Dans certaines méditations bouddhistes d’origine tibétaine, le méditant est encouragé à se détacher de lui-même et de l’objet dont il a conscience, afin de vivre dans ce qui reste de la conscience lorsqu’on lui a retiré ces pôles de sujet et d’objet1. Cette conscience pourrait être qualifiée de pure — épurée du sujet et de l’objet — mais aussi de non duelle, puisque la dualité sujet-objet n’y est plus présente. J’ai de sérieuses réserves sur cette conception de la non-dualité. À mon avis, on accède à une conscience non duelle non pas lorsque les deux termes de la dualité, le sujet et l’objet, sont mis de côté, mais seulement si le sujet a été écarté, nous ouvrant alors sur une simple conscience de l’objet. Cette conscience de l’objet est aussi non duelle, puisque le sujet n’est plus là pour créer une division avec l’objet. Il existe cependant des raisons de croire qu’une relation non duelle exige aussi une mise à l’écart de l’objet — pas seulement du sujet. J’aimerais, dans cet article, examiner ces raisons, et finalement conclure qu’elles sont infondées.
Dans la première partie de cet article, je me demande comment un objet apparaît dans notre conscience. Un constat s’impose alors : un objet apparaît dans la conscience à travers l’application de concepts; les objets sont de nature conceptuelle. Dans la seconde partie, j’examine les raisons évoquées par certains pour justifier l’idée que la conscience non duelle écarte non seulement le sujet mais aussi l’objet. À mon avis, ces penseurs écartent l’objet au sein de cette conscience principalement parce qu’ils considèrent que celle-ci est non conceptuelle. Cet argument, comme on le verra, est loin d’être décisif. Dans la troisième et dernière partie de cet article, j’esquisse rapidement les contours d’une conscience non-duelle où le sujet est écarté mais sans que l’objet ne le soit.
L’apparition d’un objet dans la conscience
Lorsque nous prenons conscience des objets autour de nous, nous éprouvons notamment des sensations. Que faut-il entendre par « sensation »? Si je regarde le mur blanc dans mon salon, j’éprouve alors une multitude de sensations de blanc. En tant qu’objet, je vois bien sûr ce mur comme étant uniformément blanc; mais concernant les sensations, force est de constater qu’une diversité de teintes et de « touches » de blanc se présente lors de la perception de ce mur. Ces différentes « touches » et teintes de blanc correspondent à des sensations de blanc. Les angles, les points de vue, etc., tout cela crée une diversité de sensations. Vérifiez-le par vous-même : observez attentivement une couleur qui vous semble uniforme. Vous aurez la surprise de constater qu’elle se donne à travers une diversité de sensations.
Les sensations sont de nature subjective. Pourquoi cela? Le sujet, la subjectivité, s’inscrit dans des points de vue, dans des perspectives. Donc, si un contenu dépend d’une perspective ou d’un point de vue, celui-ci n’est pas objectif mais, au contraire, subjectif. Or, les sensations dépendent précisément des points de vue. À preuve, si je change légèrement de position face à un objet, les sensations actuelles disparaissent et cèdent la place à d’autres. Par exemple, si je regarde mon mur et que je me déplace un peu, les sensations de blanc changent immédiatement de configuration. À chaque point de vue différent correspond un ensemble différent de sensations. Voici un autre exemple : la forme carrée que vous avez tracée sur une feuille. À chaque point de vue sur ce carré, une sensation visuelle différente apparaît. Dans un point de vue donné, ma sensation est une sorte de parallélogramme ou de losange, et si je m’oriente encore de manière légèrement différente par rapport à ce carré, cette forme de losange sera un peu différente. Ces losanges ou ces parallélogrammes sont des sensations ou des impressions de forme, tout comme les « touches » de blanc sur le mur sont des sensations d’une couleur (le blanc), et toutes ces sensations changent en fonction des points de vue. Donc, elles sont bel et bien de nature subjective. Et pensez-y un peu, n’est-ce pas évident ? Diriez-vous que l’impression de losange, donné lorsque vous êtes dans telle ou telle position par rapport au carré, se retrouve dans le monde? Non, vous savez que c’est un carré qui s’y trouve. Donc, à défaut d’être objectif, cette impression de losange est subjective.
Toutefois, même si ces sensations sont subjectives, c’est à travers elles que les objets et les propriétés objectives — couleur, forme, odeur, etc. — se donnent à voir. Par exemple, le blanc objectif, uniforme, de mon mur se donne à voir à travers diverses sensations de blanc. Et la forme carrée, existant sur la feuille, se donne à travers ces « losanges ». Le blanc du mur ou le carré sur la feuille ne se réduisent toutefois pas à ces sensations. Ces dernières sont subjectives, tandis que le blanc et le carré sont objectifs, existant réellement dans le monde [2]. Mais alors, comment le blanc de ce mur se donne-t-il à voir sans être confondu avec ces sensations de blanc? Ou encore, comment le carré peut-il m’apparaître à travers ces « esquisses » sensorielles de « losanges ». Je vois un blanc et un carré réel parce qu’ils m’apparaissent identique lorsque mes sensations de blanc ou mes sensations en forme de losange changent, en me déplaçant, par exemple. En restant identique à lui-même, le blanc du mur dépasse donc les pures données sensorielles, et il en va de même pour le carré par rapport aux « losanges ». C’est précisément parce qu’ils dépassent ou transcendent ces données subjectives que nous les comprenons comme quelque chose de réel ou d’objectif. En bref, quelque chose est objectif si cela reste invariant malgré des variations d’ordre sensorielles — subjectives.
Pourtant, même après tout ce qui vient d’être dit, le mystère reste entier. Ce mystère peut être formulé en ces termes : comment quelque chose peut-il rester le même alors que les sensations à travers lesquelles il se donne changent constamment ? En réalité, cette possibilité s’explique très bien : l’application d’un concept à ces sensations fait apparaître quelque chose d’identique à travers elles. Un concept, en effet, et vous le savez sûrement, possède la propriété de représenter quelque chose d’identique chez des individus différents. Par exemple, le concept de chien s’applique à des chiens différents et il représente ce qui est identique chez tous ces chiens. De même, nous pouvons voir, à travers les différentes sensations de blanc, un seul et même blanc, cela parce qu’un concept de blanc est appliqué à cette diversité de sensations. La possibilité de voir un objet ou une propriété objective à travers des sensations multiples repose donc sur cette application d’un concept sur ces dernières.
Beaucoup de ce que je viens de dire a été inspiré par Husserl, un immense philosophe. Je ne vous garantis pas qu’il aurait été d’accord avec tout ce que j’ai dit, mais l’essentiel est certainement conforme à sa pensée. J’invite le lecteur à lire ce grand penseur, même s’il est très ardu. J’en sais quelque chose, puisque j’ai fait mon mémoire de maîtrise sur lui, ce qui m’a coûté de longues heures bloqué sur une seule et même page, à essayer de le comprendre.
Voilà, vous savez maintenant que les objets et les propriétés objectives sont de nature conceptuelle. C’est en partie pour cette raison que plusieurs traditions spirituelles veulent dépasser l’objet. Pour elles, le conceptuel doit être dépassé. Tout cela deviendra plus clair dans la section suivante.
Pourquoi rejettent-ils l’objet ?
Certains penseurs spirituels et quelques traditions spirituelles vénérables, dont le bouddhisme, considèrent qu’un état de conscience non duel écarte non seulement le moi mais aussi l’objet. Dans cette section, je présente trois raisons à l’appui de cette position, et pour chacune d’elles j’explique pourquoi elles me semblent infondées.
L’une des raisons souvent évoquées pour écarter l’objet d’un état non duel repose sur l’idée suivante : sans sujet, pas d’objet. Si cette implication est juste, alors l’objet devra effectivement être écarté, car il est unanimement admis — et ce pour de bonnes raisons — que la conscience non duelle est sans sujet3. Le hic, toutefois, est que cette implication est erronée : le retrait du sujet n’implique pas que l’objet soit mis de côté. Voyons pourquoi.
Un objet émerge de l’application d’un concept sur le divers de la sensation. Or, le moi n’est pas nécessaire pour appliquer un concept sur ce divers sensoriel. L’esprit peut très bien fonctionner sans moi, sans sujet, tout en appliquant des concepts sur des sensations et ainsi faire apparaître à la conscience des objets et des propriétés objectives. Cela se vérifie chez les animaux. Ceux-ci sont probablement dépourvus de moi, et ils peuvent néanmoins percevoir des objets — par exemple, des formes et des couleurs. Par conséquent, vous pouvez percevoir un objet même si votre esprit ne porte aucun moi.
Voici une deuxième raison souvent avancée à l’appui de l’idée qu’une conscience non duelle écarte, en plus du sujet, l’objet : les concepts, pour nombre de penseurs, sont sources d’illusions; par suite, comme les objets sont de nature conceptuelle, ils seraient porteurs d’illusion; or, un état de conscience non duel est supposé révéler le réel, pas des illusions.
À ce dernier argument, je réponds que le conceptuel n’est pas nécessairement porteur d’illusion. Nous avons discuté précédemment de concepts qui sont à la base de nos perceptions d’objet. Ces concepts sont intégrés dans nos systèmes visuel, auditif, tactile, etc. Loin de se donner dans des pensées, ces concepts se donnent dans les perceptions elles-mêmes. Par exemple, lorsque je vois le mur blanc, le blanc de ce mur est donné dans la perception elle-même. Je n’ai pas besoin de penser « ce mur est blanc » pour le voir blanc [4]. Je le vois immédiatement blanc, au moment même de le percevoir. Ces concepts incorporés à nos perceptions, je les nommerai désormais « concepts perceptuels ». Ces concepts ne sont pas illusoires. Premièrement, douter de la présence de l’arbre en face de chez moi, ou du blanc de mon mur, me semble totalement invraisemblable, pour ne pas dire absurde. Deuxièmement, ces concepts sont à la base de notre survie dans ce monde. S’ils étaient illusoires, on voit mal comment nous aurions pu survivre depuis si longtemps.
Vous le savez sûrement, nos concepts perceptuels sont loin d’épuiser tous nos concepts. En plus de ces concepts, on trouve les concepts que le moi utilise en pensant. Ces autres concepts sont donc les constituants de nos pensées. Ces concepts, en revanche, sont illusoires. Ils servent les désirs du moi, et les désirs, c’est bien connu, biaisent ou fausses les choses. Ainsi, pour dépasser l’illusion, il ne s’agit pas d’écarter les objets et leurs concepts perceptuels mais seulement d’écarter les concepts qui composent nos pensées. Par conséquent, Il est erroné d’affirmer que la conscience non duelle, afin d’être exempte d’illusions, doit écarter les objets.
Vous pourriez vous objecter à ce que je viens de dire en faisant valoir que notre pensée a de l’influence sur ce que l’on voit et perçoit, de sorte que le caractère illusoire de la pensée se communique à nos perceptions d’objets. Votre objection ne me semble pas très forte : les concepts perceptuels sont imperméables à nos pensées. J’ai beau penser n’importe quoi sur le rouge de mon livre ou sur la forme de mon livre ; j’ai beau vivre n’importe quelle expérience traumatisante ou enivrante impliquant cette couleur ou cette forme, je percevrai toujours le blanc ou la forme de mon livre de la même façon. Bien sûr, mes pensées et mes expériences peuvent m’amener à juger et à interpréter différemment ce que je vois. Par exemple, si ma compagne porte toujours un foulard bleu, je pourrais, en voyant quelque chose de bleu, me dire : « Ah, quelle belle couleur ». Certes, mais ma perception brute du bleu, qui précède cette pensée, ne changera pas, elle. En sciences cognitives, pour désigner cette imperméabilité de la perception face aux pensées, on parle de la modularité des systèmes perceptuels. Ainsi, comme les systèmes perceptuels sont imperméables aux pensées, il n’y a pas à craindre que les objets se fassent transmettre un caractère illusoire par ces pensées. Répétons-le donc : une conscience non duelle n’a pas à éliminer les objets pour se prévenir des illusions.
Enfin, une troisième et dernière raison m’incite à croire qu’il est mal avisé d’écarter les objets. Il est certes possible de rejeter les concepts qui composent nos pensées. Cependant, à l’opposé, se distancer des concepts incrustés dans nos systèmes perceptuels me semble difficilement réalisable. Pourrais-je ne pas voir le blanc de mon mur si je décidais de rejeter cette couleur ? Absolument pas ! Ce blanc uniforme, objectif, est une donnée que je ne peux pas éliminer à ma guise. Je ne peux pas jouer à l’intérieur de mon système visuel et faire en sorte que la perception de mon mur ne soit plus une perception de blanc ! Donc, lorsque le méditant à la recherche d’une conscience non duelle nous dit qu’il veut exclure l’objet de sa conscience, nous pouvons le regarder avec un sourire en coin.
Ce dernier argument, et à juste titre, n’aura certainement pas convaincu tout le monde. Les adeptes d’une conscience sans sujet ni objet me feraient remarquer qu’ils n’envisagent nullement une élimination pure et simple de l’objet. Il s’agit plutôt de ne plus lui faire attention. Plus précisément, considérant que le sujet et l’objet sont illusoires, le méditant est invité à maintenir son attention sur cette pure conscience non-duelle, en faisant abstraction de ces deux pôles, sans que ces derniers aient toutefois été éradiqués.
Ainsi, mon objection, dans laquelle j’affirmais qu’il est invraisemblable d’espérer pouvoir supprimer les objets, n’atteint pas sa cible : la méditation non duelle n’espère nullement supprimer les objets mais simplement cesser de les considérer et d’y faire attention, pour se plonger, à la place, dans cette pure conscience non duelle. D’accord, mais permettez-moi alors de vous dire franchement ce que je pense : ce projet du méditant, de saisir la pure conscience, est tout simplement porteur d’illusion. Plus précisément, à mon avis, une conscience sans sujet ni objet m’apparaît comme le fruit d’une conceptualisation, et donc me semble être quelque chose de carrément illusoire. Montrons-le sur le champ.
Pour vivre dans cette conscience sans sujet ni objet, le méditant doit d’abord s’abstraire à la fois du sujet et de l’objet. En fait, pour ce qui est du sujet, celui-ci aura peut-être été dissout, le moi étant vraiment une illusion. Supposons donc, pour le bénéfice de la discussion, que le méditant ait réussi à dissoudre le sujet. Mais l’objet, lui, est toujours là, bien réel. Vu la réalité de cet objet, le méditant, pour s’en libérer, doit nécessairement en faire abstraction. Il doit poser un acte mental d’abstraction. Ensuite, après avoir fait abstraction de l’objet, le méditant fait attention à cette conscience sans sujet ni objet. En fait, à mon avis, son acte d’attention a pour contenu non pas la conscience (sans sujet ni objet) elle-même mais une représentation mentale (ou conceptuelle) de cette conscience. Par ce caractère conceptuel, cette expérience est une illusion. En effet, rappelez-vous que, en dehors des concepts perceptuels, nos concepts sont porteurs d’illusions. Leur caractère illusoire vient d’abord du fait qu’ils sont au service des désirs du moi. Ensuite, ils sont illusoires parce qu’ils reposent sur la mémoire. La mémoire, en effet, est en décalage par rapport au présent, de sorte qu’elle nous trompe à son sujet.
Le méditant s’insurgera sûrement contre la description qui a été faite de son processus méditatif : selon lui, son attention envers la conscience non duelle est directe, sans aucun concept entre son esprit et cette conscience. Eh bien, je n’en crois rien. Voici pourquoi.
Si je m’apprête à faire attention à quelque chose en particulier, je me fais une idée (ou un concept) de cette chose, et mon acte d’attention est orienté par cette idée. Donc, lorsque le méditant dirige son attention vers la conscience pure, il médiatise son rapport à celle-ci avec un concept. En fait, le seul moyen de ne pas user de concept pour percevoir quelque chose, c’est de rester immobile et d’être réceptif. En ne posant aucun geste, je ne m’oriente pas en vue de réaliser une idée, et je reste simplement ouvert, observant ce qui se présente, sans orientation aucune. Mais, me répondrez-vous, le méditant pourrait bien, lui aussi, rester immobile de cette façon lorsqu’il fait attention à la conscience pure. Je ne le crois pas. Son attention a commencé par une exclusion (ou une abstraction) de l’objet puis a été suivi par une attention dirigée vers cette conscience. De toute évidence, le méditant choisit ce qu’il fait, et choisir c’est déjà donné une direction et, donc, se laisser guider par une idée (ou un concept). Manifestement, son expérience n’a rien de directe mais est au contraire conceptuelle et illusoire.
Mais, me direz-vous, si l’expérience du méditant se réduit à une représentation conceptuelle, alors il ne s’est pas libéré du sujet. Vous appuierez cette remarque en me disant que pour penser à travers des pensées ou des représentations mentales, le moi doit être actif, celui-ci étant au centre de la pensée. Eh bien, oui, je pense comme vous : une conscience dite sans sujet ni objet suppose encore et toujours la présence d’un sujet. Dans cette expérience, on ne fait que s’abstraire mentalement du sujet, et ce sujet, quoi qu’en dise le méditant, joue toujours derrière la scène en produisant des images et des concepts qui nous enivrent de « paradis artificiels ». Mais n’avions-nous pas dit que le moi avait été dissout ? Oui, nous l’avions supposé, mais cette supposition était une erreur. Abstraire un contenu de la conscience — l’objet — et s’en représenter un autre — la pure conscience ! — sont des actes du moi.
La description que je viens de donner de la conscience non duelle ne satisfera certainement pas l’expert en bouddhisme. Selon lui, vivre la conscience non duelle, ce n’est pas en prendre conscience de manière directe ou, à l’inverse, à travers un concept, comme si la conscience prenait conscience d’elle-même. Non, la conscience non duelle consiste à vivre de l’intérieur cette conscience. Il s’agit, plutôt que de la voir pour ainsi de « l’extérieur », de l’être de l’intérieur. À mon avis, vivre une telle conscience de l’intérieur est impossible. Ou plutôt, elle est possible en tant que pure conscience d’un objet. C’est ce que nous verrons bientôt. Mais pourquoi dis-je que vivre de l’intérieur cette conscience pure, sans sujet ni objet, est impossible ? Elle est impossible car elle présuppose un acte d’abstraction, et les actes d’abstraction supposent l’intervention d’un moi. Cette conscience suppose donc toujours un moi aux commandes. Mais ne pourrait-on pas imaginer qu’après avoir fait abstraction de l’objet, le méditant effectue un travail intérieur qui le libère de son moi. À cela, je réponds que s’il effectue ce travail intérieur, il cessera de faire abstraction de l’objet et vivra alors une conscience de l’objet — précisément le genre de conscience non duelle que nous appelons de nos vœux ! Penchons-nous maintenant sur cette conscience de l’objet.
L’objet de la non-dualité
Ainsi, la conscience à laquelle j’aspire consiste d’abord à être simplement conscient des objets, cela sans que le sujet soit présent à l’autre « extrémité ». Cette conscience est évidemment non duelle, puisque la dualité entre un sujet et un objet s’est évanouie avec la disparition du sujet. Comment faire disparaître ce sujet. Bien que fort intéressante et combien importante, cette question ne sera pas abordée ici. En revanche, prenons le temps de dépeindre à grands traits cette conscience non duelle des objets.
A priori, cet état de conscience pourrait vous sembler dénué d’intérêt. Après tout, mes perceptions d’objets sont somme toute bien banales. Je perçois ici un arbre, là une rue, et de tout cela, je suis conscient, sans pourtant qu’il y ait là quelque chose d’extraordinaire. La non-dualité telle que je la comprends serait-elle banale ? Bref, une simple conscience des objets, comme on en vit tout le temps à tous les jours ? Non, loin de là, il n’y a là rien de banal ! Le caractère extraordinaire de la non-dualité découle d’un retrait du moi. Avec un moi aux commandes dans mon esprit, je juge mes perceptions. Je me dis : « Ceci est beau », « Ceci est ennuyant », etc. Ou encore, avec un moi dans l’esprit, je suis dans mon monde de pensées, sans rien voir autour de moi. Le moi pense toujours, soit en jugeant les choses, soit en s’isolant dans un monde de pensées. En n’ayant plus de moi ou de sujet, je ne juge donc plus ce que je vois. Je ne me perds plus non plus dans mon monde « virtuel ». Or, ne pas juger ni appliquer des concepts à ce qui est perçu — ou plus radicalement, cesser de s’enfermer dans un monde de pensées —, c’est entrer en relation directe avec les objets eux-mêmes. Donc, une conscience non duelle, étant donné que le moi n’y est plus, établit un rapport direct avec mes perceptions. Grâce à ce contact direct, j’atteins le cœur de ces perceptions. Qu’est-ce que j’y trouve ? Leur essence même ! Ainsi, en percevant l’arbre de manière non duelle, c’est tous les arbres et la nature entière que je ressens. À la limite, comme l’essence de cet arbre est de faire partie de l’univers, on peut ressentir l’univers en entier en percevant cet arbre. On sent le cœur du monde battre dans chacun des objets de ce monde. C’est ainsi que la non-dualité nous fait connaître l’universalité ou l’Être des choses.
Permettez-moi de vous donner un exemple d’une conscience non duelle (sans moi) : la conscience non duelle que j’ai de mon corps. Si je perçois mon corps sans qu’un moi s’y identifie, sans qu’un moi ne soit à l’arrière-plan, alors j’ai la très forte impression de sentir que ce corps est, son être me saute aux yeux. Soyons plus précis. Ce corps, c’est moi, non pas le moi psychologique ou ego, mais un moi purement corporel que même les nouveau-nés possèdent. Ainsi, en prenant conscience de mon corps sans un égo qui s’y identifie et qui porte des jugements à son endroit, alors je comprends que je suis. Ce moi corporel est saisi comme une pure présence, comme une existence dont l’Être est fortement ressenti. À mon avis, c’est ici que réside le JE SUIS de Nisargadatta Maharaj. Il se révèle lorsqu’on est conscient de son corps sans que l’ego intervienne, c’est-à-dire lorsqu’on le saisit de manière non duelle.
Ainsi, la conscience non duelle nous fait ressentir l’Être derrière ou à l’intérieur des choses. Je vous ai parlé du corps, dont on peut ressentir l’Être à travers la sensation « Je Suis », mais cela s’étend à tous les objets. Il est possible de sentir l’Être de tout. Mais, me ferez-vous remarquer, l’Être des choses transcende les choses ou les objets individuels. Vous avez parfaitement raison ! Mais, dans ce cas, cela ne nous force-t-il pas à parler d’une conscience sans objet ? Non, je ne crois pas. En ressentant l’Être derrière ou dans les objets, ces derniers n’ont pas disparu. En voyant Julie en face de moi, certes je me sens unis au monde entier, à l’Être du monde, mais Julie est plus présente et plus belle que jamais. Il n’est donc nullement question de faire abstraction de Julie, de l’oiseau ou de l’arbre. De toute évidence, cette conscience de l’Être implique encore une conscience des objets.
Conclusion
Les concepts perceptuels sont intégrés à nos perceptions elles-mêmes. Ils s’inscrivent dans nos systèmes visuels, auditifs, olfactifs, etc. Il faut distinguer ces concepts de ceux qui découlent de l’activité du moi. Les concepts du moi sont ceux de nos pensées, pas ceux qui sont contenus dans nos perceptions. Les objets se donnent d’abord à travers des concepts perceptuels. À mon avis, la non-dualité consiste d’abord à plonger en plein cœur de ces objets. Les trois raisons évoquées plus tôt pour exclure de la conscience non duelle ces objets ne nous ont pas semblé convaincantes. Premièrement, pour des raisons que nous ne reprendrons pas ici, un objet peut apparaître dans la conscience sans qu’un sujet ne soit présent. Autrement dit, une conscience sans sujet mais avec objet est possible. Deuxièmement, les concepts perceptuels, constitutifs des objets, ne sont pas source d’illusions ; seuls les concepts issus de la pensée, avec le moi au centre de cette pensée, le sont. Donc, la conscience d’un objet, sans un sujet à l’arrière-plan, ne sera pas illusoire. Inutile, donc, de vouloir mettre l’objet de côté. Enfin, troisièmement, il est difficile de comprendre comment l’esprit peut se mettre à distance des objets du monde. Une telle distanciation n’est possible qu’en pratiquant une abstraction mentale, ce qui n’est guère spirituel, si je puis dire. En fait, le portrait esquissé ci-dessus est encore plus désolant : nous avons vu que, si l’on essaie d’écarter l’objet en faisant abstraction de celui-lui, une conscience sans sujet ni objet se ramène à une représentation conceptuelle et donc à un vécu illusoire. Ainsi, pour toutes ces raisons, un état de conscience non duel en un sens authentique pourrait bien se ramener à une conscience sans sujet mais avec un objet. Dans cet objet, l’univers, l’Être se donne, un peu comme l’océan se donne dans la vague. Cette conscience de l’objet est donc extraordinaire. Pour plonger dans l’objet, il suffit de se libérer du moi. Et là est la très grande difficulté. Peut-être qu’une telle libération face à l’ego vient en comprenant que ce moi est source de conflit et de souffrance. L’esprit, voyant alors que ce moi est un fléau, le met de côté. Une telle compréhension du fonctionnement dangereux de l’ego n’est cependant pas facile du tout. Une telle compréhension relève sûrement de ce que Krishnamurti a appelé un « insight ». En fait, si j’ai bien compris cette notion, « l’insight » vient en ne s’appuyant plus sur la mémoire. Or, sans mémoire, il n’y a pas de moi. Donc, pour se libérer du moi, il faut déjà avoir perdu son moi. Ce ne sera pas la première fois que la spiritualité souffre d’un paradoxe.
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1 Une précision importante : tout au long de ce texte, le sujet dont je parle correspond au moi psychologique, et non pas au Soi véritable, à l’Atman ou à d’autres concepts similaires. Personnellement, je ne connais pas ce grand Soi; je n’en parlerai donc pas.
2 Je dis ici que le carré et le blanc existent réellement dans le monde. Cela n’est pas si sûr, en fait. Il se pourrait bien que, en dehors de ma conscience, il n’y ait rien. Toutefois, ceci me semble évident : dans ma conscience, les objets se présentent avec le sens de choses qui existent en dehors de la conscience. Ce sens « transcendant » est-il trompeur ? L’idéalisme en philosophie répondrait que oui, tandis que le réalisme nous dirait que non. Nous n’aborderons pas ce débat philosophique dans ce texte.
3 Je rappelle que ce sujet correspond au moi psychologique et non pas à ce que certaines traditions spirituelles nomment le Soi véritable ou l’Atman.
4 Ma position sur la perception et les concepts qu’elle mobilise ressemble à la position de Zénon Pylyshyn, développée dans son livre Seeing and visualizing : it’s not what you think. (2003). Pylyshyn, en revanche, ne parle pas de concept lorsqu’il est question de vision. Il réserve ce terme pour des structure sémantique, comme nos pensées. Néanmoins, chez lui, le système visuel contient des représentions générales, ce qui, à mon sens, leur donne la valeur de concept. Par exemple, pour moi, le concept « blanc » dans le système visuel n’est qu’une représentation générale des différentes nuances ou sensations de blanc. Outre la position de Pylyshyn, celle de Jesse Prinz est également très proche de la mienne. Celui-ci parle directement de concepts perceptifs dans le système visuel. Pour ceux qui sont intéressé par sa pensée, voici l’un de ses livres : The conscious brain (2012).