Traduction libre
La révolution numérique est-elle allée trop loin ?
Nombreux sont ceux qui se demandent aujourd’hui où la révolution numérique nous mène et, surtout, comment nous devons y répondre. Comme la Révolution française, la révolution numérique a d’abord été bien accueillie. Pour beaucoup, le passage de l’analogique au numérique, amorcé dans les années 1970 — pour l’enregistrement du son, la photographie, les communications, etc. — semblait être une amélioration de la qualité. Les technologies numériques appartenaient à la nouvelle ère informatique et permettaient une précision et un contrôle bien plus grands de nos relations avec le monde. Mais aujourd’hui, nous sommes de plus en plus inquiets de la mesure dans laquelle la révolution numérique et ses réseaux sans fil modifient le tissu même de nos vies, les nouvelles technologies cherchant à rapprocher de plus en plus les êtres humains et les machines, et la perspective de voir le monde dans lequel nous vivons devenir un monde « cyber-physique » de plus en plus hybride.
Le déploiement actuel de la 5G (la cinquième génération de réseaux de communication sans fil) a concentré les esprits et suscité des niveaux d’anxiété sans précédent quant à la direction que prend la révolution numérique. Cela peut rappeler ce moment de la Révolution française où, après le déploiement de la guillotine, l’euphorie initiale est retombée et personne ne s’est plus senti en sécurité. La 5G entraînera une intensification massive de l’électrosmog qui a accompagné la croissance des communications sans fil. Elle dotera les systèmes d’intelligence artificielle d’un pouvoir et d’une autonomie encore plus grands, affectant tous les aspects de notre vie. Son déploiement extrêmement rapide, sans examen préalable de ses effets potentiels sur la santé ou sur l’environnement, est symptomatique du fait que la révolution numérique a acquis, comme la Révolution française avant elle, un élan propre qui échappe à toute considération rationnelle ou morale. Où nous mène-t-elle ? Vers quelle fin ? Vers quel but ? Et au service de quels besoins humains réels ?
Cet article est une tentative d’explorer comment nous pourrions travailler à une réponse spirituelle à la technologisation toujours plus envahissante de nos vies. Quoi que nous fassions, que ce soit par le biais de protestations, d’actions politiques ou simplement en prenant des mesures protectrices contre les champs électromagnétiques intrusifs, nous devons également trouver des moyens de nous renforcer intérieurement, afin de pouvoir tenir bon et de continuer à nous tenir humainement debout face aux forces très puissantes qui menacent de saper les valeurs humaines essentielles. Ces valeurs ne peuvent être comprises indépendamment de notre place dans la nature et du grand ordre naturel auquel nous appartenons. La tendance de la révolution numérique est de nous couper de ces valeurs, et de la dimension du sacré, à la fois en nous-mêmes et dans la nature. Comment, dès lors, faire face à la menace existentielle que représente la technologisation extrême, et retrouver le sol sacré sur lequel nous devons nous tenir ? Comment pouvons-nous œuvrer à un avenir véritablement humain qui, au lieu de créer encore plus de pollution et de toxicité, apporte la bénédiction au monde naturel dans lequel nous vivons ?
Électromagnétisme et lumière
Notre situation actuelle doit être replacée dans son contexte. La saturation de l’atmosphère par les rayonnements électromagnétiques et le développement des systèmes d’intelligence artificielle sont des phénomènes relativement récents. La transmission sans fil n’a commencé que vers la fin du XIXe siècle. Avant cela, les seuls phénomènes d’électromagnétisme dont les gens avaient conscience étaient les orages et la lumière du soleil. Mais ni l’un ni l’autre n’étaient considérés comme électriques avant les XVIIIe et XIXe siècles respectivement, lorsque la foudre puis la lumière ont été interprétées comme des phénomènes électriques. Nous avons tendance à oublier que ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que le « spectre électromagnétique » a été découvert : avant cela, personne n’en soupçonnait l’existence. La lumière était la réalité dans ce monde d’avant les radiofréquences. Elle remplissait totalement l’atmosphère, et l’électricité rayonnante était totalement absente (fig.1).
Mais si la lumière était la réalité, nous devons aussi comprendre que depuis des temps immémoriaux, cette lumière qui émane du soleil et qui inonde notre monde chaque jour était vécue comme portant en elle un pouvoir spirituel. Si nous remontons à l’époque de l’Égypte ancienne, nous trouvons des preuves abondantes d’une profonde sensibilité à la nature intrinsèquement spirituelle de la lumière. De nombreux hymnes sacrés déclarent que la lumière émane du dieu-soleil Râ qui donne la vie. L’omniprésence de la lumière signifiait que le monde était immergé dans le divin. Nous retrouvons une conscience similaire dans la littérature sacrée de l’ancien Israël, où nous lisons que la lumière est le vêtement dont Dieu s’enveloppe. Cette perception de la lumière comme moyen par lequel le divin se manifeste dans le monde perceptible par les sens a été facilement reprise à l’ère chrétienne. Pour Denys l’Aréopagite et la tradition chrétienne dominante, la lumière était comprise comme une image de la bonté divine, qui se révèle en elle et par elle. Au-delà de l’Égypte ancienne, d’Israël et de la tradition chrétienne, de nombreuses cultures et religions du monde attestent de cette expérience humaine primordiale.
Figure 1 — Schéma de la lumière dominant l’atmosphère (schéma de l’auteur).
Ce statut sacré de la lumière a été remis en cause de manière dévastatrice dans les années 1860, lorsque l’idée du champ électromagnétique a été introduite dans les cercles scientifiques. Selon James Clerk Maxwell, qui a proposé la première théorie complète de l’existence du champ électromagnétique, la lumière n’était qu’une des nombreuses fréquences différentes de l’électricité rayonnante. Elle ne doit être considérée que comme une perturbation au sein du champ électromagnétique plus vaste, dont elle n’occupe qu’une infime partie, et sa manifestation est entièrement conforme aux lois électromagnétiques. Les formulations théoriques de Maxwell furent bientôt vérifiées expérimentalement par Heinrich Hertz, qui déclara en 1889 que « la lumière de toute nature est un phénomène électrique ».
À partir de cette époque, l’électricité rayonnante a progressivement commencé à remplir l’atmosphère, tandis que de plus en plus de fréquences du spectre électromagnétique, chacune oscillant à des vitesses différentes par seconde, étaient propagées artificiellement et utilisées pour les communications. Cela a commencé par les premières expériences de transmission sans fil à la fin du XIXe siècle et les premières émissions de radio publique à ondes longues dans les années 1920, pour évoluer vers la radiodiffusion FM et la télévision dans les années 1950, les premiers téléphones portables compacts dans les années 1980, les smartphones dans les années 2000 et maintenant la création de l’Internet des objets « cyber-physique » avec le déploiement de la 5 G dans les années 2020 (fig. 2). Au fur et à mesure du déploiement de chaque nouvelle technologie, des fréquences de plus en plus élevées oscillant à des taux de plus en plus élevés avec des longueurs d’onde de plus en plus courtes ont été utilisées, de sorte que — globalement — nous observons un mouvement (de gauche à droite sur la figure 2) des basses fréquences vers les hautes fréquences, des grandes longueurs d’onde vers les courtes au fur et à mesure que nous avançons dans le vingtième, et dans le vingt et unième, siècle. Pendant ce temps, la lumière naturelle du soleil est réduite à une bande étroite de fréquences relativement insignifiante dans le spectre des énergies électromagnétiques, c’est-à-dire essentiellement sous-naturelles.
Figure 2 — Schéma de l’électromagnétisme dominant l’atmosphère (schéma de l’auteur).
Dans l’utilisation du spectre électromagnétique, nous constatons également un passage de la diffusion initiale de sons à la transmission de contenus visuels avec l’invention de la télévision. L’écran lumineux de la télévision a introduit les êtres humains dans une sorte d’autre monde qui pouvait être considéré comme réel et irréel à la fois. Lorsque les ordinateurs de bureau se sont dotés d’une interface d’écran similaire dans les années 1980, l’utilisateur a pu s’engager beaucoup plus pleinement dans l’intelligence de la machine. Elle présentait à l’utilisateur une fenêtre sur le monde intérieur de l’ordinateur, et la lumière électrique qui brillait à travers cette fenêtre invitait l’être humain à y entrer. La lumière électrique était une simulation de la lumière naturelle du soleil, mais elle exerçait une puissante attraction sur l’âme humaine, car la lumière, surtout lorsqu’elle brille à travers un autre support, exerce sur nous un attrait irrésistible. C’est pour cette raison que l’écran éclairé était l’une des innovations les plus puissantes sur le plan psychologique dans la conception d’ordinateurs.
Dans l’ordinateur de bureau, puis dans l’ordinateur portable, la tablette et le smartphone, l’écran est devenu un point d’entrée dans un univers parallèle, où les êtres humains vivraient un nombre croissant d’expériences : communiquer avec des amis, se renseigner, faire des affaires, acheter et vendre des objets, et s’immerger dans les mondes fantastiques des jeux informatiques. Les pensées, les sentiments, les désirs et les fantasmes humains seraient de plus en plus vécus dans l’arène de l’intelligence artificielle. Dans la figure 3, l’écran éclairé artificiellement est suspendu dans le ciel, avec des nuages en arrière-plan, et la lueur électrique qui en émane a usurpé le rôle de la lumière du soleil. Il s’agit d’un imposteur électronique du soleil. L’image dépeint le remplacement de la lumière naturelle du soleil par la lumière générée électriquement de l’écran d’ordinateur, qui commande maintenant l’allégeance de l’âme humaine, et envoûte la conscience humaine.
Figure 3 – L’attrait de l’écran.
Intelligence et intelligence artificielle
Mais ce qui est envoûtant n’est pas seulement la lumière, c’est l’intelligence de la machine, particulièrement puissante, qu’elle met à notre disposition et qui semble devenir de plus en plus indispensable à nos vies. L’intelligence de la machine a la capacité de nous engager et de nous entraîner dans tout ce qu’elle peut faire. Il est significatif que le premier ordinateur électromécanique ait été inventé en même temps que les premières expériences de génération d’ondes électromagnétiques, puis de transmission sans fil. Tout comme il est important de comprendre comment la lumière a été captée par l’électricité, nous devons également comprendre comment l’intelligence a été captée par les machines.
Dans la tradition philosophique occidentale, l’intelligence a longtemps été comprise comme la capacité spécifiquement humaine de comprendre l’essence des choses. Selon Platon et Aristote, l’intelligence (en grec, Nous) est un don divin qui fait des êtres humains des participants actifs de l’ordre spirituel cosmique. Grâce au don de l’intelligence, nous sommes capables de pénétrer l’apparence des phénomènes et de saisir leurs causes spirituelles intérieures. Il s’agit, en outre, d’une faculté en nous qui est indépendante du corps physique et qui nous permet de faire l’expérience de notre propre nature intrinsèquement spirituelle. Cette conception a été transmise à la philosophie et à la théologie chrétiennes dominantes par saint Augustin, pour qui l’intelligentia est située dans le cœur et dirigée vers ce qui est éternel.
En revanche, l’utilisation moderne du mot « intelligence » est devenue presque synonyme de capacité de calcul, un point de vue défendu pour la première fois au XVIIe siècle par Thomas Hobbes. Pour Hobbes, l’activité de penser n’est rien d’autre que de faire des calculs. C’est du vivant de Hobbes que les premières calculatrices mécaniques ont été inventées, et il était bien conscient du fait que sa définition de l’intelligence s’appliquait aussi bien aux humains qu’aux machines. Définie sur le plan de la capacité de calcul, l’intelligence perd son caractère distinctement humain : elle devient finalement quelque chose de purement mécanique.
L’implication selon laquelle la pensée n’est essentiellement pas différente du calcul — l’analyse des données, puis les calculs basés sur cette analyse — est à la base du graphique de la figure 4, publié dans l’ouvrage de Ray Kurzweil, The Singularity is Near (2005) — un livre qui contient de nombreuses prédictions inquiétantes sur le rôle croissant de l’intelligence artificielle dans nos vies. Le graphique montre la courbe de croissance de l’intelligence artificielle depuis 1900, à l’époque des ordinateurs électromécaniques de Hollerith, en passant par les premiers ordinateurs électroniques des années 1940 et 1950, les ordinateurs personnels des années 1980 et les premiers smartphones des années 2000. Au cours de cette période, la mémoire et la vitesse de traitement des ordinateurs ont rapidement augmenté et ont pu être intégrées dans des appareils disponibles sur le marché de masse, de sorte que le prix de la machine intelligente a rapidement baissé. Ce qui signifie que la quantité de « calculs par seconde » que l’on peut acheter pour 1000 dollars a augmenté de manière exponentielle. Kurzweil a prédit que cette augmentation se poursuivrait jusqu’au point où les ordinateurs égaleraient, puis dépasseraient l’intelligence humaine.
Figure 4 — Croissance de l’informatique selon Kurzweil, The Singularity is Near (2005)
Dans le graphique, l’intelligence des machines est mise en corrélation avec l’intelligence des insectes, des souris et des êtres humains sur un continuum qualitativement indiscernable. Ce qui distingue l’intelligence de ces différentes créatures est le nombre de calculs par seconde que chacune peut effectuer. Tout comme la lumière a été absorbée dans le spectre électromagnétique et définie en termes d’un nombre spécifique d’oscillations par seconde, l’intelligence humaine fonctionne simplement à un certain niveau de calculs par seconde. Selon le graphique, il s’agit d’un nombre stupéfiant : plusieurs quadrillions (un nombre suivi de quinze zéros) ! Kurzweil a prédit qu’il y aurait des ordinateurs capables de telles vitesses en 2020. Là où le graphique est discutable, cependant, ce n’est pas tant dans l’exactitude de ses prédictions que dans son hypothèse sur la signification de l’intelligence. Peu importe le coût ou les dates, mesurer l’intelligence en termes de calculs par seconde n’a rien à voir avec notre expérience consciente de penser. La plupart des gens, si on leur donne une seule seconde, ne parviendraient probablement pas à faire un seul calcul, et laissons les quadrillions tranquilles ! Le graphique suppose que l’intelligence peut être corrélée à l’activité électronique ou électrochimique, mais cela est très différent de notre expérience réelle de penser. D’un point de vue phénoménologique, il est totalement absurde de définir l’intelligence de cette manière. Néanmoins, ce modèle informatique de l’intelligence et de la pensée est devenu primordial aujourd’hui. Il est désormais communément admis que le cerveau n’est rien d’autre qu’un ordinateur biologique et que toute pensée humaine est essentiellement une activité calculatoire.
Ce point de vue justifie la conversion des processus électrochimiques du cerveau en signaux numériques, afin de mieux collaborer avec l’intelligence de la machine. Des casques qui capturent vos pensées et les convertissent en signaux numériques sont commercialisés depuis un certain temps. Grâce à ces technologies, les humains peuvent interagir avec les machines et les contrôler par le seul pouvoir de la pensée. À mesure que cette technologie se répand, nous pouvons supposer que l’intelligence humaine sera de plus en plus étroitement liée à l’intelligence artificielle. Tout comme la lumière a été subtilisée par la théorie électromagnétique, la pensée humaine est détournée par la vision réductionniste de l’intelligence humaine. Traitée simplement comme un processus électrochimique dans le cerveau, sur le même spectre que l’intelligence de la machine, et conçue comme n’étant rien de plus que des « calculs par seconde », la voie est tracée pour l’atrophie des capacités spirituelles plus profondes de la véritable intelligence humaine.
Comment, dès lors, réclamer pour l’intelligence humaine un rôle indépendant de l’intelligence artificielle, et fondé sur une activité véritablement libre et non simplement asservi au monde dominé par l’ordinateur ? Avec l’omniprésence rampante de l’Internet des objets, l’intelligence calculatrice sera intégrée dans de plus en plus d’objets avec lesquels nous interagirons quotidiennement. Il est donc essentiel que nous prenions des mesures pour développer le potentiel véritablement humain de penser. Comme nous le verrons, ces mesures sont étroitement liées à la reconnaissance de la nature spirituelle de la lumière.
Retrouver la relation entre la lumière et la pensée
La relation entre l’électricité et l’intelligence artificielle est une relation d’interdépendance mutuelle. L’Intelligence Artificielle ne peut pas fonctionner sans électricité. Il ne peut y avoir d’Intelligence Artificielle sans électricité, car — comme nous le savons — dès que l’alimentation électrique est coupée ou s’épuise, notre ordinateur ou notre smartphone s’effondre dans une inertie totale. En outre, nos appareils mobiles, dans la mesure où ils communiquent avec d’autres appareils, reçoivent et émettent des rayonnements électromagnétiques. De même, les capteurs, transmetteurs et actionneurs intégrés, essentiels à l’Internet des objets, et les nouveaux « systèmes cyber-physiques » que la 5G permettra, fonctionnent tous en recevant et en émettant de l’électricité rayonnante. Mais de même que l’intelligence artificielle dépend de l’électricité comme support, l’électricité trouve son épanouissement dans l’intelligence artificielle. L’électricité atteint son niveau le plus élevé lorsqu’elle est numérisée en code binaire, car elle acquiert alors une intelligence, même si elle n’est que computationnelle. L’électricité et l’Intelligence Artificielle doivent donc être considérées comme deux aspects d’un même phénomène. La figure 5 représente cette relation de manière schématique.
Figure 5 — Électricité et intelligence artificielle (schéma de l’auteur).
Cette relation entre l’électricité et l’intelligence artificielle est toutefois apparue comme une sorte de mimétisme de la relation entre la lumière et la pensée. La figure 5 est en effet adaptée d’un schéma dessiné à l’origine par Rudolf Steiner en 1920 lorsqu’il parlait de la relation entre la lumière et la pensée. Dans le schéma de Steiner, la place de l’Intelligence Artificielle est justement prise par la pensée et celle de l’électricité par la lumière (fig. 6).
Figure 6 – Le diagramme de Rudolf Steiner sur la lumière et la pensée.
Lorsqu’il a dessiné ce diagramme, l’explication de Rudolf Steiner était la suivante : « Nous avons la lumière en nous. Seulement, elle ne nous apparaît pas comme de la lumière parce que nous vivons en elle, et parce que pendant que nous utilisons la lumière, elle devient la pensée en nous… Vous prenez en vous la lumière qui autrement apparaît à l’extérieur de vous. Vous la différenciez en vous. Vous travaillez en elle. C’est précisément votre pensée : c’est un travail dans la lumière… La lumière et la pensée vont ensemble. Elles sont identiques, mais vues de différents côtés. »
L’idée que la pensée et la lumière sont intimement liées remonte à loin. Il n’est peut-être pas surprenant de la retrouver chez Platon, qui considérait qu’il s’agissait en réalité d’une seule et même entité se manifestant extérieurement sous la forme de la lumière et intérieurement sous la forme de la pensée ou de l’intelligence humaine (Nous). Pour Platon, la lumière et la pensée émanent toutes deux de la même source, qu’il appelle l’Idée du Bien. Ce lien avec l’Idée du Bien peut nous sembler obscur aujourd’hui, mais chaque matin, nous pouvons (si nous nous le permettons) sentir que le monde ensoleillé nous illumine de la puissance de la bonté. La bonté passe par la fenêtre de notre chambre dans la lumière du soleil. Et ce même pouvoir de la bonté peut aussi être ressenti intérieurement comme nous donnant la lumière de la conscience éveillée, avec notre capacité à penser, à connaître et à comprendre.
Cette relation intime entre la pensée et la lumière était considérée comme évidente par d’autres penseurs de l’Antiquité que Platon, par exemple Aristote et Plotin, et était également comprise au Moyen Âge. Elle figure en bonne place, par exemple, dans les écrits de Thomas d’Aquin. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, la pensée elle-même était vécue intérieurement comme illuminant ou éclairant le monde.
Après avoir dessiné ce diagramme, Rudolf Steiner en a ajouté d’autres en dessous. Le diagramme complet est présenté dans la figure 7.
Figure 7 – Le diagramme complet de Rudolf Steiner sur la relation entre la lumière et la pensée.
En haut, le microcosme de l’esprit humain est représenté par un petit cercle, qui contient nos pensées. Steiner dit que, vues avec une perception spirituelle, ces pensées rayonnent de la lumière. En bas, le macrocosme du monde est rempli de lumière. Mais ensuite, Steiner dit que, vue avec la perception spirituelle, cette lumière qui se répand dans le monde se révèle être imprégnée de pensées. Ainsi, la lumière que nous expérimentons dans le monde qui nous entoure est imprégnée de pensée. Si nous demandions quel est le contenu de la pensée que la lumière renferme, les philosophes de l’Antiquité et du Moyen Âge répondraient : la lumière renferme les formes archétypales de toutes les créatures. En d’autres termes, le principe organisateur interne de chaque créature — l’archétype spirituel qui fait d’elle ce qu’elle est — est intrinsèquement lumineux. Ce point de vue est tout à fait conforme à celui de Rudolf Steiner qui, dans une conférence donnée dix ans plus tôt, en 1910, faisait la déclaration suivante : « Toute substance sur terre est de la lumière condensée. Il n’y a rien dans l’existence matérielle, sous quelques formes que ce soit, qui est autre chose que de la lumière condensée… Chaque fois que vous tendez la main et que vous touchez une substance, vous avez là de la lumière condensée, comprimée. Toute matière est, dans son essence, de la lumière. »
L’univers perceptible est donc une sorte de condensation de la lumière dans la matière. Dans la mesure où la matière reçoit l’empreinte de la pensée, qui fait de chaque chose ce qu’elle est, elle reçoit aussi l’empreinte de la lumière. Le schéma illustre le fait que cette impression est reçue de la périphérie cosmique, qui travaille vers l’intérieur. Mais en même temps, dans chaque être vivant, l’archétype travaille de l’intérieur vers l’extérieur. Ce paradoxe apparent nous indique comment les forces de vie, ou les forces éthériques formatrices agissent — de la périphérie cosmique vers l’intérieur, et du centre spirituel vers l’extérieur (fig. 8). Il existe donc un important chevauchement entre la lumière et le domaine éthérique : nous rencontrons l’éthérique dans la lumière.
Figure 8 – De la périphérie cosmique vers l’intérieur, du centre spirituel vers l’extérieur (schéma de l’auteur).
La lumière : un pont vers l’éthérique
Une des choses que Steiner dit sur la nature de la lumière est que, bien qu’elle soit présente dans le monde tout autour de nous, nous ne la voyons pas directement, mais nous voyons par son intermédiaire. Elle rend les choses visibles, mais elle est en elle-même invisible. Ainsi, lorsque nous contemplons la lumière, nous contemplons quelque chose qui, bien que présent dans le monde, est essentiellement une présence spirituelle. Elle peut donc être considérée comme une sorte de pont qui mène du monde perceptible par les sens à ce qui est réellement extra-sensoriel. Il s’agit d’un pont vers le domaine de l’éthérique.
La lumière peut être notre point d’entrée dans l’éthérique, car les énergies de l’éthérique, c’est-à-dire les forces formatrices de la vie, sont véhiculées par la lumière ; elles vivent dans la lumière. Pour Steiner, l’électricité est une force qui s’oppose à la vie : elle ne peut animer que des machines, alors que la lumière est le moyen par lequel les forces formatrices de la vie se déversent dans le monde. Nous pouvons tous en faire l’expérience, mais seulement au prix d’un certain effort intérieur, d’une pratique assidue de l’observation contemplative. La tentative d’atteindre cette expérience est un premier pas que nous pouvons faire pour contrebalancer la domination de l’électromagnétisme dans l’atmosphère, en affirmant une plus grande réalité et en investissant nos énergies dans l’exploration d’une vérité plus profonde. Si nous sommes capables de devenir plus conscients des forces éthériques qui vivent dans la lumière, cela nous donnera la base pour réclamer pour la lumière son domaine légitime, qui n’est pas le domaine de l’électromagnétisme, mais le domaine de la vie.
Il nous incombe entièrement de travailler à une telle prise de conscience du lien entre la lumière et le domaine des forces de vie. Au lieu de considérer la lumière comme allant de soi, nous devons approfondir notre relation avec elle, par exemple en observant les différentes ambiances de la lumière du matin et du soir, et la façon dont la lumière de l’aube diffère de celle du crépuscule ; en nous intéressant de plus près aux qualités et aux interactions en constante évolution de la lumière et de l’ombre ; en remarquant comment la teneur variable en humidité de l’atmosphère affecte la qualité de la lumière à différents moments de la journée et à différentes époques de l’année, et comment les attributs de la lumière sont très différents par temps nuageux ou ensoleillé ; en se concentrant sur le degré de réflexion, de transmission ou d’absorption de la lumière par les feuilles et les fleurs, par exemple. Ce sont des choses simples, mais subtiles à observer, mais elles peuvent nous sensibiliser à la qualité vivante et spirituelle de la lumière.
Par une journée ensoleillée, en particulier, nous pouvons remarquer le contraste entre l’apparence des choses lorsque la source de lumière est derrière elles et lorsqu’elle est devant elles. En rétroéclairage, les feuilles et les pétales peuvent sembler transfigurés par la lumière du soleil. C’est comme si leur éclat intrinsèque était révélé : il ne semble alors pas si farfelu de les concevoir comme faits de lumière condensée. Elles peuvent devenir non seulement lumineuses, mais, comme dans le cas de la tulipe de la figure 9, réellement transparentes. À ces moments-là, nous pouvons avoir l’impression d’entrevoir la présence de l’esprit dans le monde de la nature, car il peut s’agir d’une expérience numineuse qui retient notre attention, tandis que nous la contemplons avec émerveillement. Et nous pouvons alors comprendre quelque chose à l’attrait de l’écran électronique rétroéclairé : car n’est-ce pas précisément cette numinosité que l’écran rétroéclairé cherche à reproduire ? Mais au lieu de nous attirer dans le monde éthérique vivant, il nous attire dans le monde électronique sans vie. En nous immergeant dans de tels phénomènes, nous pouvons commencer à avoir une idée de la façon dont la lumière porte en elle de puissantes forces créatrices.
Figure 9 — Tulipe rétroéclairée au printemps (photo de l’auteur).
Retourner chez soi pour réfléchir
Si nous considérons à nouveau la partie inférieure, macrocosmique, du diagramme de Steiner (fig. 7), elle suggère que plus nous sommes capables de nous immerger dans la lumière, plus nous pouvons ressentir une sorte de « retour chez soi », car ce que nous rencontrons dans la lumière comme expérience sensorielle, nous le rencontrons aussi en nous-mêmes comme expérience intérieure, à savoir la pensée.
Si la lumière extérieure porte en elle la pensée cosmique qui donne naissance à toutes les formes du monde, c’est ce même élément de pensée que nous rencontrons en nous-mêmes, au centre de notre propre vie intérieure.
Ainsi, la pensée humaine occuperait à juste titre une place au centre du diagramme macrocosmique de Steiner, comme appartenant implicitement au grand drame macrocosmique (fig. 10).
À l’extérieur, le logos cosmique s’enveloppe du vêtement de lumière, tandis qu’intérieurement, nous pouvons faire l’expérience de la même puissance spirituelle active dans notre vie de pensée.
Figure 10 – La lumière dans la pensée cosmique ; la pensée humaine dans la lumière (schéma de l’auteur).
Comme la lumière, l’activité de la pensée est essentiellement spirituelle, mais elle est néanmoins présente dans le monde perceptible par les sens. Ainsi, comme la lumière, la pensée peut également servir de pont entre le monde perceptible par nos sens et le monde spirituel. Mais elle ne peut le faire que si nous allons au-delà de l’opinion communément admise selon laquelle la pensée n’est qu’un processus « calculatoire » d’analyse logique et de raisonnement. Cela décrit la pensée du cerveau, mais la pensée du cerveau n’est pas la nature essentielle de la pensée. N’importe quel ordinateur peut être programmé pour analyser des données, mais lorsque nous pensons vraiment, nous allons au-delà de l’activité cérébrale et nous sommes actifs au niveau éthérique. Comme nous l’avons vu, l’éthérique travaille depuis la périphérie cosmique vers l’intérieur et en même temps depuis le centre spirituel vers l’extérieur.
Appliqué à la vie intérieure de la pensée, cela implique, tout d’abord, un acte de centrage, dans lequel nous nous plaçons au seuil intérieur où les pensées surgissent. Ainsi, nous sommes consciemment engagés dans l’émergence des pensées — dans l’acte de leur donner naissance. L’activité de penser est une ouverture à ce qui n’est pas encore formé, et lui donne forme. Elle exige que nous nous libérions de nos concepts et de nos opinions préférées. En ce sens, elle implique un processus de non-pensée, car elle est à l’opposé du retour à des schémas de pensée familiers, et elle n’a rien à voir avec l’analyse de données, le tri d’informations et les calculs. Il s’agit essentiellement d’une réceptivité active à ce qui surgit de l’intérieur.
Mais ce que nous mettons au monde ne provient pas exactement de notre intérieur, au sens de « notre propre individualité ». Nous ne pouvons pas vraiment le revendiquer comme nôtre. Il vient d’au-delà de notre ego. Nous pouvons avoir la forte impression que la source de notre pensée n’est pas vraiment en nous. C’est plutôt que nous sommes en elle : nous fonctionnons au sein d’un plus grand esprit. C’est pourquoi Rudolf Steiner dit que lorsque nous pensons vraiment, le monde spirituel « intervient dans » notre pensée. C’est un dialogue dans lequel nous ne sommes pas seuls. C’est une communion avec le monde spirituel. La figure 11 illustre le paradoxe suivant : le monde spirituel au sein duquel nous existons intervient dans notre pensée depuis l’intérieur de nous-mêmes, et nous pouvons ainsi faire l’expérience que nos pensées proviennent d’une sphère située au-delà de notre personnalité limitée. Cette expérience nous donne un avant-goût de la pensée en tant qu’activité éthérique, et elle fournit également la base expérientielle pour rejeter la vision réductionniste de l’intelligence humaine comme étant simplement computationnelle. Elle constitue donc un contrepoids essentiel à la tendance actuelle à l’intégration toujours plus étroite de la pensée humaine aux systèmes d’intelligence artificielle.
Figure 11 — Comment le monde spirituel intervient dans la pensée (schéma de l’auteur).
Apporter la lumière au monde
J’ai suggéré qu’en nous immergeant dans les forces vivantes et créatives portées par la lumière, nous pouvons offrir un contrepoids à la saturation de l’atmosphère par le rayonnement électromagnétique. De même, en approfondissant notre pensée jusqu’au point où nous la vivons comme une activité spirituelle vivante, nous pouvons contrecarrer la tendance actuelle de la pensée humaine à s’enliser dans l’intelligence des machines. Il existe une autre étape vitale que nous pouvons également franchir, en tant que réponse spirituelle à l’afflux de technologies extrêmes dans nos vies.
L’une des déclarations les plus importantes de Rudolf Steiner concernant la pensée en tant qu’activité spirituelle est qu’elle contient en elle « la puissance de l’amour dans sa forme spirituelle ». Lorsque nous nous engageons réellement dans la réflexion — dans la pensée vivante —, c’est la puissance de l’amour que nous activons en nous. C’est là que réside une différence cruciale entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle. L’intelligence humaine est intrinsèquement désintéressée, c’est pourquoi elle nous donne la capacité d’entrer dans l’être d’autrui avec une compréhension aimante. En revanche, la pensée de la machine est sans amour et est déconnectée du monde. Elle est enfermée dans l’obscurité du solipsisme, incapable de rayonner la lumière spirituelle.
La lumière extérieure qui nous entoure et la lumière de penser qui est en nous partagent la même caractéristique d’altruisme intrinsèque. L’une illumine toutes les choses, grandes et petites, laides et belles, sans préjugés ; l’autre nous permet, par notre compréhension, d’illuminer l’être d’autrui, là encore sans préjugés. Tel est le pouvoir de l’amour dans la pensée. Il dirige la lumière de la pensée vers l’extérieur, vers le monde.
L’activation de ce niveau de pensée en nous-mêmes est notre plus grande vocation en tant qu’êtres humains. En apportant au monde notre attention aimante et la chaleur de la compréhension désintéressée, nous apportons en fait au monde une lumière qui donne la vie. Et ce faisant, nous accordons une bénédiction à tout ce que cette lumière illumine. Dans l’un de ses versets méditatifs, Rudolf Steiner dit que le monde, sans notre conscience, deviendrait un déchet glacé, vide de vie. Nous pourrions ajouter à cela : plus nous abandonnons notre conscience à un monde dominé par des machines intelligentes animées par l’électricité, plus le monde ne trouvera que la mort.
Les êtres humains ont quelque chose de vital, littéralement vital, à apporter au monde. Lorsque nous pouvons tenir d’autres créatures dans l’étreinte d’une perception aimante et d’une compréhension véritablement désintéressée, alors nous les illuminons ; nous leur apportons la lumière. Et selon Maître Eckhart, lorsque nous illuminons d’autres créatures dans notre compréhension, nous les préparons à leur retour à Dieu. C’est notre vocation humaine la plus profonde. Cela est magnifiquement illustré dans le tableau de Greg Tricker intitulé « Saint François dans la neige » (fig. 12), dans lequel le saint est représenté en train de réaliser cette vocation spécifiquement humaine dans un paysage d’hiver gelé.
Figure 12 — « Saint François dans la neige », par Greg Tricker.
Chacune des trois étapes que j’ai décrites implique de construire notre relation avec la lumière comme fondement spirituel de notre réponse aux défis technologiques auxquels nous sommes confrontés. Elles n’empêcheront pas, bien sûr, le déploiement de la 5G, et après elle de la 6G et de la 7G, ni l’intelligence artificielle de devenir de plus en plus envahissante. Elles ne doivent donc pas être considérées comme des alternatives à la protestation politique ou à l’effort de sensibilisation aux dangers de la technologisation extrême par le biais d’une argumentation raisonnée basée sur la recherche scientifique. Mais, en nous aidant à trouver le terrain sacré sur lequel nous pouvons prendre position, elles peuvent être considérées comme nous permettant de placer quelque chose de l’autre côté de la balance, pour contrebalancer les forces négatives qui assaillent aujourd’hui l’humanité et menacent la Terre vivante. Pour affronter ces forces, nous devons nous fortifier intérieurement et trouver la force de travailler pour apporter une véritable bénédiction au monde.
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Cet article a été publié pour la première fois dans New View, 93 (automne 2019).
Jeremy Naydler est l’auteur de In the Shadow of the Machine: the Prehistory of the Computer and the Evolution of Consciousness (Temple Lodge, 2018). Il est titulaire d’un doctorat en théologie et en études religieuses. Philosophe, historien de la culture et jardinier, il vit et travaille à Oxford, en Angleterre.