Dominique Casterman
À Propos de l'enseignement de Krishnamurti

AVERTISSEMENT Mon objectif en écrivant ces quelques lignes se limite à attirer l’attention sur un « enseignement » tout à fait particulier par le bond novateur qu’il insuffle dans la conscience des êtres humains qui, comme le propose Krishnamurti, veulent comprendre en ayant pour référence le « livre de la vie ». Notons que si l’on cherche […]

AVERTISSEMENT

Mon objectif en écrivant ces quelques lignes se limite à attirer l’attention sur un « enseignement » tout à fait particulier par le bond novateur qu’il insuffle dans la conscience des êtres humains qui, comme le propose Krishnamurti, veulent comprendre en ayant pour référence le « livre de la vie ».

Notons que si l’on cherche à considérer l’« enseignement » de Krishnamurti en essayant de le situer par rapport à nos conceptions traditionnelles de philosophie, de religion, de science, de psychologie, etc., on aura tôt fait de se rendre compte que sa pensée n’est ni une religion, ni une philosophie, ni une morale, ni une technique de développement personnel dans les significations habituelles que nous accordons à ces différentes disciplines. En effet, son « enseignement » – ou sa pensée –, n’est pas un exposé intellectuel structuré rationnellement en allant d’un alpha vers un oméga – bien que son enseignement soit très rationnel –, il n’a rien de systématique, rien de dogmatique et, de ce fait, il n’est identifiable à aucune orthodoxie quelle qu’en soit l’origine.

Il s’agit plus exactement d’un dialogue qui s’établit d’instant en instant avec ses auditeurs ou lecteurs en vue d’animer en eux les questions fondamentales que pose l’existence, questions auxquelles Krishnamurti ne répond pas ; c’est à chacun d’entre nous de trouver la réponse au plus profond de nous-mêmes en nous libérant des solutions faciles que nous proposent les « vendeurs de certitudes imaginaires ». Certains commentateurs, dont R. Linssen, ont parfois comparé sa « méthode » à une « maïeutique » comme celle de Socrate : « science de la délivrance spirituelle s’efforçant de réunir les éléments psychologiques favorables à l’affranchissement de l’esprit. Elle nous permet de réaliser cette véritable mutation psychologique qu’est l’Éveil. »

Krishnamurti cherche à éveiller les personnes qui l’écoutent à la réalité de ce qu’ils sont, bien plus qu’à les instruire en leur donnant des solutions toutes faites qu’il rejette inflexiblement ; c’est plus une manière d’être et de vivre qu’une façon particulière de penser ; il a pour livre de référence la vie elle-même, où il importe essentiellement de tirer profit de l’attention que nous portons aux événements relationnels que nous vivons quotidiennement avec notre « structure personnelle », avec les autres et avec le monde dans la multiplicité de ses possibles actualisations.

L’important, du point de vue de la connaissance de soi, ce n’est pas tellement l’événement lui-même mais la qualité d’attention et de lucidité qu’on lui porte fondée sur une vision « moins intellectuelle » de ce qui est dans l’instant présent. Il est question de provoquer en nous une véritable mutation psychologique par la vision instantanée de notre propre misère intérieure due à l’isolement total du processus du moi psychologique. La correction de cette erreur de jugement ou de perception annonce la naissance de l’homme nouveau, libéré du fardeau de son passé mémoriel (dans le sens de l’attachement psychologique). La seule façon de considérer intellectuellement l’« enseignement » de Krishnamurti, c’est peut-être de le définir comme étant l’énoncé de l’ensemble de nos conditionnements, de nos fausses identifications psychologiques qui alimentent un processus psychologique se perpétuant indéfiniment à travers le moi distinct. Il est utile de rappeler que le processus du moi constitue la structure de principe sur laquelle se reconstruit sans fin la conscience de soi en tant que distinct, en tant que moi séparé et opposé. Nous sommes, bien entendu, tous différents, mais aussi reliés, connectés les uns aux autres dans une existence commune qui concilie complémentairement nos différences. En réalité, il n’y a qu’une seule chose qui existe isolément : c’est la conscience égotiste que l’homme a de lui-même. Mais cette conscience n’est pas fondée, elle fait partie du rêve égocentrique de l’être humain totalement identifié à l’image qu’il a de lui-même. Tout au plus, nous pouvons dire que nous vivons dans un rêve, le rêve de la conscience séparée.

Krishnamurti nous propose de sortir de ce rêve par l’exercice d’une attention vigilante dans l’instant présent, et qu’il est impossible d’être parfaitement soi-même – ce qu’il appelle l’unicité individuelle –, tout en restant conscient de soi au sens où nous l’entendons habituellement. Pour cette raison la réalisation intérieure est inhérente à l’absence de toute dualité intérieure entre le penseur et ses pensées. Nous voir tels que nous sommes et non tels que nous voulons paraître constitue peut-être l’essentiel de ce que Krishnamurti a souhaité nous transmettre. Voir ce qui est dans le moment présent est l’expression de l’Intelligence « non-mentale » en communion avec le Tout par l’acte d’Amour véritable qui est selon les termes propres à Krishnamurti « à lui-même sa propre éternité ». Le problème de la souffrance est intimement lié à l’ignorance de notre nature essentielle et le recul de l’ignorance n’est pas soumis à une accumulation du savoir intellectuel, mais à un détachement par rapport à nos certitudes imaginaires.