(Revue Être Libre, Numéro 288, Juillet-Septembre 1981)
Les vérités de sagesse transcendantale sont toujours des paradoxes pour l’intellect.
Les formes les plus dépouillées de la spiritualité évoquent fréquemment la nécessité d’un silence mental. Celui-ci est souvent présenté comme un « vide intérieur ». Ce « vide » mental permet la réalisation d’une Plénitude. Celle-ci est rigoureusement impensable en termes de valeurs familières. Telle est la raison pour laquelle Krishnamurti utilise le terme anglais « otherness » afin de nous épargner des projections mentales inopportunes. Le terme « otherness » peut être traduit par « autreté » ou « altérité ».
Les mots sont tous chargés d’un potentiel énergétique considérable. Celui-ci détermine une multitude de réactions psychologiques et nerveuses, conscientes et inconscientes. Tout le monde est d’accord avec Korzybski pour dire que « le mot n’est pas la chose » et que la « carte n’est pas le territoire ». En dépit de notre adhésion intellectuelle à cette affirmation, les mots « Sexe, Dieu, Amour » déterminent des automatismes nerveux et psychiques beaucoup plus importants que nous le croyons, et ce, en dépit du fait que nous comprenons intellectuellement que le mot « Dieu » n’est pas Dieu.
Il en est de même de certains mots utilisés très fréquemment par les chercheurs du monde spirituel. Des mots tels que « Réalité » ou « Réalité suprême » déterminent, à notre insu, l’irruption de clichés mentaux. Ceux-ci sont la négation de la réalité spirituelle que nous souhaitons découvrir.
Les premières approches de la vie intérieures sont irritantes pour le rationaliste entièrement identifié à l’aspect extérieur des choses.
Ce que nous considérions comme une réalité absolue, tangible (le monde des êtres et des objets au sein desquels se poursuit notre existence quotidienne) est dénoncée comme illusoire et vide.
En revanche, ce que traditionnellement nous considérions comme vide immatériel et néant se révèle comme Plénitude et fondement de toute substantialité.
L’ampleur de la mutation psychologique et spirituelle qui nous attend est considérable. Depuis des siècles l’ego a été considéré comme une réalité. L’identification aux apparences du monde extérieur a atteint un point culminant avec le développement prodigieux de la technique.
Mais voici qu’au moment où l’on s’y attendait le moins, les progrès de la science, responsables de l’essor de la technique, débouchent sur l’autre côté de l’univers. Ils nous révèlent le caractère de priorité fondamentale de celui-ci. Ils le désignent comme l’Endroit de l’Univers alors que ce que nous croyions l’Endroit n’est en réalité qu’un envers évanescent, multiforme, dépouillé de substantialité réelle.
Au seuil du IIIème millénaire, voilà la grande surprise. La physique science de la matière par excellence dématérialise le monde matériel.
Ce que nous pensions être le « plein » est presque le vide. Et ce que nous considérions comme vide ou néant est Plénitude.
Une Réalité fondamentale mais impensable émerge des grandes révolutions et aventures des sciences : elle est une conscience universelle, champ de conscience unique en perpétuelle recréation.
Les grands génies de la physique de cette fin du XXème siècle tels David Bohm, Fr. Capra, Karl Pribram, Eug. Wigner, Br. Josephson, Mattuck, J. Charon, rejoignent sans l’avoir cherché, les plus hauts sommets de la haute mystique.
Celle-ci, qu’elle soit occidentale et surtout orientale a toujours enseigné le caractère illusoire de l’ego.
Telle est également la position prise par Krishnamurti, celui-ci se défendant d’ailleurs d’être spécifiquement oriental ou occidental et souhaitant se situer en dehors de toute tradition religieuse ou mystique.
L’inexistence de l’égo n’implique pas l’inexistence d’un corps et d’un cerveau. Ceci serait absurde.
Il n’est cependant pas inutile d’insister sur ce fait afin d’éviter tout malentendu pouvant nous suggérer de rejeter en bloc et de façon définitive le sens des valeurs que nous tentons d’exposer ici.
Le corps est une réalité provisoire. Le cerveau et le réseau des mémoires sont des réalités provisoires de même que les pensées. Mais il n’y a pas d’ego, de « moi », en dépit du fait évident que chaque être humain s’éprouve comme tel et se considère comme une entité distincte.
La nuance est à la fois subtile et fondamentale. Elle se trouve mise en lumière par un dialogue entre Krishnamurti et un interlocuteur (voir Exploration into insight, p. 170) que nous traduisons littéralement :
Kr. : Je désire poser la question de savoir si le « moi » existe. Il se peut qu’il soit seulement verbal et non un fait. C’est seulement un mot qui est devenu d’une importance énorme mais ce n’est pas un fait.
Question : N’y a-t-il pas une empreinte du « moi » dans la matière du cerveau ? N’est ce pas une actualité ?
Kr. : Non, je pose la question.
Question : Mais l’empreinte est là. La question est : Si ce n’est pas une actualité, alors qu’est-ce ?
Krishnamurti : Il y a une impulsion, un élan total et ce vaste courant est dans le cerveau. Après tout, ceci est le cerveau mais pourquoi devrait-il exister un « moi » dans tout cela. C’est une énergie qui est mal utilisée.
En résumé, pour Krishnamurti comme d’ailleurs dans de nombreuses formes de spiritualité dépouillée, le monde matériel les objets physiques, les êtres vivants, le corps etc. ne sont pas des illusions absolues mais nous avons du monde extérieur des notions absolument illusoires.
Ainsi que l’exprimait D. T. Suzuki lors des entretiens privés de Bruxelles en 1958
« Mayaness of things is born of the mind » (la notion en vertu de laquelle nous considérons les choses comme « Maya » (illusion, voile) résulte du mental.)
Pour Krishnamurti, il n’y a pas réellement de penseur en tant qu’entité, en dépit de la certitude qu’ont la plupart des êtres humains.
La notion d’un ego résulte d’un vice de fonctionnement mental. Nous avons commenté très souvent ailleurs le mécanisme de la formation de ce processus.
Depuis la formation d’un univers, tout a été mémorisé. La totalité des événements illustrant l’histoire de l’évolution a été enregistrée.
Rien n’a été oublié. Le réseau énorme de mémoires grandit chaque jour, depuis des millions d’années. Ce processus est désigné sous le nom de « néguentropie ».
Le corps humain, et plus spécialement le cerveau, sont la matérialisation et la condensation d’un réseau de milliards de mémoires.
Chaque être humain est un milliardaire du temps et de la mémoire.
Telle est évidemment la signification profonde du symbole chrétien du « Vieil homme » dont il est nécessaire de se « dépouiller ».
Dans ce réseau énorme de mémoires, initialement dégagé de toute notion d’entité ou d’ego, se crée par sursaturation une sorte de courant secondaire.
L’impression familière qu’à chaque être humain, d’être une entité bien structurée, douée d’une solidité psychique doit être considérée comme la manifestation provisoire d’un « courant parasite ».
Depuis des millénaires les êtres humains ont pris l’habitude de se considérer comme des entités. Depuis des siècles, toutes les religions et spécialement les religions judéo-chrétiennes, toutes les philosophies, morales, les sociétés, les économies sont bâties sur la réalité absolue du « moi », de l’ego.
Mais en fait, comme le déclare Krishnamurti et comme l’ont déclaré depuis des millénaires le bouddhisme, le taoïsme, le védanta « il n’y a pas de penseur en tant qu’entité distincte; il n’y a qu’une succession rapide et complexe de pensées. A ce réseau rapide et complexe de causes à effets et de moments de conscience sans ego, nous superposons arbitrairement la notion d’un ego permanent.
La tâche incombant au chercheur consiste en une étude attentive de la nature de la pensée, de son fonctionnement, de son rôle, de ses limites. Ceci est d’une importance capitale du fait que le vice de fonctionnement du mental est à l’origine de tous les problèmes, de la douleur, de la violence.
L’étude de la pensée révélera en quoi elle peut être un obstacle et quelles sont les circonstances au cours desquelles elle pourrait fonctionner harmonieusement sans créer les problèmes immenses résultant de la croyance en un égo. L’importance du rôle de l’image de soi créée par la pensée, l’identification au corps serait ainsi révélée.
Il est utile d’insister ici, afin d’éviter un malentendu fréquent, que l’on ne jette pas un discrédit sur la pensée et sur la mémoire.
La plupart de nos problèmes résultent, non de l’existence de ces facultés naturelles mais d’un mauvais usage et d’un abus de celles-ci.
On est en droit de se poser la question de savoir quel est alors le bon usage de la pensée et de la mémoire ?
Pour Krishnamurti, par exemple, le rôle de la pensée se limite à celui d’un moyen de communication. Elle est l’instrument adéquat par excellence des recherches techniques. Mais la découverte de la réalité intérieure dite « spirituelle » nécessite un dépassement et un silence du mental.
Krishnamurti déclare à ce propos : (Au seuil du silence p. 210 etc.).
« La perception sans parole, autrement dit sans pensée est un phénomène des plus étranges. Cette perception est beaucoup plus acérée, non seulement dans le cerveau mais dans tous nos sens. On peut lui donner le nom de perception totale; elle fait partie de la méditation. Percevoir sans qu’existe le percevant, dans la méditation, c’est communier avec toute la profondeur de l’immensité. Cette perception est totalement différente de la vision d’un objet sans qu’existe l’observateur, parce que dans la perception de la méditation il n’y a aucun objet et par conséquent aucune expérience. La méditation peut exister alors que les yeux sont ouverts et que l’on est entouré d’objets de toute sorte mais ces objets n’ont aucune importance. On les voit mais il n’y a aucun processus de reconnaissance autrement dit il n’y a aucune expérimentation. »
Le texte est ici radical. Il évoque clairement l’absence d’ego, le vide de la pensée, la non intervention du processus de la mémoire qui reconnaît, qui compare, qui met en catégorie.
Quoique la mémoire des noms, des formes soit à jamais présente dans les engrammes neuroniques du cerveau, cette mémoire n’intervient pas dans la perception globale immédiate.
Ceci nous montre l’ampleur de la transformation des valeurs qui doit s’opérer en chacun de nous à l’approche de la mutation psychologique et spirituelle. De prime abord, il peut nous sembler qu’un abîme nous sépare de cette réalisation. Elle est cependant infiniment plus simple que nous le supposons mais notre lourde hérédité et notre éducation sont les conditionnements formant obstacle à notre disponibilité.
La perception globale immédiate est très simple. Tchouang-Tseu, le successeur de Lao-Tseu en évoquait l’essentiel dans la comparaison du miroir.
Le parfait miroir voit tout mais il ne prend rien. Il ne juge pas, ne compare pas, ne choisit pas. Il est « vide » de pensée et absent de ce processus d’objectivation excessif qui nous accable.
Krishnamurti utilise parfois une comparaison du même ordre.
L’appareil photographique dont la mise au point est parfaite « voit tout, il ne prend rien, il ne choisit pas ». Est-il besoin d’ajouter que le miroir et l’appareil photographique sont des objets inertes mais que l’être humain, en vertu de sa merveilleuse architecture cellulaire peut aussi tout voir, sans juger, ni prendre tout en se faisant l’auxiliaire d’un processus vivant d’une incomparable ampleur.
L’attention globale immédiate implique la réalisation d’une convergence de toutes les énergies de la conscience dans la momentanéité de chaque instant.
Pour que celle-ci puisse se réaliser, il est indispensable que se produise une cessation complète de verbalisation. Celles-ci nous conduisent presqu’irrésistiblement à nommer les objets dès qu’ils sont optiquement perçus.
Ce processus se réalise avec la rapidité de l’éclair.
Il nous est nécessaire de comprendre et d’admettre que si le fait de nommer le Soleil « Soleil », de le situer à 149 millions de kilomètres et d’évaluer sa température à plusieurs milliards de degrés est utile du point de vue scientifique et technique, le fait de nommer le Soleil « Soleil » ne nous aide nullement à une prise de conscience de sa réalité profonde ni de la nôtre.
En bref, c’est une absence totale de tous les éléments formant l’ego qui permettra l’irruption explosive de l’Eveil. Celui-ci n’est pas néant ni état infra-intellectuel vague, amorphe mais Plénitude de vie, Ordre parfait, harmonie.
C’est l’intensité de l’Eveil qui brise la continuité apparente de la conscience de l’ego de la même façon dont le sommeil est rompu par l’intensité d’une douleur ou d’un plaisir au cours des rêves.
Telle est par ailleurs la raison du caractère « soudain et abrupte de l’Eveil » mis en évidence par les maîtres du Ch’an ou Zen, Hui-Neng et Shen-Hui ainsi que Krishnamurti.
Celui-ci déclare que « la méditation est l’explosion de l’Amour ».
Encore faut-il dire que ce terme évoque pour lui un sens des valeurs très différent des recherches de plaisirs qui nous sont familiers.
On ne sera jamais assez prudent dans ce domaine au moment ou la vogue extrême des yogas tantriques sert d’excuse subtile aux recherches exagérées de sensations qui figurent souvent parmi les pièges favoris assurant la continuité de l’égo.
L’absence d’ego dans l’acte de voir a été évoquée par Wei Wu Wei dans son remarquable ouvrage « La Voie Négative ». Ce dernier énonce d’ailleurs les nuances de l’absence et de la présence à la façon dont l’auraient fait les anciens patriarches du Ch’an.
Il déclare : (la Voie Négative p. 169).
« Ayant vu les montagnes et les rivières en tant que telles, puis en tant que n’étant pas telles, l’Eveillé les voit une fois de plus en tant que montagnes et rivières; il ne les voit plus comme objets de lui-même se situant comme sujet… car il sait qu’il n’est pas cela. Il n’y a pour lui qu’un acte de voir, dans lequel il n’y a pas « qui voit »… ou « qui est vu » mais simplement une quiddité, une essence qui est ce qui est interprété par le mécanisme psychosomatique comme montagnes et rivières ».
A ceux qui craignent la négativité d’un tel état d’être nous conseillons la méditation de ces quelques mots du Maître du Ch’an Tsung-Kao (Chine 1089-1163) :
« Nous sommes comme le soleil brillant dans le ciel bleu, clair et lumineux, immobile et immuable, ne croissant ni ne décroissant. Dans toutes nos activités quotidiennes, nous illuminons tout et rayonnons. Cet esprit que nous sommes est immense et étendu comme l’espace lui-même. La merveille qu’est l’esprit libre d’effort réagit naturellement et spontanément à toutes les situations sans connaître d’obstacle ».
Le vécu d’un tel état est désigné par Wei Wu Wei comme le fait de « vivre noumènalement parmi les phénomènes ». Ceci correspond à l’expression parfois utilisée par Krishnamurti : « Vivre l’Inconnu tout en étant parmi le « connu ».
Les anciens maîtres chinois appelaient cela « Retourner chez soi ».
R. LINSSEN