(Revue Question De. No 15. Novembre-Décembre 1976)
« Je cherche l’Or du temps… » Ces mots qu’André Breton écrivit en 1924, et qui sont reproduits sur sa tombe, nous rappellent l’importance qu’occupa l’Alchimie dans sa vie. Pourtant, à propos de la pensée du « pape du surréalisme », on parle beaucoup de littérature, de peinture, de politique, moins d’hermétisme, jamais, pratiquement, d’alchimie. Or cette dernière apparaît clairement — pour qui sait en soulever les voiles — au long de son œuvre. Richard Danier dans une thèse dirigée par le Pr Michaud, soutenue à Nanterre, souligne les rapports étroits entre le surréalisme (et Breton en particulier) et l’ésotérisme ; dans le cadre limité de cet article, il se borne à l’aspect alchimique, principalement à travers trois livres (trois « œuvres », pourrait-on dire) de Breton : Nadja, l’Amour fou, Arcane 17.
Il convient de rappeler, au préalable, que Breton possédait une solide connaissance de l’alchimie : Flamel, Maïer, Fludd, Paracelse, Fulcanelli et son disciple Canseliet lui furent familiers[1]. Outre cette connaissance, Breton, on n’en peut douter, a été conquis par certains aspects de l’alchimie, qui ont renforcés l’attrait que cette dernière pouvait exercer sur son système de pensée. Un surréaliste ne peut en effet que se sentir attiré par un courant d’idées en lutte contre l’Eglise, la pensée officielle et l’esprit scientifique. En outre, Breton a pu aussi être saisi par le merveilleux que représente l’alchimie, merveilleux qu’il ne cessa d’invoquer, source pour lui de connaissance et de beauté, en opposition à ce réalisme dont il fit tant de procès ; merveilleux, ce qu’obtient l’artiste dans son athanor ; merveilleux, le combat des deux natures, l’envol du phénix, l’élaboration de la Pierre et les transformations spirituelles de l’opérateur ; merveilleux aussi les textes alchimiques. Citons Breton lui-même : Les recherches surréalistes présentent avec les recherches alchimiques une remarquable analogie de but : la pierre philosophale n’est rien d’autre que ce qui devrait permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toutes choses une revanche éclatante[2].
« NADJA » (1928) : LA QUETE DE LA CONNAISSANCE
Ce roman ne peut être valablement compris, dans notre propos, qu’à la lumière des deux suivants. C’est la première pierre de la quête de Breton, qui prendra tout son sens alchimique par la suite : Nadja, c’est le début du mot espérance, « mais le début seulement ». A cette époque, Breton est dans un état particulièrement réceptif. Les termes de quête et de disponibilité caractérisent le mieux son attitude : on est là sur la piste, ou plutôt à l’affût de ce hasard objectif, dira-t-il de lui-même dans les Vases communicants. Ses recherches dans le monde de l’inconscient et des pouvoirs surréels s’effectuent avec ferveur. Son engagement politique vacille (il entre au P.C.F. en 1927 et le quitte peu après)… Dans cet état, il ouvre Nadja par la relation de sa rencontre fortuite avec cette dernière à un carrefour (place Franz-Liszt, à Paris), entre une église (Saint-Vincent-de-Paul) et la librairie de l’Humanité (rue La Fayette), résumant ainsi grossièrement sa position devant deux voies contradictoires. Puis il nous révèle qu’il cherche à « descendre dans les bas-fonds de l’esprit », ce qui signifie pour lui revenir au « théâtre des Deux-Masques ». Ce théâtre est aussi un théâtre mental, et c’est dans le bas-fond de son esprit qu’il devra se dévoiler et jeter les masques de ses multiples personnalités internes. Mais qu’y joue-t-on ? Les Détraqués, avoue-t-il, histoire sur des filles de Lesbos qui se conclut (l’unité n’étant pas réalisée dans le couple naturel) par la mort de l’enfant. Et Breton de continuer la description de son état en cherchant à rencontrer dans la nuit, dans un bois, une femme belle et nue, c’est-à-dire la vérité dans une situation sombre et broussailleuse.
Résumons : Breton est à un « carrefour » du développement de sa personnalité qu’il sonde profondément ; c’est alors que surgit de son inconscient Nadja. Jung a noté, dans Psychologie et Alchimie[3], que les manifestations de l’inconscient empruntent un caractère féminin et, qui plus est, fée ou sirène, forme sous laquelle se dessine Nadja. De plus, lors de sa première rencontre, elle apparaît de dos, ce qui souligne son aspect caché. Nous ne nous étendrons pas sur la description de Nadja : tout concourt à la peindre comme un être mystérieux, mais savant, voyant même, envoyé à Breton pour l’éclairer et lui montrer sa voie : C’était une étoile vers laquelle vous alliez. Vous ne pouviez manquer d’aller à cette étoile.
Escorté de son Mentor, Breton, partant du nord de Paris et se dirigeant vers le sud, s’arrête dîner dans l’île de la Cité. Cet épisode, au centre du livre, sur une place au cœur de Paris et dans une île, place le couple au « cœur du monde », d’ailleurs perçu comme tel par Breton: J’ai senti m’abandonner peu à peu l’envie d’aller ailleurs. Alors Nadja parle à Breton. Elle lui dit sa certitude d’un souterrain passant sous eux, désignant ainsi le courant inconscient de sa personnalité, puis lui montre une fenêtre noire qui — comme sur son ordre s’illumine en rouge : la lumière est le savoir ; le noir et le rouge, les couleurs de début et de fin d’Œuvre alchimique ; la fenêtre, l’ouverture sur l’avenir de Breton. Mais cette dernière est encore barrée d’un rideau qu’il faudra lever : C’est de là que tout peut venir, c’est là que tout commence.
Plus loin, le couple s’engage sur le Pont-au-Change[4] et se dirige vers l’ouest, toujours à la poursuite du soleil (franchir la Seine au Pont-au-Change, c’est se purifier par l’eau et troquer ses habits…). Nadja se fait plus explicite : C’est vrai que le feu et l’eau sont la même chose […] ; le feu et l’or, c’est tout différent. Rendre semblables les éléments opposés, n’est-ce pas là le travail alchimique, réglé par les dissolutions et combustions ? Mais attention ! L’or alchimique n’est pas l’or du profane ! Les philosophes par le feu cherchent le feu de vie et non un vulgaire métal. Enfin, la promenade s’achève au jardin des Tuileries devant un jet d’eau symbolisant le jaillissement lucide de la conscience. Du souterrain au jet, l’unification de la personnalité de Breton passera par le choix de l’alchimie, lui permettant seule d’unir les contraires. Mais il n’en est qu’à l’étude de son état et au début de son évolution. Ajoutons que la date de sa première rencontre avec Nadja est le 4 octobre : 4, chiffre de la pierre cubique, base de l’Œuvre, octobre, sous le signe de la Balance, caractérisant l’état d’âme du poète[5].
L’AMOUR FOU (1937) : LA MARCHE INITIATIQUE
Malgré dix années d’écart, ce roman fait suite au précédent. D’une part, Nadja se termine par l’annonce d’Aube, à qui est dédié le dernier chapitre de l’Amour fou, d’autre part, tous deux retracent une rencontre décisive pour l’auteur avec une femme ; enfin, de nombreuses « séquences » se retrouvent d’un roman à l’autre. Sans les citer, retenons-en au moins le nombre : une douzaine !
Ainsi qu’il le fit avec Nadja, Breton traverse Paris au bras d’une compagne désignée ici sous le nom d’Ondine[6]. Le premier point de convergence des deux personnages se trouve face au cimetière du Nord et le point d’aboutissement, l’union du couple, dans l’hôtel face à l’hôpital de la Maternité[7]. Du nord au sud, du cimetière à la Maternité… ce tracé est à l’évidence celui de l’initiation, de la marche vers la lumière, de la mort et de la résurrection[8].
La promenade du couple (marche de nuit qui prend fin au petit matin) passe par :
— le square des Innocents qui évoque le fameux massacre, thème cher à Flamel selon Fulcanelli et parfaitement connu de Breton ;
— Notre-Dame de Paris, dont l’auteur ne retient que la grande rosace du vitrail où domine le rouge solaire, se souvenant de la leçon du même Fulcanelli sur le sens de la couleur des rosaces en rapport avec les étapes du Grand Œuvre ;
— le pont au Change, déjà rencontré dans Nadja. Mais au-delà du symbolisme spatial que nous ne pouvons approfondir ici, le temps est également significatif. L’apparition d’Ondine se fit un 10 avril (Bélier) et la randonnée le 29 mai (Gémeaux) : Pour le Bélier et le Taureau, ainsi que les Jumeaux, ils apprennent que c’est en ce temps-là que le sage alchimique doit aller au-devant de la matière… La période de printemps, où l’Esprit vital réanime toutes les plantes, où la rosée de mai descend sur terre, est celle choisie par les alchimistes qui, recréant la vie dans leur athanor, suivent ce qui est écrit dans le grand Livre de la Nature. La nuit que traverse Breton lors de sa marche correspond à l’étape nécessaire avant l’illumination. La nuit ou la mort est le signe de la décomposition du compost, preuve de l’exactitude de la préparation de l’Œuf philosophique et gage de réussite future. Cette étape est symbolisée dans le rituel maçonnique par le Cabinet de réflexion. La nuit dans Paris correspond à l’épreuve probatoire, la descente de Breton au plus bas de lui-même, l’abandon de l’impur, la mort à la vie profane. C’est au plus profond de l’obscurité que la fenêtre s’ouvrira sur la révélation ; au cœur du microcosme, le poète aura une vision cosmique : les fenêtres donnaient sur la voie Lactée. Cette épreuve d’involution (de dissolution de l’Œuf philosophique par le Mercure) ne va pas sans poser de problèmes au néophyte[9] : Je crains de tomber dans l’inconnu… ma confiance en moi subit une crise assez grave. Au long du chapitre sont décrites les hésitations, puis la victoire de Breton sur lui-même et la marche vers l’Etoile guide : Grande nuit, chasse de mon cœur tout ce qui n’est pas foi en mon étoile nouvelle.
Ondine, dont le rôle est capital, apparaît dans le roman sous une double symbolique : celle de l’eau, bien sûr (naïade, ondine), mais aussi celle du feu. Elle a pour emblèmes des lampions et le tournesol, plante solaire. Ses cheveux sont tantôt d’eau, tantôt de feu. Cette compagne d’eau et de feu est désignée par les Auteurs comme eau ignée, eau ardente, eau de feu, c’est-à-dire le dissolvant ou Mercure nécessaire à la putréfaction, entraînant la séparation des éléments avant la conjonction du Soufre et du Mercure.
Le chapitre quatrième porte ainsi essentiellement sur l’étape de mort et résurrection de « solve et coagula ». Le pur est séparé de l’impur dans le creuset (Breton mentionne bien ces « déchets horribles ») et la matière peut mourir pour se régénérer, purifiée : Ondine est le Mercure, Breton le Soufre. C’est le Premier Œuvre (chap. IV, période de printemps).
Le chapitre V traitera de la transmutation du noir au blanc, du parachèvement de l’Œuvre (la cinquième pierre est la clé de voûte au-dessus de la base quadrangulaire). Figurent dans ce chapitre (exotériquement un voyage du couple aux îles Canaries) : l’Ile, le Jardin, la Montagne, éléments constitutifs de nombre de récits traditionnels. Si l’on poursuit sur une carte l’axe nord-sud entamé au chapitre précédent, les îles les plus proches du tropique du Cancer sont bien les Canaries. Ce tropique où brille le soleil d’été correspond, sur l’axe solsticial, au sud de l’axe polaire (apogée de la course du soleil). L’île proche de ce tropique serait alors le point d’aboutissement d’une quête de l’illumination ou plus précisément, comme dit Breton, d’un âge d’or, de la vie perdue. Sur le plan strictement alchimique, l’île désigne le lieu à l’écart où l’Adepte pourra œuvrer, construire son laboratoire. De plus, elle est également un « Centre du monde » d’où il pourra recréer la vie dans l’Œuf alchimique. La Montagne (ici un volcan) désigne à l’évidence l’athanor avec son feu souterrain et sa cheminée. Quant au Jardin (le parc de la Orotava), il sera l’Œuf, le germe de la Pierre qui sera introduit dans le four. Pour bien nous convaincre, Breton le décrit comme un lieu clos, harmonieux, rassemblant toutes les richesses de la création, où les contraires coexistent. L’alchimiste n’ayant d’autre ambition que de reconstituer à son échelle l’œuvre du Créateur, il lui fait cet œuf, microcosme de la Nature, réplique de l’Œuf du monde. Par ailleurs, ce jardin est assimilé au Jardin des Hespérides (la Cabale phonétique nous dévoile dans le texte le gardien, le dragon « faussement endormi »), qui est assimilé à la matière merveilleuse de l’Œuvre. Au terme de sa quête, Breton débarque dans une île, y trouve le volcan et le jardin : le travail est prêt. Ce n’est plus désormais qu’un « jeu d’enfant » jusqu’à l’obtention de la Pierre qui apparaît à la fin du chapitre : A flan d’abîme, construit en pierre philosophale, s’ouvre le château étoilé. La transmutation (succession dans le temps de différentes phases) est reproduite par l’ascension du pic (succession de différents paliers), le cœur virant insensiblement au rouge blanc… A la base du pic (début de l’Œuvre), la couleur est, bien entendu, le noir (des ombres, du sable noir, « sable des nuits »). Au sommet (fin), Breton peut entonner un hymne à la lumière, au diamant étincelant, après être passé par les étapes de mort et de résurrection (désignées par celles de différentes plantes et du phénix).
Les multiples états de la matière dans l’Œuf seront ceux de la Matière unique : il n’y a pas vraiment création, mais développements des germes dans la Materia prima. Cette unicité, souvent représentée par le cercle (Cf. l’ouroboros) est ici soulignée : Les lourds serpents se déroulent […] autour du banc circulaire. Il est normal que soit associé au symbole du jardin celui du cercle et de l’unité : serpents, bancs dans le jardin ou sur les places, jardin entouré d’un pré, île entourée d’eau…
La notion de Quinte-essence doit naturellement occuper une place de choix dans ce chapitre. Pour les Adeptes, elle est le sperme, l’Elixir, le baulme du soufre, l’humide radical, la semence, l’eau permanente, le sel de sagesse, la liqueur sacrée, le sang du Christ… soit le germe, la permanence de la Vie présente dans tous les états de la nature, la semence que doivent cueillir les alchimistes pour développer leur Pierre. Breton fait allusion à la récolte de cette liqueur (massacre des Innocents) : Les petits enfants menés 1à […] dans l’espoir qu’ils s’accoutumassent à le répandre (leur sang)… ; faute de la répandre, ils « répandaient le lait ». Sang, lait, puis, plus loin, sperme, lave brûlante, toutes ces images sont étroitement associées pour désigner un seul et même élément.
Au sommet du volcan, le Grand Œuvre est accompli : Breton (Soufre-mâle) et Ondine (Mercure-femme) sont unis autour d’un feu, dans leur amour total (union des éléments auparavant dispersés). Breton, au terme de sa quête, a retrouvé l’androgynie primitive, la perfection originelle (âge d’or). L’Œuvre est avant tout une œuvre d’amour : La recréation, la recoloration perpétuelle du monde dans un seul être, telles qu’elles s’accomplissent par l’Amour… Et le livre de se clore par le chapitre septième, dernier jour de la Création, fin du Travail, où apparaît l’Enfant-Roi, Aube, la fille de Breton.
« ARCANE 17 » (1945) : L’HYMNE A LA RENAISSANCE
Alors que la guerre sévissait de par le globe, Breton écrivit cet hymne à la vie, à la liberté, à l’amour. Il venait de rencontrer celle qui restera sa compagne (Elisa Bindhoff Enet), l’être unique, indispensable complément de son moi. En exil, hors du théâtre des opérations, il peut méditer sur l’état du monde, saisi du même désespoir horrifié devant la guerre qu’en 1914, aux origines du surréalisme. Alors il prône la révolte contre la condition actuelle de l’homme, réclame la rupture avec les tenants de la société établie (l’armée, l’Eglise, le pseudo-esprit logique, positiviste…) et apporte les germes d’un esprit nouveau, pouvant seul régénérer l’homme. Et cet esprit nouveau trouve ses fondements dans l’alchimie, la renaissance n’étant possible qu’une fois admises — comme en alchimie — la présence du germe de Vie dans tous les corps et la reconnaissance d’un état de départ imparfait, déchu. De toute évidence, Breton présente l’homme et la société actuelle comme déchus (en récusant toutefois l’idée que cet état soit lié à une « faute » originelle), mais garde sa foi en sa libération, sa régénération : Non, en dépit de certaines apparences, tout n’est pas encore sacrifié au Moloch militaire. La chute n’est plus une faute, mais la phase nécessaire d’une dialectique de mort et résurrection. L’homme est libre de tout péché (malgré l’Eglise catholique, fidèle à ses méthodes d’obscurcissement). La chute se caractérise par la rupture de l’Unité, la dislocation des êtres en sexes opposés, des individus en conscients et inconscients, de la matière en différents éléments : le réveil coïncidera donc avec la reconstitution de l’Unité et de l’autre être, d’un autre sexe […] qui lui soit sous tous rapports apparié, au point que l’un sans l’autre apparaisse comme le produit de dislocation d’un seul bloc de lumière. Tous les appels à la femme procèdent de ce désir. Voilà expliqué l’invocation de Mélusine par Breton, la femme-enfant qui doit sauver l’homme adulte.
De même que l’alchimiste cherche à réincruder les métaux morts, à réintroduire l’esprit vital, Breton cherche à revivifier la société, à rénover. A partir de l’expérience d’Elisa (mort de sa fille, tentative de suicide, puis renaissance à la vie et à l’amour de Breton), il nous livre le moyen de régénérer la vie : l’alchimie. D’abord le mot lui-même est lâché, puis les allusions de plus en plus précises surgissent : l’androgyne (le rebis), le pélican qui verse son sang pour nourrir ses petits et renaître en eux (phénix), l’île où, en abordant (dans la nef hermétique), on croise des drapeaux noirs, jaunes, rouges… Cette île est encore ici décrite comme un centre du monde, hors du temps, de la « folie de l’heure », où les différents règnes de la création cohabitent et dont la légende de l’ogre dévorant les jeunes filles nous évoque une fois de plus le thème cher du massacre des Innocents[10]… Face au rocher de l’île, l’Artiste est le témoin émerveillé du spectacle dans son athanor. Il y surveille le déroulement des phases par une « fenêtre » (maintenant dévoilée). Le « cube noir de la fenêtre » devient, en fin de spectacle, une étoile, celle du 17e arcane des Tarots. Cette lame, expliquée par O. Wirth comme décrivant l’éveil à la lumière (mythe d’Isis), est fidèlement (voire textuellement) retranscrite par Breton[11]. Il nous faut changer de morale et de logique ; reconstituer la science sacrée ; voilà ce que réclame Breton en clamant sa confiance dans l’éternel reverdissement de ses raisons d’espérer, au moment où elles peuvent paraître détruites. Et alors l’auteur nous livre, sous sa plume, un véritable texte alchimique ; il est regrettable que nous n’ayons pas la place ici de le reproduire (de le dévoiler), car il s’agit d’un superbe couplet, parfaitement structuré, résumant l’Œuvre. Y apparaissent clairement : l’influence de la lune, la mer philosophique, la séparation des deux natures, leur combat, les couleurs de l’Œuvre et, après la nuit du combat et la mort, l’aurore de la résurrection et de l’union avec l’éclosion de la rose qui dit « toute l’Egypte sacrée », l’Egypte d’où provient, selon la légende, l’alchimie…
LES TROIS OEUVRES : UN PROCESSUS ALCHIMIQUE
Les trois romans étudiés, outre leur analogie exotérique, forment un tout dans une interprétation alchimique. Nadja, la cause première, marque la phase préparatoire, celle de la conception, de la recherche, du rassemblement des différents éléments en vue de l’action future. Le lecteur est, pour sa part, sensibilisé à l’alchimie évoquée par petites touches, plutôt que de manière coordonnée. L’Amour fou retrace l’exécution, le processus alchimique. Nous assistons à la succession des étapes ; les errements dans Nadja deviennent ici marche ordonnée, puis ascension où aucune hésitation n’est permise quant au but à atteindre. Arcane 17 traduit la réussite finale. Cet ouvrage se situe au-delà de l’élaboration alchimique. L’apparition de l’Etoile coïncide avec le succès. L’accent n’est plus mis sur un processus, mais sur les pouvoirs et qualités de la Pierre procurant liberté, amour et vie.
Chacune des trois femmes, prétextes des romans, désignent un aspect différent de la Pierre. Nadja est la matière première, à l’état sauvage. C’est l’objet méprisé que l’Artiste devra dompter et qui sera pour lui source de joies (Flamel). Ondine, on l’a vu, est le Mercure des philosophes. Elisa, décrite comme la fée Mélusine, ou la femme-enfant qui vient régénérer le monde en portant l’esprit nouveau, est, bien entendu, la Pierre de vie à son état final.
Parallèlement à la description d’une alchimie opérative, les trois livres retracent les transformations intérieures du poète. Nadja, comme nous l’avons déjà remarqué, traduit l’insatisfaction totale au niveau psychique de son auteur à la recherche de lui-même. Breton apparaît entouré de plusieurs femmes dans ce livre : le couple idéal n’est pas encore formé. Dans l’Amour fou, il croit avoir trouvé l’être complémentaire unique ; les femmes de son rêve, au premier chapitre, semblent se fondre dans la personne d’Ondine. Mais le livre reste un appel à l’amour unique et Ondine n’est pas encore la seule présence féminine. Dans Arcane 17, Breton, adulte uni à la femme-enfant, voit sa personnalité structurée, unifiée, équilibrée. Plus de quête ni de marche, plus d’appels à l’amour fou désormais trouvé. Breton célèbre un seul être au long du livre ; ici se réalise ce qui commença dans Nadja qui, par moments, donnait « l’illusion très singulière (du) personnage de Mélusine… » Breton a trouvé son anima, cette partie rejetée du conscient qu’il s’agit de faire resurgir : c’est la femme « perdue puis retrouvée ». Par elle il peut entrer désormais en communication providentielle avec les forces élémentaires de la nature.
La multiplicité des récits n’est qu’apparente, car tous se correspondent et se fondent dans la même unité. Unité, mais aussi foisonnement, traduisant les multiples états et qualités de la Pierre unique. Structure concentrique où chaque scène s’ouvre sur une autre. Nous regardons par des fenêtres successives. Breton nous précise bien que le conte, le réel, le rêve ne s’opposent pas il n’y a qu’une seule scène, mais « à plusieurs plans ». Le cadre unique de la fenêtre polarise la lecture en fondant les plans du mental, du théâtral, du vécu, du rêvé, de la politique, du poétique, de l’ésotérique, du moral…
Il nous semble que, pour les deux premiers livres au moins, Breton ne construisit pas sciemment ses récits sur un plan alchimique. L’alchimie, par son inconscient, s’est plutôt glissée dans son écriture. Au contraire, dans Arcane 17, la présence de textes alchimiques dénote la prise de conscience de la Science sacrée. Le langage symbolique tient lieu, dans ces œuvres de Breton, de langage onirique et retrace le processus d’individualisation. La trame alchimique est le témoin de l’évolution de l’auteur (non ressentie au début car n’affectant pas son conscient) comme peuvent l’être les rêves[12]. Nadja et l’Amour fou marquent des phases cruciales de l’évolution de la personnalité de Breton, alors qu’il intègre peu à peu ses diverses expériences oniriques, spirites, littéraires, poétiques, révolutionnaires, hermétiques… Avec Arcane 17, le processus est terminé, il n’y a plus différents niveaux de lecture, mais un seul, incluant exotérisme-ésotérisme, conscient-inconscient, vécu-rêve. Mais Breton ne fut pas un initié. L’hermétisme alchimique servit à donner une dimension nouvelle et une unité dans ses recherches personnelles. Poursuivre ses connaissances alchimiques eût été pour lui privilégier une voie particulière. La liberté consiste a ne pas s’engager à fond sur le chemin des symboles : il ne voulut (ou ne put ?) devenir un hermétiste.
R. D.
Pour mémoire…
André Breton est né en Tinchebray, dans l’Orne, en 1896. Son premier recueil de poèmes, le Mont de piété, date de 1919, période pendant laquelle il se lia d’amitié avec Apollinaire, Aragon, Eluard, Soupault. Il fonda en 1924 le surréalisme en écrivant le Premier Manifeste du surréalisme où se trouve défini ce mouvement. Il adhéra au Parti communiste en 1927, s’engageant ainsi dans la politique, mais, quelques années plus tard, après une rencontre avec Trotski, il le quittera, refusant que soient associés marxisme et surréalisme. Il meurt à Paris en 1966.
Les ouvrages d’André Breton
Les champs magnétiques (en collaboration avec Philippe Soupault).
Les pas perdus.
Manifestes du surréalisme (coll. « Idées »).
Introduction au discours sur le feu de réalité.
Nadja (coll. « Folio »).
Le surréalisme et la peinture.
L’amour fou.
Les vases communicants.
Poèmes.
Point du jour.
Entretiens.
Clair de terre, précédé de Mont de piété, suivi de Le revolver à cheveux blancs et de L’air de l’eau, préface d’Alain Jouffroy (coll. « Poésie »).
Signe ascendant, suivi de Fata morgana, Les états généraux, Des épingles tremblantes, Xénophiles, Ode à Charles Fourier, Constellations, Le la (coll. « Poésie »).
Perspective cavalière (texte établi par Marguerite Bonnet).
Tous ces ouvrages sont publiés par la N.R.F. (Editions Gallimard).
[1] La pratique de la symbolique alchimique lui a permis de s’exercer à une critique d’une œuvre d’André Roussel très significative à ce sujet (Fronton Virage, in « Clé des Champs »). On vérifie ainsi sa maîtrise de la tête de mort, la renaissance, la sublimation, les pierres au noir, au rouge, au blanc, du dragon éccail1é, du dissolvant, du rebis, de la pierre cubique, etc., éléments nécessaires à 1a « coction » alchimique.
[2] A. Breton : Manifeste du surréalisme.
[3] C.-G. Jung : Psychologie et Alchimie (Paris, Buchet-Chastel , 1944 et 1973) .
[4] Les lieux cités ne sont pas tous explicitement nommés dans le livre, mais une enquête permet de les restituer avec certitude.
[5] Le roman est également susceptible d’offrir une interprétation par les Tarots. Nous ne retiendrons que deux lames, l’Amoureux (représenté à l’intersection de deux chemins) et le Fou, le guide, « celui qui met en garde contre les divagations » (0. Wirth), qui représentent sans mal Breton et sa compagne.
[6] Jacqueline Lamba n’est jamais citée sous son vrai nom. Breton s’intéresse plus ici au rôle et au symbole d’Ondine qu’à la femme réelle.
[7] Comme pour Nadja, une enquête a permis de reconstituer les lieux.
[8] René Guénon a bien noté, dans son Symbolisme de la caverne, que le temple initiatique a deux portes : celle du nord représentant la descente au tombeau et la mort au matériel ; celle du sud, c’est-à-dire de la naissance au spirituel. De même, la pierre vile doit mourir dans le compost pour renaître, parfaite.
[9] Cette dangereuse étape (explosion de l’athanor ou destruction de la personnalité) expliquerait au niveau du surréalisme l’hécatombe qui sévit clans le mouvement : Artaud, Leconte, Tanguy, Crevel, Rigaud, Vaché, Gorky, Paalen, Duprey, Seligmann…
[10] Jusqu’à la scène de la grande « lessive » évoquée à cette occasion, reproduisant celle dépeinte dans le Mutus Liber et commentée par E. Canseliet (Mutus Liber, Ed., J.-J, Pauvert, Paris).
[11] La légende d’Isis se rattache d’ailleurs étroitement à l’alchimie, selon M. Maïer : « Le soleil est donc Osiris, la lune, de son côté, Isis, et ce sont les parties du composé… »
[12] C.-G. Jung note dans Psychologie Alchimie les rapports étroits enta l’alchimie et le monde du rêve.