(Revue Voir. No 4. Janvier-Mars 1982)
« Quasi aveugle à l’âge de seize ans, Aldous Huxley vécut jusqu’en 1939 avec une vision déficiente. C’est alors qu’il découvrit la méthode du Dr W. H. Bates, une méthode de rééducation visuelle à base psychologique, qui lui permit en quelques mois de lire sans lunettes. C’est par gratitude envers ce pionnier de l’éducation visuelle, qu’Aldous Huxley écrivit « L’art de voir ». Il explique dans ce petit livre la méthode du Dr. Bates, tout en la rapprochant des grandes découvertes de la psychologie moderne. »
« L’art de voir » se présente avec plusieurs sous-titres: « L’histoire d’une cure miraculeuse. Une étude de psychologie visuelle. Un message d’espérance pour quiconque est atteint de défaut visuel. [1]
« Cet ouvrage d’Aldous Huxley, comme tout ce qu’il a écrit, a été traduit dans toutes les langues du monde.(…) Ce livre est d’ailleurs condamné à une relative immortalité puisqu’il a été choisi en 1958 aux États-Unis par l’Oglethorpe University d’Atlanta pour faire partie des ouvrages représentatifs de notre temps, destinés à être enfermés dans une crypte bétonnée et métallisée dite « crypte de la civilisation »; laquelle ne sera ouverte — en principe — que dans six mille ans. » (Préface de Georges Neveux.)
« L’art de voir » de Huxley est en tous points un livre d’une intelligence limpide et réjouissante. Au premier abord, il semble ne poursuivre qu’un but pratique et limité: venir en aide à ceux qui souffrent d’une déficience de la vue. A l’instar du Dr. Bates, Huxley entend se démarquer d’une médecine officielle qui se contente généralement, et sans autre examen, de prescrire ces « béquilles » que sont les lunettes. Redoutables béquilles que le déficient visuel portera à vie, et qu’il devra renforcer à intervalles réguliers. Or, de toute évidence (mais on nous a si bien bourré le crane que l’évidence ne nous éclaire plus), l’important n’est pas de supprimer les symptômes, mais de comprendre et de réduire — voire d’annuler — les causes du mal. En lieu et place de lunettes, c’est d’un art de voir que nous avons besoin; il nous rendra la liberté de travailler à notre mieux-être par la rééducation de la vue, comprise obligatoirement comme un processus unitaire qui englobe l’organe de la vue, le corps (c.à.d. l’ensemble des organes susceptibles d’influencer nos yeux) et l’esprit.
Au-delà d’un but immédiat et pratique, « L’art de voir » nous propose, pour prévenir autant que pour guérir, une sorte de yoga de la vue. Et ce yoga spécifique est de nature à développer une présence plus consciente et plus adéquate à la vie et au monde. « Apprendre à mieux voir, c’est apprendre à mieux vivre? Et non seulement mieux vivre avec les autres, mais aussi mieux vivre avec soi-même.
« (…) l’art de voir nous restitue — ou réactive en nous — le goût du réel. Il nous guérit de cette propension à la rêverie vague et confuse (qui n’a rien de commun avec l’imagination créatrice de vie).
« Il nous apporte ce supplément de force, de sympathie et de confiance qu’on éprouve toujours dès qu’on se sent plus présent dans le monde — et présent autant par le contact avec l’extérieur que par l’accord profond avec soi-même ». (G. Neveux.)
Nos lecteurs savent bien qu’il est impossible, en fin de compte, de s’en tenir à un art de vivre quel qu’il soit, à moins qu’il ne s’enracine dans la réalité ultime de l’Être. Rien ne nous satisfait hormis le radicalement Autre, qui est aussi stabilité, dégagement de l’humain et de son incertitude fondamentale. C’est ce dont, à première vue, il n’est pas question dans le livre de Huxley. Pourtant, ce yoga de la vue s’inscrit sur la toile de fond — très discrète — de la Philosophie Éternelle. Pour nous en assurer il suffit d’ouvrir un autre livre de Huxley: « Les portes de la perception« .
VOIR EST UN ART
En fait d’art, il importe avant tout de savoir de quel « instrument » on dispose. La médecine officielle semble ne pas y avoir pensé. « Dans le processus de la vue, l’esprit, l’œil et le système nerveux sont associés intimement pour former un seul tout; Quoi que ce soit qui affectera l’un des éléments de ce tout, exercera une influence sur les autres éléments. »(A.V. p.34)
Voir est un art, et les hypothèses explicatives n’interviennent qu' »à postériori ». « Toute activité psychophysique, y compris l’art de voir, est gouvernée par ses propres lois. Ces lois sont établies empiriquement par les gens qui ont voulu acquérir un certain talent, une virtuosité spéciale, tels que le jeu du piano, le chant, la marche sur une corde raide, et qui ont découvert à la suite d’une longue pratique la méthode la meilleure, la plus économique, pour faire travailler leur mécanisme psychophysique en vue de ce but particulier.(…) Il est probable que Bach, par exemple, n’a jamais réfléchi sur la physiologie de l’activité musculaire; et s’il le fit, il est absolument certain que ses raisonnements étaient faux. Cependant cela ne l’a pas empêché d’utiliser ses muscles avec une dextérité incomparable pour jouer de l’orgue. » [2]
La méthode de rééducation visuelle du Dr. Bates fut en butte à un certain nombre de critiques. Et il se peut que le Dr. Bates l’ait mal formulée dans l’un ou l’autre de ses aspects. Mais elle fonctionne!
Vivre est un art, et la vie qui « fonctionne » se justifie d’elle-même. En présence des théories explicatives des sciences humaines, l’enseignement de notre expérience vécue est absolument — irréductiblement prioritaire. Il est très important que le sujet ne se laisse pas intimider, qu’il ne se laisse pas « escamoter » par la science. (A l’adresse des hommes de science, on a souvent envie de lancer cette boutade: ils pensent, mais je suis!)
Tout art peut se perdre. « L’art de voir ressemble aux autres activités psychophysiques fondamentales ou primordiales, telles que la parole, la marche, les mouvements des mains. Ces facultés fondamentales sont acquises normalement dans la première enfance par un processus d’auto-formation avant tout inconscient. (…) Mais tandis qu’il faut un choc très sérieux, physique ou mental, pour anéantir le mécanisme automatique de la parole ou de la marche normale, il suffit d’un désordre relativement insignifiant pour que les organes de la vue perdent l’habitude de voir correctement. Ces habitudes correctes sont remplacées par des habitudes incorrectes; la vision en souffre et, dans quelques cas, le mauvais fonctionnement favorisera l’apparition de maladies oculaires et de défauts chroniques de la vue. (…) La plupart des patients devront récupérer par un travail conscient l’art que dans la première enfance ils purent apprendre inconsciemment. » [3]
Les déficiences de la vue sont généralement le fait de tensions physiques ou psychologiques qui s’étendent à la région de l’œil, et enlèvent au regard sa mobilité naturelle.
PRINCIPE DE BASE: LA RELAXATION DYNAMIQUE et l’action modérée du « moi conscient ».
« Quel que soit l’art que vous désirez apprendre (…): apprenez à combiner le relâchement avec l’action; apprenez à exécuter sans tension ce que vous avez à faire; travaillez dur, mais jamais sous tension. » [4]
« La relaxation passive est obtenue dans l’état de repos complet par un processus conscient de « laisser aller ». (…) La relaxation dynamique constitue cet état du corps et de l’esprit qui est associé à un fonctionnement normal et naturel. (…)
« Le mauvais fonctionnement et la tension tendent à apparaître chaque fois que le « moi conscient » entre en compétition avec l’habitude, acquise instinctivement, d’un exercice correct de la fonction, soit que le moi fasse un effort trop intense pour bien agir, soit que la crainte injustifiée d’erreurs ou de fautes possibles le rende trop anxieux. Dans l’édification de n’importe quelle attitude psychophysique, le moi conscient doit bien donner des ordres, mais pas trop; il doit contrôler la formation de bonnes habitudes de fonctionnement, mais cela sans fracas, avec modestie, discrétion, sans trop montrer sa force. Les maîtres de la prière ont découvert sur le plan spirituel la grande vérité que « là où le rôle du Moi est fort celui de Dieu est d’autant plus faible »; cette même vérité a été également constatée souvent sur le plan physiologique par les maîtres des divers arts. Plus le « Moi » est présent, plus le rôle de la nature est réduit, celui du fonctionnement correct et normal de l’organisme. (…)
« Il est donc inconcevable que la vision, fonction si intimement liée à notre vie psychique, ne soit pas affectée par des tensions dues au moi conscient. (…) L’effort anxieux de bien faire va à l’encontre de son but: car cette anxiété produit une tension psychique et physiologique, et la tension est incompatible avec les processus aptes à atteindre notre but, soit avec un fonctionnement normal et naturel. » [5]
L’attention volontaire est toujours associée à un effort et entraine la fatigue, plus ou moins rapidement. La tension de l’effort normal doit être allégée par la libre mobilité des yeux et de l’esprit.
Notre vue peut être altérée par des causes diverses: les maladies de l’œil proprement dit, et celles qui affectent une autre région du corps. Souvent les causes du mal sont psychologiques (cfr. des émotions négatives telles le chagrin, l’anxiété ou l’irritation); leur influence sera temporaire ou chronique. Ces maux se développent sur le terrain propice de « l’absence de Dieu » — à comprendre strictement comme le « trop-plein de Moi ». Le raidissement du moi conscient par l’ambition, le narcissisme, et le besoin de s’affirmer comme « personnage », — ces maladies de l’homme nous nuisent tant physiquement que spirituellement; elles nous ferment à l’être et au voir.
LE PROCESSUS DE LA VUE.
Le processus de la vue se compose de trois processus subsidiaires: une sensation, une sélection, une perception.
La sensation. « Ce qui est senti est une série de « sen-sa » à l’intérieur d’un champ visuel (un « sensum » visuel est l’une des taches colorées qui forment pour ainsi dire la matière première de la vue, et le champ visuel représente la totalité de ces taches susceptibles d’être senties à chaque moment). » [6]
(Exemple: « …taches de couleur, existant pour elles-mêmes… Ces impressions visuelles sans signification n’étaient pas miennes; elles existaient simplement. »)
« La sensation est suivie de la sélection, processus par lequel une partie du champ visuel est discriminée, séparée du reste. Le processus est basé physiologiquement sur le fait que l’œil enregistre ses images les plus précises au point central de la rétine, la région de la « macula » avec sa petite « fovea centralis », point de la vision la plus aiguë. Il existe aussi, cela va sans dire, une base psychologique pour la sélection (…). » [7]
« Le processus final comporte la perception. Ce processus amène la reconnaissance du « sensum » senti et sélectionné, comme l’apparence d’un objet existant dans le monde extérieur. Il est nécessaire de rappeler que les objets physiques ne sont pas donnés comme une réalité primordiale; ce qui est donné, c’est seulement une série de « sensa » (…) En d’autres termes, le « sensum » comme tel n’est qu’une simple tache de couleur sans rapport avec un objet physique extérieur. Cet objet physique extérieur ne fait son apparition que lorsque nous avons distingué per sélection le « sensum » en l’utilisant pour le percevoir. C’est notre esprit qui interprète le « sensum » comme l’apparence d’un objet physique dans l’espace extérieur. » [8]
« Cette faculté d’interpréter les sensa » sous formes d’objets extérieurs physiques est probablement innée; mais elle exige pour se manifester convenablement une quantité d’expériences accumulées et une mémoire capable de retenir ce lot d’expériences. » [9]
Incidemment, Huxley nous donne à entendre qu’il existe divers degrés dans la perception. La perception inconsciente permet de connaître les « sensa » en tant qu’apparence d’objets extérieurs d’un monde connu, uniquement, semble-t-il, lorsqu’on est en présence d’objets familiers. (Exemple: » Ainsi reconnues et classifiées, ces perceptions (je ne dis pas « mes » perceptions, car le « moi » n’avait pas encore fait son apparition sur la scène) devinrent beaucoup plus claires… Ce qui était saisi à ce moment, ce n’était plus simplement une série de taches colorées, mais une série d’aspects du monde connu par le souvenir; connaissance et souvenir de qui? » [10]
Dans la perception consciente, le « moi » émerge comme sujet de l’expérience, et avec cette émergence la vision se clarifie davantage. Les « sensa » deviennent des objets reliés consciemment au moi, réceptacle organisé de souvenirs, d’habitudes et de désirs.
(Exemple: Les maisons vues à travers la fenêtre se présentent à ma pensée comme des maisons d’un style et d’une époque particuliers, pourvues comme telles de caractères distinctifs.)
Dans le cadre de notre propos, pour éclairer les relations entre la vision ordinaire et de la vision « mystique », nous devons mentionner le stade de la formation du concept. Fort de ses expériences et de sa mémoire, le moi conscient est porté automatiquement, au-delà de la perception, à la conceptualisation du donné sensible. En quelque sorte, L’image mentale se substitue à l’image objective [11].
LE MONDE EXTÉRIEUR S’ILLUMINE!
Pour situer la vision spirituelle du monde (intérieur et extérieur) dans le prolongement de la vue « ordinaire », nous avons fait un détour obligé, un peu aride et didactique, du coté des mécanismes de la vision. Les personnes engagées dans la connaissance de soi — à l’instar des maîtres zen, ou de Krishnamurti… — auront retrouvé dans un contexte inhabituel un bon nombre de notions familières: « moi », effort, tension, perception, mémoire, etc.
Surprenante lecture que celle de « L’art de voir », du moins pour les familiers des grandes sagesses traditionnelles. Là où, comme il se doit, Huxley reste fidèle à son propos (aider les personnes déficientes visuelles), on devine sans arrêt la possibilité d’une lecture « parallèle » portant sur la réalisation spirituelle de soi. Lorsque Huxley évoque le moment où le handicapé visuel recouvre pour la première fois une vision nette, on croit se trouver devant la description d’une première illumination — description digne d’un récit zen, proche aussi de Douglas Harding.
« (…) on constate que les yeux ont comme des éclairs de vue entièrement normale ou presque. Dans certains cas, ces éclairs ne durent que quelques secondes, en d’autres cas ils persistent un peu plus longtemps.
« Parfois, assez rarement, les anciennes habitudes de mauvais fonctionnement disparaissent tout de suite et pour toujours, et avec le retour au fonctionnement normal, la vision redevient absolument normale. Dans la grande majorité des cas néanmoins, l’éclair de vue normale disparaît aussi soudainement qu’il est apparu. (…) le premier éclair survient souvent avec un tel choc de surprise heureuse qu’ils ne peuvent s’empêcher de crier ou d’éclater en larmes (…) les éclairs de vision meilleure deviennent de plus en plus fréquents et durables, jusqu’à ce qu’enfin ils s’unissent en un état continuel de vue normale. Perpétuer cet éclair de vue normale, tel est le but. (…) L’éclair de vision meilleure est un fait empirique, susceptible de démonstration par quiconque veut bien remplir les conditions de son apparition. » [12]
Douglas Harding décrit en des termes analogues les premières approches de la vision métaphysique: « Cette première vision est la simplicité même… /un éclair de conscience ne suffit pas… Il faut continuer à voir… jusqu’à ce que la vision devienne naturelle et ininterrompue… /sa joie et son soulagement lorsqu’il débouche enfin sur là vérité simple et lumineuse…«
Ainsi, deux situations différentes sont décrites avec termes à peu près identiques. Après réflexion, on s’en étonnera moins.
Au fond, les conditions d’une vision correcte du monde extérieur sont à bien des égards les mêmes que celles requises pour la réalisation spirituelle ou vision métaphysique. Et nous comprenons la joie du déficient visuel qui se trouve soudainement libéré de son handicap, autant que celle de l’illuminé qui d’un coup de baguette magique est métamorphosé en spectateur libre — dégagé d’un « ego » dont il ne sent plus les morsures.
J’ajouterai ceci, avec un rien de témérité: grâce aux exercices judicieux de Huxley (et du Dr. Bates), le handicapé a recouvré une vue normale; mais il a aussi franchi à son insu quelques étapes qui le séparent de l’épanouissement spirituel. Sa joie compréhensible est peut-être plus profondément fondée qu’il ne le pense.
L’ART DE « VOIR DIEU ».
« Tous les hommes voient Dieu à tout moment, mais ils ne le savent pas. »
(Ramana Maharshi)
Le regard ordinaire peut-il soudain revêtir une qualité autre, et devenir vision métaphysique? Oui et non. La réponse de D.T.Suzuki est: « oui et non ».
Commentant un passage de maître Bankei, Suzuki émet les réflexions suivantes: « Superficiellement, cela semblerait établir une identification entre le domaine des sens et le Non-né hautement métaphysique. C’est vrai d’un coté, mais non d’un autre. (…) On peut affirmer peut-être que l’inconscient, en tant que relié au domaine des sens, est le résultat d’un long processus d’évolution dans l’histoire de la vie cosmique, qu’il est le partage de l’animal et de l’enfant. Mais au cours de notre croissance, le développement intellectuel entre en jeu et le domaine des sens est envahi par l’intellect. L’ingénuité de l’expérience sensorielle est perdue. (…) La mythologie biblique appelle cette métamorphose « perte de l’innocence » (…); le Zen exige de L’homme qu’il se lave de cette souillure, qu’il se libère de cette interférence. » [13]
Ceux qui ont des oreilles entendent: quelques mystiques chrétiens admettent que, avec et — comme Jésus, nous sommes « la lumière qui éclaire le monde ». L’évangile est clair: en retrouvant leur simplicité première, nos sens s’ouvrent au divin. Pour rappel: « Si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume »; « Que ton œil soit simple et tout ton être sera lumineux »; « Heureux les simples car ils verront Dieu ».
« Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle, infinie. » La citation de Blake sert d’exergue à un autre livre de Huxley, dont elle fournit le titre: « Les portes de la perception« . Il s’agit d’un essai dont le but, précisément, est de nous faire voir « les rapports de notre perception ordinaire du monde et de celle que nous pouvons avoir parfois, et que le mystique possède continûment, de la Réalité ultime et du divin » [14].
Principe de base:
L’INHIBITION DU MOI CONSCIENT.
Les taches difficiles de l’existence requièrent une forte concentration d’attention. Nous devons régulièrement suspendre cet effort pour permettre à notre organisme de se reposer [15].
Il y a, pour inhiber les activités mobilisatrices du moi, une raison d’un autre ordre. Un beau jour, certaines personnes en viennent à sentir que — pour utiles qu’elles soient — les activités du moi conscient sont intolérablement limitées et superficielles, qu’elles ne sont jamais qu’une manifestation partielle et dérivée de leur présence au monde. Peut-être en viendront-elles à se demander si elles ne sont pas d’abord une Présence — une Conscience plus riche en elle-même que les activités qui la remplissent et la divertissent au point de l’obscurcir. Leur questionnement ne prendra fin qu’avec leur aptitude à inhiber le mental.
Pour la plupart, nous avons tous à créer, particulièrement aux heures propices, les conditions qui favorisent l’inhibition du mental et l’émergence de la vision spirituelle désaliénée [16].
De toutes manières, le rôle du moi est limité, même lorsqu’il fonctionne au niveau pratique qui est le sien. « ‘Tout ce que peut faire le moi conscient, c’est de formuler des désirs, qui sont alors mis en exécution par des forces sur lesquelles il a fort peu de maîtrise et qu’il ne comprend absolument pas. Quand il fait quelque chose de plus — quand il s’efforce trop, par exemple, quand il s’inquiète, quand il est en proie à des appréhensions au sujet de l’avenir — il diminue l’efficacité de ses forces, et peut même faire en sorte que le corps dévitalisé tombe malade. Dans l’état où j’étais alors, la conscience ne se rapportait point à un moi, elle était, en quelque sorte, livrée à elle-même. Cela signifiait que l’intelligence physiologique gouvernant le corps était également livrée à elle-même. Pour le moment, ce névrosé indiscret qui, pendant les heures de veille, essaye de faire marcher la boutique, était, par bonheur, mis à l’écart. » [17]
Comparé à celui de la vue « ordinaire », LE PROCESSUS DE LA VISION METAPHYSIQUE.
Lorsque le moi conscient est inhibé (suite à l’absorption de mescaline, en l’occurrence) « les impressions visuelles sont considérablement intensifiées, et l’œil recouvre en partie l’innocence perceptuelle de l’enfance, alors que le « sensum » n’était pas immédiatement et automatiquement subordonné au concept. L’intérêt porté à l’espace est diminué, et l’intérêt porté au temps tombe à zéro.
« bien que l’intellect demeure non affaibli, et que la perception soit énormément améliorée, la volonté subit une modification profonde en mal. Celui qui a pris de la mescaline ne voit aucune raison de faire quoi que ce soit en particulier (…). Il a de meilleures choses pour occuper sa pensée; « ces meilleures choses peuvent être éprouvées (comme je les ai éprouvées) « là-bas » ou « ici », ou dans les deux mondes, l’intérieur et l’extérieur, simultanément ou successivement (…).
« Dans certains cas il peut y avoir des perceptions extra-sensorielles. D’autres personnes découvrent un monde de beauté visionnaire. A d’autres encore, est révélée la splendeur, la valeur infinie et la richesse de signification de l’existence nue, de l’événement donné et non conceptualisé. Au stade final de l’absence de moi, (…) il y a une « connaissance obscure » que Tout est dans tout, — que Tout est effectivement chacun. » [18]
La perception ordinaire, prise en charge par le moi, nous assure une lecture conventionnelle et utilitaire du monde extérieur; elle nous livre à une conceptualisation dictatoriale; elle produit le « savoir ordinaire », le seul qui soit généralement tenu au sérieux. (Tant pis pour M. Tout-le-monde, et son ignorance tranquille! Tant pis pour « l’intelligentsia » et sa débilité hautaine!) En fait, une fois levée l’emprise du moi et de sa mémoire, la perception ouvre les portes du sérieux, de l’essentiel, du réel. Le moi conscient étant hors d’action, « l’esprit effectue ses perceptions en les rapportant à l’intensité d’existence, à la profondeur de signification« .
ILLUMINATION ou VISION DE DIEU.
Soyons clair. Que recouvre exactement (ou aussi exactement que possible) l’expression « voir Dieu », qui se retrouve un peu partout clans les littératures religieuses?
Qu’est-ce que « Dieu »? Ramana Maharshi nous dit: « C’est la conscience intérieure débarrassée du mental que l’on ressent comme étant Dieu« . (La citation étant choisie pour sa clarté, parmi cent mille citations possibles.) Dieu ne se rencontre pas comme nous pourrions rencontrer le président Reagan en franchissant le seuil de la Maison Blanche! Un mode d’être, dont le silence mental est l’une des caractéristiques, est ressenti comme Le mode d’être parfait. L’homme est devenu perfection vivante, « Dieu ». Rencontrer Dieu signifie: devenir Dieu, se diviniser. Cet aboutissement, dans le fait d’un humain, peut apparaitre comme le comble d’un orgueil délirant, si nous oublions que l’homme, pour en arriver là, a dû totalement s’effacer lui-même.
Propos édifiants! Littérature puante, à force d’être édifiante! Aucune littérature n’échappe à un certain style, et à ses inconvénients. « Il faut que l’homme s’efface ».
On pourrait écrire: pour en arriver là, il suffit de chercher, de vivre, de se remettre de ses erreurs (incessantes) ; bref, il n’y a qu’à crever le temps qu’il faut! Et cette formulation brutale, familière et passionnée peut sembler plus parlante. Cet autre style présente — beaucoup — d’autres inconvénients.
Qu’est-ce que « voir Dieu »? Il ne s’agit pas de voir « Dieu » comme je peux voir Monsieur Dupont. L’homme qui s’est totalement effacé lui-même, et divinisé, cet homme (s’il nous est encore permis de l’appeler homme) ressent sa vision comme étant la vision de Dieu lui-même. La vision de « Dieu » est le genre de vision dont bénéficie l’homme divinisé.
(A titre de commodité verbale, nous avons parlé de « mode d’être » et de « genre de vision ». Mais il ne s’agit pas d’un mode d’être dans le sens d’une façon particulière d’être, différente d’une multitude de modes d’être possibles. Ce « mode d’être » est vécu comme essentiel, basique, ultime, les autres modes d’être n’étant que des modes dérivés et altérés de cet être essentiel. De même, la « vision de Dieu » est la vision essentielle, et les autres genres de vision ne sont que des genres de vision dérivés et altérés.)
Voir Dieu, c’est voir comme Dieu voit, pour la bonne raison que l’on est humainement anéanti. Sous l’influence de la mescaline, Aldous Huxley perçoit le monde d’une manière nouvelle, et cette vision il la ressent comme divine, son moi personnel s’étant évanoui dans l’expérience. Il retrouve l’innocence perceptuelle de l’enfance, la vision édénique dont parlait Suzuki. Les portes de la perception sont nettoyées.
Et Dieu mérite le détour! « Être secoué hors des ornières de la perception ordinaire, avoir l’occasion de voir pendant quelques heures intemporelles le monde extérieur et l’intérieur, non tels qu’ils apparaissent à un animal obsédé par la survie ou à un âtre humain obsédé par les mots et les idées, mais tels qu’ils sont appréhendés, directement et inconditionnellement, par l’Esprit en général — c’est là une expérience inestimable pour chacun (…) ». (P.P. p.64)
***
Dans notre recherche, nous retrouverons plus d’une fois le nom d’Aldous Huxley. Parfois sans lui, mais quelques fois avec lui, nous aurons à ouvrir, ou plutôt à rouvrir, la porte de la vision. Nos conclusions peuvent être brèves — et même incomplètes —, n’étant que provisoires.
Pour certaines personnes — celles qui sont prêtes — les exercices de « vision sans tête » procurent le type d’expérience dont parle Aldous Huxley. Naturellement, simplement, et sans mescaline ni autre poison. Au début, hélas, la vision proposée par Douglas Harding n’a généralement pas d’effet durable. Il ne nous reste plus qu’à pratiquer cette vision, en temps opportun, et à mener un mode de vie qui la favorise. Jusqu’à y laisser notre humanité! C’est simple, …en un sens.
Il existe surement d’autres voies de réalisation spirituelle. Je doute fort qu’il y en ait une qui mène à la Vision sans un total effacement de soi.
En un sens, A. Huxley nous donne, en recourant à la mescaline, l’exemple de ce que l’homme spirituel ne fait pas, et ne peut pas faire. Aussi, très évidemment, Huxley ne l’a-t-il fait qu’a titre exceptionnel et expérimental. En marche vers son épanouissement, l’homme prend la voie naturelle, la plus naturelle. Le recours à la drogue n’y a pas sa place.
On peut dire de l’expérience mescalinique de Huxley et de la vision sans tête — parfaitement naturelle celle-1à — que toutes deux sont opérantes dans la mesure où elles sont favorisées par une prédisposition psycho-spirituelle. En l’absence d’un travail intérieur, conscient ou in conscient, la « vision sans tête » a peu de chance de nous toucher; la personne non préparée qui par hasard se prête aux exercices de D. Harding les estimera généralement simplistes et absurdes.
Au bout de la recherche humaine, à l’extrême bout, il y a la réalisation métaphysique, réalisation ultime, révolution intérieure. Cette Vérité vécue est recherchée en elle-même et pour elle-même, indépendamment des satisfactions qu’elle procure. On trouve sous la plume d’un mystique musulman (ou est-ce dans le Coran même?) cette expression séduisante: « Dieu a embelli l’univers« . En lisant le compte rendu de l’expérience de Huxley, le lecteur sera porté à croire que franchement, pour Huxley, le « monde extérieur » s’est considérablement embelli, qu’on ne peut espérer voir de monde plus plaisant! (Monde « extérieur »? Extérieur à qui, à quoi, lorsque le moi a disparu?) La « vision sans tête » aussi, et de la même manière, embellit le monde « extérieur ». Mais le centre vivant de l’expérience est l’accès à l’Être par l’effacement du moi. Les agréments sont secondaires et dérivés; ils ne peuvent être poursuivis pour eux-mêmes. La course aux « bonnes vibrations » ne conduit qu’à l’étourdissement du moi, c’est-à-dire nulle part et moins que nulle part! (Dans le vocabulaire des Alcooliques Anonymes, la recherche effrénée des sensations aboutit souvent au « triple C », cachot, clinique et cimetière!)
Peut-on identifier le domaine des sens et celui de la métaphysique? Souvenons-nous du « c’est vrai d’un coté, Mais non d’un autre ». La voie qui mène à la réalisation métaphysique est et restera toujours la voie étroite. La « vision, sans tête » est efficace seulement dans la mesure où on la pratique. Encore faut-il que cette pratique soit spontanée, c’est-à-dire qu’on la laisse surgir dans des conditions ressenties comme propices. Toute pratique forcée irait à l’encontre du but escompté; elle serait le signe (notamment) d’une sous-estimation de cette souillure psychologique qui, de très longue date, obscurcit en nous l’innocence perceptuelle.
« Cet article n’est-il pas trop long, trop ceci, trop cela…? » J’ai failli m’en soucier. Mais j’ai vu sur l’appui de la fenêtre, dans ma cuisine, une pomme Golden. Pas bavarde, toute puissante, toute simple, réelle. Je l’ai vue, et j’ai commencé à rire.
[1] Aldous Huxley: L’art de voir. Petite bibliothèque Payot, Éditions PAYOT PARIS. Dans nos références, sigle « A.V. »
Aldous Huxley: Les portes de la perception. Collection 10/18, Union Générale d’Éditions.
Sigle « P.P. »
[2] A.V.p.28
[3] A.V. 29-30
[4] A.V. 30.
[5] A.V. pages 31-33.
[6] A.V. p.35
[7] A.V. p.35
[8] A.V. p.35-36
[9] A.V. p.36
[10] A.V. p. 38.
[11] E. Fromm: « Il faut encore parler d’un autre rôle que joue le refoulement, qui consiste à rendre une expérience irréelle par « cérébralisation ». Je veux dire par là que je crois voir, mais ne vois que des mots. Je crois ressentir, mais ne fais que penser la sensation. L’individu cérébral est un individu aliéné, l’individu de la grotte de Platon. Il ne voit que des ombres et les prend pour la réalité présente. » (Suzuki, Fromm, De Martino: Bouddhisme zen et psychanalyse, P.U.F., p.121)
[12] A.V. p.45-46.
[13] cfr. »Bouddhisme zen et psychanalyse« , op.cit., 23-24.
[14] Préface du traducteur.
[15] Les activités mobilisatrices du moi conscient n’annulent pas chez l’homme spirituellement réalisé son unité profonde avec le Réel. Le contact avec le Réel persiste chez lui au moins d’une façon sous-jacente.
[16] Il arrive que cette inhibition du mental survienne à l’occasion de maladies ou de grandes fatigues. Elle peut être provoquée par la drogue. Précisément, le premier chapitre des « Portes de la perception » (celui auquel nous nous référons) rend compte d’une expérience de A. Huxley suscitée par l’absorption d’une dose adéquate de mescaline. « (…) Il m’a toujours paru possible que grâce à l’hypnose, par exemple, ou à l’autohypnose, au moyen de la méditation systématique, ou bien par l’absorption de la drogue appropriée, je puisse modifier mon mode ordinaire de conscience, de façon à pouvoir connaître, par l’intérieur, ce dont parlent le visionnaire, le médium, et même le mystique. »(P.P. p. 17)
Alan W. Watts a aussi expérimenté « ces drogues capables de modifier la conscience, lorsque leur absorption par une personne qui est à la recherche non de chocs mais d’une meilleure compréhension, s’accompagne d’une réflexion philosophique intense » (cfr. « Joyeuse cosmologie« ).
« Humphrey Osmond qui avait surveillé la première expérience mescalinique de A. Huxley, nous rappelle M. Bruno, proposa plutôt de qualifier ces substances de « psychédéliques, en d’autres termes: révélatrices de l’esprit. Mais, là aussi, comme pour la méditation, les résultats satisfaisants sont loin d’être garantis si une prédisposition « psycho-spirituelle » ne les favorise pas. (…) ce type de drogue est susceptible d’entrainer une psychose nécessitant des antidotes dangereux à manier.
« Les réactions individuelles peuvent osciller entre la panique et l’émotion transcendantale. »(Dr. Thérèse Brosse, La « Conscience-Énergie », structure de l’homme et de l’univers. Ed. Présence, p.86.)
[17] P.P. p.48
[18] P.P. p;26-27.