salut sous la forme d’une vie nouvelle créée par la parole du Christ : l’homme meurt parce qu’il appartient à un monde qui n’a pas la vie en soi.

Cet Évangile, avec son prologue, se rattache à Philon et aux néo-platoniciens, en saisissant le Logos —     identifié au Fils de l’Homme ainsi qu’il l’est déjà dans l’Apocalypse, XIX, 13 — comme un médiateur qui comble l’abîme entre Dieu transcendant et le monde. Le dualisme platonicien contribuait par là, puis chez Justin Martyr, où le Logos est Dieu devenu temporel, et chez Origène, qui voit dans le Logos, « engendré éternellement », une créature, un « second dieu », à élaborer la doctrine de la Trinité.

Le christianisme, bien que réprouvant la chair, n’a jamais été jusqu’à nier la résurrection corporelle, ni à condamner la création comme font toutes les variétés de gnosticisme contre lesquelles il a constamment lutté.

Le gnosticisme, mouvement aux origines multiples, parallèle au christianisme plutôt qu’« akute Hellenisierung des Christentums », doit quelque chose à l’Iran, à la Grèce, au judaïsme. Simon le Mage n’est pas forcément un imitateur de Jésus. Il enseigne que des puissances angéliques, dans le monde créé par elles, tiennent l’Ennoia enchaînée dans les âmes des hommes. Mais la divinité suprême, la « grande force », père de I’Ennoia, est descendue en Simon pour sauver les hommes et libérer ainsi l’Ennoia. Qui croit en Simon n’a plus à se soucier des Puissances et de leurs lois et sera sauvé lors de la fin du monde. (Haehnchen).

Le mandéisme est une variété de gnose dans laquelle deux principes, lumière et ténèbres, sont antagonistes et mutuellement indépendants, comme dans le manichéisme. C’est sans doute artificiellement que les mandéens se rattachent à Jean-Baptiste.

Dans les Prédications de Pierre (Pseudo-clémentines), Dieu a deux serviteurs : le roi de l’éon présent, qui est le diable, et celui de l’éon futur, qui est le vrai prophète, incarnation d’Adam.

Marcion invente une forme particulière de dualisme : partageant le pessimisme cosmique des gnostiques, mais rompant nettement avec l’Ancien Testament, il identifie Yahweh, créateur de ce monde mauvais, à Satan. Le vrai Dieu est infiniment distant de cette création misérable. (Déjà Cérinthe avait ravalé Yahweh au rôle de démiurge, ange du grand dieu tout-puissant).

L’Église a lutté contre la gnose, mais elle n’a pu en triompher qu’en se l’incorporant dans une certaine mesure. Clément, Origène et les autres Pères alexandrins, notamment, imposaient à des spéculations et à des rites saisis dualistiquement un système moniste-idéaliste comme cadre, auquel la piété pratique attacha peu d’importance. Notons que Clément d’Alexandrie identifiait le diable à l’Âme mauvaise dont il est question dans les Lois de Platon.

La lutte contre le manichéisme s’est terminée par la disparition de celui-ci. Mais d’autres formes du gnosticisme survécurent et l’on peut dire qu’au moyen âge le principal adversaire de l’Église, au moins en occident, a été le dualisme gnostique, représenté par les Cathares ou Albigeois, héritiers des Bogomiles. On peut y distinguer deux variétés, l’une présentant un dualisme radical, l’autre un dualisme mitigé. Leurs adversaires catholiques les ont rattachés aux manichéens; mais c’est par référence abusive à ce qu’ils connaissaient par la polémique des anciens Pères, St. Augustin et autres, contre le manichéisme. Tout aussi dénuée de fondement est l’accusation d’adorer le diable. Les musulmans portent la même contre les Yezidi, secte dont le dualisme est mitigé au point que Satan y est pardonné. — Par leur insistance sur la pauvreté — dans la logique de leur mépris du monde — les Cathares ont été précurseurs des Franciscains.

La théologie catholique, même passée la phase gnosticisante Clément-Origène, a toujours été quelque peu dualiste, dans la mesure où elle se nourrissait de platonisme, en particulier chez St. Augustin, jusqu’au renouveau aristotélicien des XIIe-XIIIe siècles. Même après, la scolastique distinguera toujours, comme la mystique, entre péché et grâce, entre raison et cœur (Pascal), entre nature et amour (Imitation).

Luther, par son retour à Paul et au salut par la foi, accentue l’opposition entre le monde de la grâce divine et celui des œuvres humaines. Calvin, avec sa Prédestination, inflige à la doctrine du libre choix le plus cruel démenti dont elle ait été l’objet depuis que Zarathustra et Platon l’ont formulée.

Ce sont principalement des protestants, Bayle, Beausobre, qui, au XVIIe siècle et au début du siècle suivant, s’intéressent au manichéisme.

Au XIXe, en réaction contre le libéralisme d’un Schleiermacher, héritier du siècle précédent, Kierkegaard accentue l’opposition entre le monde profane de la régularité causale et le monde surnaturel, manifestation d’une force divine.

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