Alexandra David Neel
Wesak

Nous voici, encore une fois, réunis pour commémorer la naissance d’un Sage, celui que nous honorons du nom de Bouddha, c’est-à-dire : Celui qui sait, celui qui connaît.

Je n’ai certes pas à vous rappeler que la date choisie par les Bouddhistes pour cette commémoration est toute conventionnelle.

Il nous est impossible d’avoir aucune certitude quant aux dates s’appliquant à des événements survenus il y a plus de 2.000 ans, et dans un pays dont la chronologie différait complètement de la nôtre.

par Alexandra David Néel

(Revue Lotus Bleu. Mai 1968)

Chers Amis,

Nous voici, encore une fois, réunis pour commémorer la naissance d’un Sage, celui que nous honorons du nom de Bouddha, c’est-à-dire : Celui qui sait, celui qui connaît.

Je n’ai certes pas à vous rappeler que la date choisie par les Bouddhistes pour cette commémoration est toute conventionnelle.

Il nous est impossible d’avoir aucune certitude quant aux dates s’appliquant à des événements survenus il y a plus de 2.000 ans, et dans un pays dont la chronologie différait complètement de la nôtre.

Du reste, ceci est sans importance pour nous. Ce qui nous intéresse, c’est le fait suivant ; il nous est rapporté que parmi les tribus nordiques qui envahirent l’Inde, il s’en trouvait une qui portait le nom de Sakka. Les gens de cette tribu passent pour s’être installés dans des parties de territoire situées au pied de la chaîne himalayenne, aujourd’hui incluses dans le Népal. Ils y fondèrent plusieurs petites principautés. De l’une de celles-ci, le Chef s’appelait Çudhodhama et se donnait comme nom patronymique celui de Sakya, nom qui s’apparente, semble-t-il, à celui de Sakka. Il fut le Père de Sidharta, connu comme Sakya Mouni, c’est-à-dire l’ascète, « Le Silencieux » de la famille des Sakyas : Le Bouddha.

Si l’on s’en rapporte à cette information, le Bouddha ne serait pas d’origine Aryenne, ou du moins, purement Aryenne, car, dans le temps imprécis qui s’écoula entre l’établissement des Sakkas dans l’Inde et la naissance du Bouddha, des mariages ont pu modifier les éléments de son hérédité. Certains érudits ont cru pouvoir expliquer par cette particularité que, sur un point fondamental, la doctrine du Bouddha — notre Bouddhisme — diffère radicalement de toutes les doctrines philosophiques ou religieuses qui ont été élaborées dans l’Inde. Il s’agit de la doctrine concernant le « Moi ».

L’enseignement de toutes les Ecoles philosophiques hindoues est basé sur l’existence de ce « Moi », principe autogène et homogène, cela que les Occidentaux dénomment habituellement une âme immortelle dont l’individu est doté au jour de sa naissance et qui continue à exister après sa mort.

Tout au contraire, le Bouddhisme dénie formellement l’existence d’un tel « Moi » en l’individu ou en n’importe quelle autre chose (Sabbé Samskara Anatta ; Sabbé Damna Anatta).

La doctrine du non-moi s’appuie sur l’impermanence foncière de toute chose. Rien n’est stable, l’Existence est mouvement. Cette vérité a, du reste, été constatée par d’autres que des Bouddhistes et Confucius passe pour avoir dit :

« On ne s’assied jamais deux fois au bord du même fleuve ».

En effet, un « fleuve » en soi n’existe pas, ce que l’homme assis sur une berge appelle le « fleuve », c’est de l’eau qui coule…

De même, pour les Bouddhistes, le « Moi » est un agrégat instable d’éléments que des causes multiples ont amenés à se grouper momentanément et que d’autres causes amèneront à se disperser.

Ces éléments proviennent de sources diverses. Certains ont peut-être été empruntés à un livre que nous aurons lu ; d’autres à un discours que nous aurons entendu ; d’autres encore, à une conversation que nous aurons eue, ou aux réflexions que nous auront suggérées un événement dont nous avons été témoin, etc…

Ces divers éléments peuvent avoir des causes très lointaines dans le temps et dans l’espace. De même, les produits de notre activité actuelle physique et mentale s’en iront peut-être, aussi, très loin dans le temps et dans l’espace, se joindre à d’autres agrégats, d’autres « Moi » dont ils détermineront l’attitude.

Sariputra, Ananda, ou d’autres disciples du Bouddha peuvent, aujourd’hui, vivre dans cette salle, avec nous, et s’incarner dans ceux de nous qui, ici, accueilleront leur pensée exprimée dans les textes qui les rapportent. Et de même, des éléments issus de ceux d’entre nous qui auront pris la parole, pourront se joindre aux agrégats que nous tenons pour être nos auditeurs et inspirer leur activité.

Telle est la vie : un perpétuel échange, la perpétuelle ronde des causes et des effets.

Cela, il ne s’agit pas seulement d’y croire, ni même de s’en persuader en se basant sur des raisonnements, il s’agit de le voir. Cette expression voir, qui tient une grande place dans les philosophies de l’Inde, est aussi celle qui convient en Bouddhisme. Le Bouddha a vu.

Un jour, nous disent les textes bouddhiques, le Prince Sidharta, qui avait écouté les enseignements les plus renommés des Maîtres spirituels de son époque, se retira seul dans la forêt, et là, après de longues méditations, il lui arriva soudain de voir, et ce qu’il vit, il nous l’a dépeint en ces trois termes qui résument à eux seuls tout l’enseignement bouddhique et qui, logiquement, doivent inspirer notre comportement : Anicca, Dukha, Anatta (Impermanence, Douleur, non-existence de « Moi » homogène).

Voir, au point de vue Bouddhiste, signifie regarder. C’est-à-dire, prêter son attention.

Au cours d’une journée, nous ne cessons pas d’avoir de multiples contacts visuels avec les objets qui nous entourent, les faits qui se passent autour de nous — c’est-à-dire, que nous les voyons. Mais combien de ces contacts laissent des impressions dans notre mémoire ? La plupart glissent et sombrent dans notre subconscient, nous ne les avons pas regardés. D’après la tradition, le Bouddha avait rencontré un malade, un mort que l’on portait au bûcher. De tels spectacles, il avait dû les voir plus d’une fois, mais il ne les avait pas regardés, c’est-à-dire qu’il n’en avait pas recherché les causes, mais un jour, il lui arriva de le faire. Alors, il les vit. Le spectacle de l’impermanence du monde qui l’entourait s’imposa à lui. Un jour, aussi, il chercha les causes des changements qu’il sentait s’opérer en lui, et qu’il pouvait, aussi, observer chez autrui. Ce spectacle de l’impermanence foncière de tous les êtres s’imposa à lui. Il le vit, et il nous l’indiqua afin de guider nos recherches et de nous amener à voir.

Le Bouddha vit, aussi, la douleur dans laquelle semblent immergés tous les êtres qui, continuellement, ne réussissent pas à obtenir les choses qu’ils désirent, qui leur seraient profitables, ou qui se voient privés de ces choses après les avoir obtenues. Le spectacle de la douleur universelle s’imposa à lui et il dirigea notre attention vers lui, afin que nous recherchions la suppression de la souffrance.

En effet, il nous faut toujours nous rappeler que si le Bouddhisme proclame l’existence de la douleur, il publie aussi l’existence de la voie qui conduit à la suppression de la souffrance.

Et maintenant, si vous désirez emporter avec vous un conseil très Bouddhique, en quittant cette réunion de Wésak, emportez celui-ci que l’on attribue au Bouddha :

« Tous les êtres aspirent au bonheur, que votre bienveillance s’étende sur tous ».

Alexandra DAVID NÉEL

(27 mai 1967)