Robert Linssen
L'absence de but et de plan dans la genèse de l'Univers

Lorsque les formes supérieures de la vie mystique ou de la gnose parlent d’une absence de but et de plan, elles se placent évidemment au niveau spirituel formant les profondeurs ultimes de l’Univers : le noumène, le « non-manifesté », l’Intemporel ou le « divin » (terme que l’on hésite à utiliser en raison des anthropomorphismes puérils auxquels il a été associé).

(Revue Être Libre, numéro 300, Juillet-Septembre 1984)

Les formes supérieures de la mystique orientale, telles les « Voies Abruptes » enseignent que l’Univers manifesté est l’expression d’un « Jeu Cosmique » (« Lila » en sanscrit) dont la loi est la spontanéité, la gratuité.

Le grand public confond toujours l’absence de but et de plan avec l’incohérence, le hasard aveugle, le chaos. L’homme ordinaire est tellement ignorant et corrompu par l’intérêt, le calcul qu’il ne peut concevoir l’existence d’une activité gratuite, spontanée, se déroulant dans un climat de liberté absolue, dégagée de la hantise et l’angoisse du temps. Le sens véritable du « jeu » a été perdu. On joue pour « gagner ». Les exercices physiques et le sport sont pourris par l’esprit de compétition.

Lorsque les formes supérieures de la vie mystique ou de la gnose parlent d’une absence de but et de plan, elles se placent évidemment au niveau spirituel formant les profondeurs ultimes de l’Univers : le noumène, le « non-manifesté », l’Intemporel ou le « divin » (terme que l’on hésite à utiliser en raison des anthropomorphismes puérils auxquels il a été associé).

L’homme ordinaire est très éloigné de la vision d’équilibre, d’harmonie de l’Intelligence supra-mentale. Il est évident qu’avant de se rendre disponible à cette Réalité, l’homme ordinaire — qui se trouve encore dans une phase animale et pré-individuelle —a provisoirement besoin d’un minimum de concentration et d’unité de direction dans son action. On peut concéder qu’à ce niveau, des buts soient nécessaires. L’être humain, encore très éloigné de l’accomplissement total de son humanité, doit encore s’affirmer pour tendre vers sa maturité. Mais dès que celle-ci est atteinte par une certaine autonomie et une affirmation de soi toujours conflictuelle, le « moi », l’ego, devra être dépassé.

Précisons ici que nous sommes ainsi que Krishnamurti, en opposition radicale avec les spéculations fumeuses de l’immense majorité des psychologues actuels, établissant des distinctions entre la personne, le « moi », « l’ego », l’individu, distinctions qui n’ont en réalité pas d’autre but que la protection de l’ego. Le dépassement de l’égo est une nécessité naturelle. La loi du dépassement des niveaux acquis a été pressentie dans la sagesse des Upanishads. Elle est démontrée par la science moderne dans la théorie des structures dissipatives du Prix Nobel Ilya Prigogine. Sri Aurobindo déclare dans ses « Aphorismes et Pensées », « l’animalité fut une aide, l’animalité est l’entrave », « la raison fut une aide, la raison est l’entrave », « l’égoïsme fut une aide, l’égoïsme est l’entrave ».

Nous pourrions ajouter : « les buts et les plans furent une aide pour l’homme primaire, mais ils sont une entrave pour les êtres qui s’orientent vers leur accomplissement spirituel ». Répétons-le : les notions de buts et de plans s’inscrivent dans notre identification au temps et au verbe « avoir » qui est conflictuel.

Ilya Prigogine nous montre que l’Univers n’est pas une mécanique faite de rouages tournant toujours de la même façon. L’Univers n’est pas fermé. Il est ouvert. Les processus de l’évolution possèdent une prédominance d’irréversibilité et manifestent un génie inventif s’exprimant par des innovations imprévisibles.

Toute phase qui est atteinte subit un moment donné une période de crise et d’arrêt, préparant ainsi une phase ultérieure au cours de laquelle les acquis de l’ancienne, qui ont été mémorisés sont repris et transformés au cours d’une phase nouvelle. Les espèces supérieures en organisation possèdent deux propriétés : « l’auto-organisation et l’auto-transcendance ». L’auto-transcendance implique la capacité et la nécessité d’un dépassement du niveau acquis.

Les buts et les plans furent une aide provisoire. A partir d’un certain niveau d’évolution spirituelle, ils deviennent une entrave.

L’Eveillé ou « l’être humain accompli » obéit à la Nature suprême des choses. Il sait, par expérience non-mentale qu’ELLE est prioritaire. Il LUI accorde la place de priorité qu’il convient de LUI donner. Il n’y a là rien de plus naturel.

La Réalité ultime est malheureusement incommunicable par le langage qui nous est familier. Il est néanmoins possible d’en évoquer certaines qualités par une voie négative évoquant ce qu’ELLE n’est pas. Elle n’est pas dans le temps ni la durée. Elle n’est pas dans l’enchaînement des causes et des effets. Elle n’est pas mécanique ni répétitive. Elle n’est pas accumulative. Elle n’est pas incomplète. Elle n’est pas une « personne ». Elle n’est pas un résultat ni l’effet d’une cause. Elle n’est pas une conscience semblable à la nôtre. Elle n’a ni commencement, ni fin, ni but, ni plan. Voilà ce qui peut en être dit négativement et de façon très prudente. Signalons par parenthèse que les Eveillés considèrent ce qui vient d’être dit de très peu d’utilité dans le processus vivant de l’Eveil.

De façon moins prudente, sujette à équivoques et ambiguïtés, on peut dire que l’expérience vivante de l’Eveil est décrite par ceux qui la réalisent comme une Réalité fulgurante en perpétuelle pulsation créatrice, complète en ELLE-même. Etant complète en ELLE-même, son activité est gratuite, spontanée, délivrée du calcul, de toute identification au temps, au devenir. En elle, se trouve sous forme globale, indivise, apothéotique, des aspects « désanthropomorphisés » de ce que nous appelons l’Amour, la conscience, l’Intelligence.

A ce niveau ultime, l’Univers se recrée d’instant en instant. il n’y a pas un acte créateur initial unique dont les effets se déroulent ensuite selon un cycle rigidement limité de causes à effets suivant un plan « pré-déterminé ». Ainsi que l’exprime l’astronome Hubert Reeves, « la musique de l’Univers s’improvise au fur et à mesure ».

La vision des anciens Eveillés (notamment dans le bouddhisme) est entièrement confirmée par les récentes découvertes scientifiques qui nous montrent un Univers en constante recréation dans lequel l’imprévisibilité et l’irréversibilité sont prédominantes.

Rappelons une fois de plus que le « cœur » de l’univers est un mouvement de création pure. Il est complet en LUI-même à chaque instant. Pour cette raison, il est libre du temps, de la croissance, de la causalité et du « devenir » évolutif tel que nous le concevons.

Il n’a recours à aucun plan, à aucune stratégie mentale, à aucune activité compensatoire. L’unité de direction qui s’exprime dans le devenir de l’évolution n’est pas le résultat d’une intention, mais l’effet de SA simple présence. L’unité de direction de l’évolution est un fait mais l’ignorance humaine — prisonnière du temps — corrompue par l’intérêt, au gain, la lutte pour tendre vers les buts proposés — projette la mesquinerie de ses propres conditionnements sur des processus dont l’origine première est immensément différente.

Les eaux des rivières et des grands fleuves ne s’écoulent pas vers l’océan en vertu d’une intention, d’un but ou d’un calcul. La constance de leur flux et l’unité de direction de leur écoulement pourraient tout aussi bien servir de support aux projections stupides de notre ignorance et de nos conditionnements qui nous feraient déclarer que les rivières et les fleuves s’écoulent dans le but et avec l’intention de se déverser dans l’océan.

Pour l’Eveillé et pour le scientifique de 1984, affirmer que l’Univers a un but et est la manifestation d’un plan est au moins aussi absurde que prétendre que rivières et fleuves s’écoulent conformément à un plan pré-déterminé avec l’intention et le but d’atteindre l’océan.

Est-il encore nécessaire de signaler l’absurdité qui consiste à projeter nos concepts limités de plan, de but, d’intérêts sur une Réalité incommensurable.

Ainsi que le suggérait un rationaliste français, Louis Rougier « si vous croyez en l’existence d’un Dieu, accordez lui au moins les caractéristiques d’infinitude et de liberté qui sont siennes et ne le rabaissez pas à la petitesse de vos mesures et valeurs ».

Parce que nous sommes complètement engloutis dans le temps et la conscience de notre ego, nous faisons le plan d’une journée, nous établissons le programme de ce que nous ferons le matin, le midi, le soir, les démarches d’affaires qui pourraient être lucratives, les plaisirs qui nous seront agréables, les projets d’avenir, etc. Pour l’Eveillé, il n’y a pas de futur. Seul le présent intemporel existe. C’est ce que confirment les sciences en 1984.

Ce qui précède n’exclut évidemment pas le fait que dans le domaine concret de la vie quotidienne, des programmes d’organisation et des plans soient constamment nécessaires. Cela tombe sous le sens. Si demain le départ d’un train est fixé à 10 heures, nous devons prévoir notre présence au bus de 9 heures, sortir de notre demeure à 8 heures et nous lever à 7 heures. Le comportement de l’être humain implique la mise en mouvement simultanée d’énergies situées à des niveaux et dans des dimensions différentes, chacune d’elles fonctionnant selon des processus différents mais complémentaires. Ils sont en parfaite corrélations chez l’être humain « Eveillé ».

Il est possible d’élaborer des plans d’organisation concrète pour l’avenir sans se projeter entièrement dans l’avenir au niveau psychologique.

En résumé et du point de vue de la Sagesse, la situation peut être présentée comme suit : l’Univers manifesté résulte de l’action non volontaire de la pulsation créatrice d’un Principe vivant dont la priorité, l’antériorité sont confirmées par l’expérience mystique et les sciences nouvelles. La haute concentration d’énergie de ce Principe Vivant est d’une telle ampleur, qu’elle se répercute, sans le vouloir mais irrésistiblement sur les niveaux résiduels de l’énergie, c’est à dire les mondes psychiques et physiques servant de cadre à l’évolution dans l’univers visible.

Robert LINSSEN.
novembre 84