(Revue Spiritualité. No 48-49. Novembre-Décembre 1948)
Nous éprouvons souvent, dans notre vie quotidienne, le besoin de critiquer et de juger assez sévèrement notre prochain. C’est là un fait propre à l’imperfection de la nature humaine.
Si nous cherchions à mieux nous connaître et nous comprendre nous serions surpris de constater avec quelle immense légèreté nous professons de telles pensées vis-à-vis d’autrui.
Quand notre conscience la plus désintéressée balaie les sombres profondeurs de notre subconscient, une foule de défauts et d’impuretés commencent à révéler leur présence néfaste.
Certes, il n’est pas facile de découvrir en soi-même les monstres qui peuplent les régions obscures de l’âme, parce que le mal qui gît en nous s’identifie si fort à notre nature, à notre manière d’être, que nous ne réalisons pas, le plus souvent, les effets désastreux qu’il peut répandre autour de nous.
Cependant nos proches et tous ceux qui partagent notre vie de tous les jours subissent, dans toute leur acuité, les conséquences de notre caractère, de nos manies, de nos petites habitudes.
Aux reproches qu’ils nous font, nous préférons rester sourds et au lieu d’accueillir leurs plaintes avec attention et de leur accorder la valeur d’une indication sur la voie de la découverte de nous-même, nous nous fâchons, nous offensons ou prenons le parti de nous replier sur nous-même, jouant à l’incompris et professons alors bien haut que la vie est une éternelle lutte, à mener avec courage jusqu’au bout et qu’un homme ne doit pas se laisser berner par un plus malin que soi. C’est une façon très fréquente d’envisager les choses.
Si, dans le courant de l’épreuve quotidienne nous sommes amenés à appréhender confusément la présence d’un de nos défauts, ce timide essai de mise à nu se trouve immédiatement recouvert par notre soif effrayante de nous affirmer, de nous imposer comme un être qui se croit parfait et notre inconsciente mauvaise foi élimine aussitôt de notre conscience la silhouette du mal qui commençait à se dessiner.
Ainsi plutôt que de s’employer au dépistage de nos propres travers, l’esprit préfère se retourner au dehors en quête de victimes. Il cherchera, et dès lors – il trouvera toujours l’occasion de condamner, de critiquer et de diffamer ce que l’on a fait autour de lui. Sinon sa calomnie, se généralisant faute de proie suffisamment immédiate il adoptera le ton d’une critique idéologique dirigée contre un parti, une nation ou un chef, ou son ressentiment s’attaquera à des conceptions plus vastes encore, à la nature humaine par exemple ou à la leçon de la vie.
Ainsi la plupart des hommes, croulant sous le poids de leurs nombreux défauts et aveuglés par l’erreur et leur volonté de puissance multiplient et nourrissent les horribles vipères de leur subconscient, qui se repaissent avec avidité des mauvaises pensées qu’ils entretiennent à l’égard du prochain. C’est ainsi que notre jugement se limite, perd de son ampleur, de sa largesse et de sa générosité et se ferme peu à peu à la compréhension de la vie spontanée.
Le renforcement de notre petit « moi » dans un sens bien déterminé s’accentue par lui-même. C’est donc bien ici, la loi du Kharma, loi par laquelle un être récolte toujours ce qu’il sème. Si nous persistons dans nos erreurs celles-ci nous pousserons davantage vers d’autres erreurs plus absolues, plus négatives encore.
Il me semble qu’on peut distinguer deux sortes de Kharmas; l’un s’exprimant d’une façon subjective, l’autre d’une façon objective.
Le premier puise sa raison d’être dans notre manière d’aborder et de comprendre la vie. C’est le plus réel et le plus profond.
Le second se justifie par l’influence de notre propre nature sur la nature des événements qui lui ressemblent et qui répondent curieusement à ses caractéristiques personnelles, tout comme certains corps agissent par attraction ou répulsion sur d’autres, ainsi l’aimant appelant la limaille de fer, l’ébonite, les fines particules de poussière.
C’est pourquoi notre existence se meuble des épreuves adéquates aux propriétés morales, mentales et psychiques de notre individualité cependant qu’elle se révèle ainsi suivant le point de vue duquel nous daignons l’accoster.
Puisque nos défauts se nourrissent ainsi de tout le mal que nous pouvons faire et exprimer, en acte, en parole, comme en pensée, ne ferions-nous pas mieux de nous ouvrir plus sincèrement au monde, plutôt que de persister dans notre isolement égocentrique ?
Autrement dit, ne devrions-nous pas accepter plus impartialement la critique formulée par autrui, au lieu de nous rebiffer, obstinément, pour opposer aux remarques qu’on nous fait une foule d’arguments prouvant notre innocence. Aurons-nous jamais raison si notre cœur reste impur et notre esprit calculateur ? Même si, dans la vie quotidienne, nous avons la conviction d’avoir raison en dépit des doutes que notre entourage peut y opposer même alors toute justification de notre part est une limitation, un calcul, un égoïsme, et par conséquent un obstacle dangereux à la Vie, qui se charge bien, sans le concours de nos preuves, de montrer où la raison se trouve.
Quand l’impureté et l’égocentrisme de notre esprit nous fait à tout propos porter des jugements en mal sur autrui, non seulement nous nous assombrissons l’existence, mais nous devenons de plus un élément de désintégration et de trouble au sein du groupe où nous vivons. Tandis qu’un être bienveillant, au contraire, par la compréhension et la cordiale sincérité dont sont empreints tous ses contacts humains, n’engendre autour de lui que relations aimables, naturelles, douces et bienveillantes, qui renforcent et confirment pour lui les pensées généreuses dont il enveloppait, à priori, l’humanité. La pratique de l’honnêteté et de la bienveillance est non seulement une vertu, mais aussi une marque d’intelligence. Car nous ne savons pas le tort que nous nous faisons, à tous points de vue, en distillant de mauvaises pensées. Car c’est la mesquinerie et l’égoïsme rétrécissant notre nature qui rendent celle-ci inapte à la communion de pensée et de sentiment qui mènerait à l’édification d’un monde meilleur.
La vie en commun nous offre donc de larges possibilités d’amélioration. Dans l’isolement, en effet, personne ne se trouve constamment là pour nous signaler nos fautes, nos manquements, nos faiblesses, nos défauts. Tandis que dans les grandes familles et tous les groupes nombreux, la vie quotidienne offre pour nous aider à mieux nous connaître, une richesse inouïe d’occasions. C’est du choc des égoïsmes que nait souvent la compréhension de nos limitations.
Nous croyons trop souvent que les grands événements seuls, peuvent nous mûrir et nous apporter la compréhension. Certes, les grandes épreuves nous enrichissent considérablement mais elles ne le font que dans la mesure où nous sommes déjà assez mûrs pour nous laisser envahir par la souffrance et comprendre sa signification… Pourtant, ne cherchons pas systématiquement l’aventure le sacrifice, ni la souffrance car nous pourrions courir le risque de tomber dans une morbidité dangereuse. Chaque jour, chaque instant nous apporte son humble leçon. Nous aspirons à devenir ministre, savant, acteur ou écrivain parce que nous nous imaginons parfois qu’il faut être nanti d’un titre de ce genre pour connaître la vraie signification du verbe « vivre ». Mais on voit fréquemment des hommes haut placés par le rang ou le titre se conduire en vrais tyrans pour les leurs, ou agir dans l’intimité comme des enfants gâtés, incapables de supporter la moindre contrariété.
En vérité, il existe un monde entre les actions d’éclat et les actes simples et profonds, entre la pensée logique et la pensée profonde, complète. Il est des jours où nous nous surprenons dans nos faiblesses et où nous frémissons de constater avec quelle désinvolture nous sommes capables de parler d’amour, de charité et de connaissance de soi. Autant de mots inclus dans un raisonnement intellectuellement juste, mais humainement vides de tout contenu spirituel.
Claude BOLLE