Enem
Arsène (conte philosophique)

Quand par exemple, je vois une mouche attrapée par une araignée, le désir de la sauver s’élève en moi en même temps qu’un dilemme : si je laisse faire, la mouche meurt ; si je sauve la mouche, en admettant que ce soit possible, c’est l’araignée qui risque de mourir. Que faire ? On peut se poser la question. Il y a, semble-t-il, un grand, un immense ordonnancement dans les choses de la nature dont nous ne comprenons rien et où il apparaît nettement que naître et mourir sont comme des détails courants et sans le sens dramatique que nous leur donnons. Pourquoi ? Que se cache-t-il derrière cet écran que nous n’arrivons pas à percer ?

(Revue Être Libre. No 266. Janvier-Mars 1976)

Il s’arrêta tout à coup, réfléchissant : il y a quelque chose de toute évidence, se dit-il, mais quoi, quoi ? Pourquoi y a-t-il toujours et sans arrêt comme une sorte de question à l’intérieur de moi-même ?

Ceci n’était pas formulé en mots audibles mais toute son attitude et l’expression de son visage l’indiquaient clairement.

Arsène venait de descendre du train à la gare de Lyon; il était invité par son cousin Louis à venir passer quelques jours à Paris. Jamais il n’était sorti de sa campagne natale; il y avait grandi, travaillé, s’était posé mille questions au sujet de tout ce qui était autour de lui : ses parents, les arbres, les fleurs, les insectes, la société. Tout était sujet d’étonnement, de curiosité, de mise en question, quelquefois d’émerveillement, mais surtout de trouble, trouble que lui causait sa non-intégration à tout ce qu’il voyait et qui constituait cet univers dont il se sentait comme un morceau détaché. Quelques fois il arrivait à ses parents de le voir s’arrêter devant une pierre, un arbre, un lézard immobile contre un mur ensoleillé.

— Alors Arsène, quoi ? qu’y a-t-il ?

Il revenait de son monde de questions comme s’il se réveillait d’un rêve et s’il y avait quelqu’un assez près pour l’entendre il aurait pu percevoir comme dans un murmure ces mots : pourquoi ne suis-je pas moi-même cela que je vois ?

Il sentait confusément qu’il pouvait s’incorporer aux choses qui l’entouraient; qu’il pouvait faire un avec toutes ces choses, non en se les ajoutant, non en se les appropriant mais autrement. Il ne savait comment et c’était là son trouble. Il était simple et aurait facilement pu passer pour un innocent. Sa vision directe des choses lui faisait quelquefois trouver des réparties qui pouvaient le faire traiter de fou par ceux qui l’entendaient, mais parce qu’il percevait, sans jamais se tromper, l’amitié derrière les mots, il n’en était nullement affecté.

Ainsi que c’était convenu avec son cousin, il alla l’attendre au grand café d’en face, au coin de la rue de Lyon. Il pouvait s’asseoir à la terrasse car le train était en avance, mais il préférait toujours se mettre au comptoir à observer le va-et-vient incessant des consommateurs. Tout en buvant sa boisson à petites gorgées, il suivait les mouvements de chacun : tel avalait son verre en vitesse, tel autre son café avec des croissants tout en parcourant les gros titres d’un journal. Tous en fin de compte mettaient la main à leur poche pour retirer quelque monnaie et cela, ce geste si commun qu’il allait en fin de compte devoir faire lui-même l’étonnait toujours. Il ne voyait pas de rapport entre le fait important pour soutenir le corps, de boire et de manger, et celui qui lui paraissait inutile de mettre la main dans sa poche et de sortir un bout de papier qu’on remettait au garçon. Quand il lui arrivait d’exprimer son étonnement à un ami, ce qu’il s’entendait répondre invariablement c’était :

« — Tu es complètement fada, mon pauvre vieux. Tu ne veux tout de même pas qu’on te donne les choses pour rien.

» — Pour rien, répondait-il, et tout le travail qu’il a fallu faire pour planter, cueillir, préparer avant d’arriver au produit consommable, c’est rien cela ?

» — Oui, mais ce n’est pas toi qui l’a fait, ce travail.

» — Non, mais qu’importe, ça aurait pu être moi. Il y a d’ailleurs des choses que je fais moi-même directement.

» — Mais ces choses que tu fais directement, tes parents, pas toi, les vendent, ils ne les donnent pas.

» — C’est vrai, et c’est aussi un de mes sujets d’étonnement. »

Ainsi il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas que les choses soient déparées ou tout au moins que toutes ces choses qui apparaissent séparées ne soient pas comme les éléments d’un seul et unique organisme. Mais pourquoi l’esprit s’accepte-t-il dans cette séparation ? se disait-il.

Une petite tape sur l’épaule le ramena sur terre. C’était Louis qui venait d’arriver. Il y avait une grande circulation et sa voiture avait pris quelque retard. Une vigoureuse et amicale poignée de mains suivit :

— Alors, vieux, tu as fait bon voyage ? Pas trop fatigué ?

— Pas trop, non, mais je me changerais bien volontiers.

— Bon, on prend quelque chose et puis on rentre. Janine t’attend avec impatience. Mais dis-moi, il y a longtemps que tu es là ?

— Non, et puis tu sais, je ne m’ennuie jamais. J’aime beaucoup voir les gens vivre autour de moi.

— Ici tu es servi. Le va-et-vient est presque incessant et tu as de quoi observer.

— Oui, je ne me fatigue pas de regarder.

— Et tu n’as pas encore trouvé une critique à faire; quelque chose qui te choque. Je ne te reconnais plus.

— Oh je sais ce que tu penses de moi. En vérité, il me semble que j’ai de l’affection pour tous ces êtres vivants que je ne connais pas, qui vont, qui viennent sans peut être eux-mêmes savoir le sens de leurs activités. Mais les institutions qui les enchaînent, les coutumes qui les régissent, cela, oui, je le critique.

— Je crois qu’il serait sage de ne pas aborder ici de tels sujets, nous en parlerons à la maison. Allez rentrons.

Il mit la main dans sa poche et en retira un billet de dix tout froissé et sale qu’il tendit au garçon.

— Curieux, dit Arsène, que nous ne puissions pas vivre sans ces sales bouts de papiers tout pleins de microbes.

— II y en a de plus beaux et de plus propres, tu sais, répliqua Louis, les gros billets qui ne circulent pas beaucoup. Ceux-là, même s’ils ont quelques microbes, je m’en accommoderais volontiers.

— Oui, bien sûr …

— Tu vois, tu reconnais toi même la nécessité de l’argent.

— Je ne reconnais rien du tout, encore moins sa nécessité.

— Comment vivrais-tu donc si tu n’avais rien ?

— Et pourquoi donc le fait de vivre, de manger, de boire, peut-il être dépendant d’un bout de papier. Ça ne te choque pas, toi ?

— Voyons, tu sais bien que oui. Tu sais bien ce que j’en pense de cette société pourrie. Ce n’est pas la première fois que nous en parlons. Alors ! Mais moi je ne me contente pas d’en être choqué. J’agis.

— C’est vrai, oui, tu agis, ou tout au moins tu en es persuadé. Tu vas à des réunions, à des meetings, tu cries à l’injustice, tu adhères à des mouvements d’action et ce grand nombre de gens qui pensent comme toi te donne l’impression d’une grande force extrêmement efficace. Oui, évidemment…

— Quoi, évidemment, c’est vrai ou c’est pas vrai ?

— Oui, oui, c’est vrai, ne te fâche pas. Tu es très efficace. Mais quand on entre dans l’efficacité on arrête il me semble de se poser des questions. Excuse-moi mon vieux, comme tu me connais, je suis toujours en retard et je suis encore moi dans les questions. Mais partons, Janine doit s’inquiéter de notre retard.

— Oui, tu as raison.

Ils quittèrent le café et montèrent dans la voiture de Louis qui démarra en vitesse. Arsène, la tête à la fenêtre, regardait curieusement ce Paris qu’il ne connaissait pas. Il se penchait pour compter les étages des maisons; c’était une grande avenue et il y en avait de très belles.

A voir l’intérêt qu’il prenait à les observer on aurait dit qu’il les évaluait.

— Alors, ça t’intéresse Paris ?

— Ma foi, oui, c’est curieux. Mais dis-moi, cette belle maison de 10 étages, ça peut valoir combien ?

— Non, bien sûr, mais ça vaut combien dis-moi ?

—  Je ne saurais te dire exactement. Il me semble qu’une maison comme celle dont tu parles doit coûter dans les 150 à 200 millions.

— 200 millions, dis-donc !…une, deux trois…

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je compte les maisons…. 6, 7, 8, 9…

— Mais tu es complètement fou. Pourquoi tu comptes les maisons ?

— 12, 13, 14, 15… Justement pour faire un calcul.

— Un calcul ? Tu calcules les maisons maintenant ?

— Oui, donc… 80… 100… 140… c’est formidable.

— Quoi, qu’est-ce qui est formidable ?

— Le chiffre fantastique auquel j’arrive; en multipliant le nombre de maisons par le prix, j’ai déjà atteint quelques trillions. Nous allons vite arriver à dépasser le nombre d’étoiles d’une galaxie.

— Mais a quoi bon ces calculs ?

— Justement à nous faire peut-être prendre conscience de la stupidité de notre manière de vivre.

— Toi, tu arriveras toujours à m’étonner.

— Louis, Louis, dis-moi, et ce petit enfant qui joue là, combien ça vaut ?

— Mais, ma parole, tu es complètement loufoque. Tu es presque à enfermer.

— C’est bien ton étonnement qui m’étonne. Ne sommes-nous pas dans un monde de valeurs ? Et si tu luttes, toi, à ta manière si efficace, est-ce pour supprimer de l’esprit humain toute tendance à valorisation ou est-ce pour effectuer tout simplement un transfert à ton sens plus juste de ces mêmes valeurs ?

— J’ai bien l’impression que là tu m’attaques drôlement et j’espère qu’à la maison tu vas développer plus clairement tout cela. Mais nous voici arrivés.

Louis réussit à trouver une place de libre le long du trottoir et ils descendirent; Arsène regardant toujours avec curiosité autour de lui.

Louis habitait un gentil 3 pièces au 4e étage; ils eurent vite fait d’y parvenir. Au premier coup de sonnette la porte s’ouvrit aussitôt. On sentait bien qu’ils étaient attendus. Une gentille frimousse se montra dans l’encadrement et sans façon sauta au cou d’Arsène.

— Ah ! mon petit Arsène, que je suis contente de te voir.

— Moi aussi, Janine, tu peux en être sure.

— On peut dire qu’il a fallu en employer de la diplomatie pour arriver à te décider à venir à Paris.

— Oui, c’est vrai Janine. C’est qu’au fond je ne suis qu’un paysan et me décider à affronter une ville comme Paris m’apparaissait un événement. Mais que ce soit fait aujourd’hui je n’en suis pas mécontent.

— Allez, viens voir ta chambre et aussi la salle d’eau car j’ai bien l’impression que tu as besoin de te rafraîchir un peu. Fais vite car tu dois je présume mourir de faim et nous aussi.

Arsène eut tôt fait de ce mettre sous la douche, et encore humide mais reposé, il entra dans la salle à manger.

— A table, cria joyeusement Janine. Vous prenez l’apéritif ?

— Non, pas besoin. On a suffisamment faim comme cela.

— Et tu sais Arsène, comme je connais ta répugnance à te nourrir de bête, je n’ai rien fait qui puisse te déplaire.

— Merci. Tu sais, ce n’est pas que je ne mange pas de viande, j’y suis bien obligé à la maison, mais j’évite tant que je peux, et puis tuer est une chose que je ne veux pas faire. C’est toujours père qui s’en occupe.

— Oui, on connaît ta sensibilité, remarque que je ne dis pas ta sensiblerie.

— Peut-être bien que ce n’est ni l’une ni l’autre. Je ne sais exactement ce que c’est. Mais une bête que j’ai vu venir au monde, cette chose extraordinaire, incompréhensible qui s’appelle naître; que j’ai vue petite, fragile et adorable comme sont tous les petits, comment est-il possible qu’on se permette de disposer de cette chose précieuse, inconnue, immense qui s’appelle vie ? Comment ?

—  Mais tout le monde le fait. Pourquoi ce qui est naturel pour tant d’autres est un sujet de trouble pour toi ?

— Je ne sais vraiment pas pourquoi, mais c’est ainsi.

— Ainsi soit-il. Allez, on mange.

Ils firent un repas sans viande succulent, Janine était un fameux cordon bleu, et passèrent ensuite à la dégustation du café.

— Tu sais Janine, Arsène m’a demandé combien ça pouvait coûter un enfant.

— Un enfant, oui, nous en aurions bien voulu Louis et moi, mais ça coûte si cher qu’on ne peut se le permettre en ce moment. Mais au fait, il y a donc une femme dans ta vie, mon petit Arsène ? Tu nous avais caché cela. Est-ce que je la connais ?

— Mais non, mais non. Il ne s’agit pas d’une femme, voyons !

— Mais où est-elle ? Elle est restée au pays ? Et pourquoi ne l’as-tu pas amenée ?

— Il n’y a pas de femme je te dis, quoique il s’en soit bien trouvé une pour éveiller une merveilleuse qualité d’affection. Et même que le destin lui ait fait suivre un autre chemin, cette affection reste.

Oh ! c’est passionnant. Raconte, tu as souffert ?

— Non.

— Tu as été jaloux ?

— Non.

— C’est pas possible.

— Si pourtant, mais comment expliquer cette richesse, cette qualité d’affection qui est comme un rayonnement, qui ne demande rien, qui est sans jalousie.

— Non, c’est pas vrai. Si tu n’as pas été jaloux, tu n’as pas aimé.

— Alors, aimer c’est être jaloux pour toi ?

— Oui, absolument.

— Mais être jaloux, c’est quoi ?

— Etre jaloux c’est vouloir avoir à soi, coûte que coûte, quelque chose que l’on aime. Et se battre pour cela.

— Ainsi, vouloir quelque chose coûte que coûte, c’est aimer ?

— Oui, mais cela s’applique seulement aux personnes, pas aux choses.

— Donc, si je veux une chose, cela veut dire que je veux me l’approprier sans l’aimer et si je veux une personne cela veut dire que je l’aime sans me l’approprier. Est-ce bien cela ?

— Ah ! tu es très fort pour embrouiller les gens. Oui, c’est cela.

— Donc, si j’aime vraiment quelqu’un, je ne me l’approprie pas ?

— Je ne me l’approprie pas, mais il est bien naturel que je ne veuille pas qu’il me quitte.

— Je ne veux pas qu’il me quitte, ça veut dire qu’il est à moi que j’ai mis dessus une pancarte « propriété privée ».

— Tu m’embêtes à la fin. Crois-tu que j’accepterai comme cela que Louis me quitte ? Mais je ferai un raffut de tous les diables.

— Bien sûr, bien sûr. On ne quitte rien sans déplaisir ni arrachement. La question est de savoir si c’est cela aimer.

— Et qu’est-ce que c’est aimer à ton sens ?

— Qu’est-ce que c’est aimer ? Voilà une question fort embarrassante.

— Ce n’est pas la peine que tu m’en dises tant contre pour ne rien me dire pour.

(à suivre)

(Revue Être Libre. No 267. Avril-Juin 1976)

(suite)

C’est que, précisément, on peut toujours dire ce que l’amour n’est pas, mais jamais ce qu’il est. Ce qui reste peut-être après que tout ce qu’il n’est pas est éliminé.

— Autant dire que l’amour est ce qui reste après qu’on n’existe plus. Car ne pas être possessif, ne pas être jaloux, pas ceci, pas cela, c’est bien au fond ne pas vivre.

— La vie ! qui saura jamais dire ce qu’elle est. Nous la voyons partout. Dans l’infiniment grand et l’infiniment petit. Elle fait et défait les formes qui l’expriment. Elle est en toi, elle est en moi, elle est en tous. Et je me demande si l’amour n’est pas l’expression même de la vie hors la coloration particulière donnée par chacun.

— L’amour idéal, quoi !

— Non, pas idéal du tout, mais l’expression naturelle, spontanée de ce qu’elle est, elle, la vie, sans aucune interférence particulière. Autrement dit quand c’est elle qui s’exprime, non Arsène, ni Louis, ni Janine. En somme un état d’être où le « je suis » ni le « je veux » ne sont pas là.

— C’est trop compliqué pour que je te suive.

— J’ajouterai même, continua Arsène, que n’importe quel sentiment que nous pouvons éprouver : jalousie, désir de possession, etc. contient en son fond la richesse, la beauté de cette qualité d’affection mais dans une sorte de torsion, comme si elle était détournée vers un but particulier et par conséquent terni… Mais je ne sais pas pourquoi nous nous sommes orientés vers un tel sujet. C’est de ta faute Louis, quand tu as voulu donner un sens différent à ma question concernant le prix d’un enfant.

— Oui, dit Louis, parlons-en de ta question. Le prix d’un enfant ! Où donc te crois-tu ?

— Non, non, n’aies crainte, je ne suis pas marchand de chair humaine. Mais dans notre monde où tout est valorisé est-il impensable qu’on en arrive là comme au temps des esclaves ? Regarde, on ne voit pas une maison, un objet sans penser à ce qu’il coûte ; pas un arbre sans penser au rendement. Dans notre esprit tout est cloisonné en valeurs. Ceci vaut mieux que cela. Cet homme est mieux que l’autre. Cette femme est plus jolie. Tout est en valeur d’appréciation par rapport à … Ainsi les valeurs d’appréciation, d’estimation, de coût ne nous mettent jamais en contact avec ce qui est. Jamais.

— La belle affaire de voir ce qui est ! ça ne m’étonne pas que tu ne voies pas, toi qui est plongé dans ton rêve. Ouvre les yeux et tu verras que ce qui est c’est l’exploitation de l’un par l’autre, la dureté du puissant à qui il ne manque rien, la misère du petit, l’injustice et l’avidité. Voilà ce qui est. Que crois-tu donc qu’il y ait d’autre ?

— C’est vrai, Louis, tu as bien raison. La misère, l’injustice, la dureté existent et ne nous sont, hélas, que trop familières. Mais tout cela, cette affreuse société, a été créée par l’homme et ne peut être changée que par l’homme. D’accord qu’il faille s’en occuper, d’accord qu’il faille y travailler et dans ce sens-là je te donne entièrement raison. Mais je parle de ce qui n’est pas fait par l’homme ; je parle de ce qui est hors sa volonté aussi bien pour lui-même que pour ce qui l’environne. Je parle de l’immense univers dans lequel nous sommes plongés ; de cette grande et étonnante chose qui fait que tout est mouvement, de la cellule jusqu’aux nébuleuses. Je parle de ce mouvement qui paraît éternel au travers les naissances et les morts successives ; de ces êtres vivants que nous côtoyons tous les jours, qui nous sont si proches et pourtant si éloignés. Je parle de cette force inconnue, cette totalité dont nous percevons à peine des parcelles. C’est de cela que je parle.

— Dis-le tout de suite, tu parles de Dieu. Pas la peine de tourner autour.

— Que tu l’appelles Dieu, il m’importe peu. Tu pourrais aussi l’appeler chaise ou grain de sable, car aussi bien il est dans l’un et dans l’autre.

— Nous y voilà donc. Dieu, la drogue qu’on injecte dans l’esprit des gens pour leur faire tout accepter sans révolte. Dieu veut qu’il y ait des riches et des pauvres, acceptez et priez. Obéissez aux prêtres et vous aurez votre récompense dans l’au-delà. Donnez à l’église vous en aurez dix fois plus. J’espère bien que la science nous débarrassera un jour de ce Dieu malfaisant.

— Un Dieu tel que tu l’entends est bien évidemment malfaisant, et pas la peine d’attendre les progrès de la science pour s’en débarrasser. Il suffit de voir que cette image que tu en présentes est de ta propre création, chacun créant la sienne propre faite de crainte, d’espoir ou de réaction. Mais cette image, qui nous empêche de nous en débarrasser. Evidemment on ne peut agir que sur la sienne propre, nullement sur celle des autres. Dans ce domaine chacun doit voir pour son propre compte. Mais ces images parties, n’y a-t-il pas quelque chose qui reste ?

— Ce qu’il y a, les secrets de la nature, la science heureusement les découvre petit à petit. Et alors, finie cette incertitude qui est le terrain où l’exploitation de Dieu s’élabore.

— La science, la science, tu en attends vraiment trop, plus qu’elle ne peut donner. Quand il s’agit de connaître des fragments, oui, elle est très valable, mais jamais la connaissance d’un fragment ne te donnera la Totalité. C’est comme si, voulant connaître une machine en mouvement tu l’arrêtes pour en examiner chaque partie minutieusement, alors le mouvement n’est plus. Si tu veux connaître une rose à fond et que tu étudies chaque pétale séparément, il n’y a plus de rose. Il semble bien que fragments par fragments tout l’univers puisse être accessible à la science hormis les fragments mis en place, cette étrange vie, cette étrange chose qui met tout en mouvement.

— Dieu, n’est-ce pas ?

— C’est toi qui le dis, pas moi. L’esprit scientifique si tu l’as, et puisque tu lui accordes un tel crédit, consisterait bien plutôt à voir toute l’imagerie que tu as, toi, introduite dans ce mot avant de l’attribuer si facilement à l’autre. Vois-tu, la science est une chose merveilleuse, très particulièrement dans la connaissance des phénomènes courants qui nous entourent, mais pour la connaissance de cette vie mouvante, de cette totalité inconnue dont nous ne pouvons nier l’existence la science ne peut être valable car le processus scientifique lui-même consiste à créer une division : d’un côté le savant, l’observateur, et de l’autre la chose qu’il observe, qui ne peut être la totalité puisque pour pouvoir l’examiner il s’est exclu lui-même de ce qu’il veut observer. Et à moins qu’il y ait en lui une sorte de révolution, un changement d’état d’être, je ne vois pas comment il pourrait arriver à cette connaissance.

— Quelle révolution, quel changement d’état d’être ?

— Celui qui le ferait être à la fois et l’observateur et la chose observée.

— C’est absurde.

— Oui, effectivement cela paraît absurde et impossible. Mais ne peut-on pas se poser en fin de compte la question même de l’impossible ? Elle seule reste puisque la science ne peut aller jusque là et que nous ne voulons pas de ce Dieu créé de toute pièce par nous à l’image de ce que nous sommes.

— Bon, bon, interrompit Janine. Arrêtons un peu cette discussion. Et puisque tu es venu pour connaître Paris, sortons faire un tour.

Ils partirent donc lui montrer les beaux coins de Paris. Ils parcoururent sans trop se presser les grands boulevards, la Madeleine, Place de la Concorde.

— Ici, dit Louis, on guillotinait à l’époque de la Révolution. J’avoue qu’actuellement si quelques têtes tombaient parmi les exploiteurs ça ne pourrait faire que du bien à la société.

— Toujours ton action violente. Bizarre qu’en ajoutant ta propre violence à celle qui, hélas, n’existe que trop, tu puisses penser être en train de travailler à instaurer un monde de justice et de paix. Enfin ! c’est ton avis.

Ils suivirent les Champs-Elysées avec ses beaux cafés pleins d’animation, arrivèrent devant l’Arc de Triomphe de l’Etoile.

— Ici, dit Louis, se trouvent enterrés un soldat inconnu de chacune des guerres 14 et 39 et la flamme qui ne s’éteint jamais est le symbole du respect que le pays doit à ses héros tombés en le défendant.

— Oui, il faut toujours mourir pour avoir droit au respect, mais de la considération pour l’être vivant, non, il n’y en a point.

Arsène admirait sincèrement la beauté des monuments qu’il voyait ; les avenues larges et belles ; les grands arbres aux troncs puissants si bien alignés ; les massifs de fleurs aux vives couleurs. Il reconnaissait et respectait le travail de l’homme.

— Comme il aurait été facile, disait-il, d’apporter un peu de bien-être, un peu de joie dans la vie des hommes. Une vie si courte et qui aurait pu contenir au moins un peu de bonheur !

— C’est justement pour cela que nous luttons, nous autres de la gauche.

— Est-ce que la lutte peut mettre fin à l’ère de la lutte ? Et, réfléchis bien à cette question, ne me réponds pas tout de suite : Si ayant lutté tout le temps, étant devenu toi-même un élément de lutte, le résultat recherché obtenu, t’arrêteras-tu vraiment de lutter ?

— Oui certainement.

— Tu parles trop vite. Beaucoup auraient dit que la lutte ne s’arrêtera jamais car il y aura toujours des exploiteurs. Mais s’il peut être supposé que l’exploitation s’arrête un jour, tu ne sais pas toi comment tu seras ; tu ne sais pas ce que tu éprouveras. Regarde maintenant comme tu es : plein d’ardeur, de courage, consacrant à cet idéal plus de temps et d’efforts qu’à ton propre gagne-pain. Pourquoi ? Parce qu’il te paraît vrai, juste, digne de ton activité ; parce qu’il te donne de toi-même une image plus belle ; parce qu’il donne un certain sens et une certaine plénitude à ta vie. Je ne suis pas du tout sûr que ce soit uniquement pour le résultat social à obtenir.

— Je crois bien que tu divagues, mon pauvre.

— Non, je ne divague pas. La preuve ? Imagine un instant que le parti ou le groupe adverse aille vraiment dans le sens des réformes que vous avez, vous, envisagées, est-ce que vous l’encouragez ? Est-ce que vous le reconnaissez ? Est-ce que vous l’aidez ? Jamais de la vie. Vous trouvez toujours quelque chose à critiquer. Vous mettez en avant que l’idée était vôtre, pas sienne, et vous lui attribuez toutes sortes d’intentions cachées qui vous permettent à vous de vous maintenir en état de lutte.

— Mais nous devons être vigilants.

— La vigilance c’est une chose, l’esprit de lutte autre chose. On peut parfaitement être vigilant sans être en train de combattre. Il faut d’ailleurs l’être. Mais je crains fort que votre combat soit moins pour obtenir le juste résultat désiré que pour vous sentir vous-mêmes très efficients, plus justes à votre sens et certainement plus forts. Dans le premier cas, il peut y avoir un jour une fin à la lutte, dans le second, jamais.

— Tu nous crois donc si peu sincères ?

— Non, pas du tout. Au contraire, vous êtes très sincères et vraiment convaincus que vous travaillez pour le bien et la dignité de l’homme, et en réalité vous le faites. Mais cette action n’est pas pure et vous ne voyez pas par quel côté elle n’est pas pure. Vous ne voyez pas que vous êtes vous-mêmes en train de vous nourrir de cette lutte qui deviendra comme une tunique de Nessus dont, tout en croyant que oui, vous ne pourrez plus vous en débarrasser parce qu’elle sera devenue ce qui vous empêche de voir le vide de votre propre vie.

— Le vide ! quel vide ? Je ne vois pas ce que tu veux dire.

— Oui, bien sûr, il est difficile de percevoir ce vide. Toute notre manière de vivre, notre activité fracassante tendent à ne pas le laisser apparaître. Nos idéaux aussi sont des camouflages.

— Mais un idéal est un pur mobile d’action. Où est le camouflage là-dedans ?

— Un idéal est une belle image que l’on présente devant ses yeux. C’est le rêve d’une réalisation future que l’on entrevoit. Elle est valable quand il s’agit d’une chose matérielle à entreprendre. Par exemple, l’idéal d’un maire peut être d’avoir un beau jardin public ou une belle statue ; il n’a pas assez de fonds pour l’instant mais il est attentif à l’acquérir petit à petit. L’idéal n’est pas valable quand il s’agit de relations humaines dans lesquelles on est soi-même impliqué. Là, il s’agit de connaissance, connaissance de soi plus encore que des autres, car quelle que soit la beauté de l’idée, ce que l’on est hors l’idée peut tout arranger ou tout déranger. C’est ce qu’on est qui compte, pas la belle idée que l’on peut avoir d’une plus juste relation humaine. Je peux avoir un magnifique idéal d’une société sans lutte, sans conflit, si je suis moi-même en conflit il est faux que je puisse continuer la réalisation de l’idée sans en tenir compte. Et connaître les bases de son propre conflit est une investigation qui mène loin. C’est le seul chemin pour un ordre valable et durable.

— Oui, c’est surtout le chemin pour ne rien faire de ce qui est urgent. Jusqu’à ce que tu sois arrivé à la connaissance de toi-même tu auras eu le temps de crever plusieurs fois et les autres avec.

— Mais, dit Janine, avez-vous un peu fini de discuter comme cela. Nous sommes en balade, non. Nous avons tout le temps de parler de ces choses-là à la maison.

— Tu as raison, ma petite Janine, et c’est bien toi la plus sage de nous trois.

— En tout cas la plus raisonnable. Bon, si on allait s’asseoir quelque part ?

— Oui, oui à St Michel, tiens.

Ils se dirigèrent vers le Champ de Mars faisant admirer à Arsène le magnifique ouvrage de l’ingénieur Eiffel. Arsène resta longtemps à contempler cette tour, gigantesque par ses dimensions et audacieuse dans sa conception.

— J’aurais aimé la voir monter cette tour, dit-il. Ce n’est pas du tout comme si on mettait des pierres les unes sur les autres. Il y a dans ce travail quelque chose de hardi et de gracieux à la fois.

— Sais-tu qu’il s’en est fallu de peu qu’elle ne soit détruite ?

— Non!

— Oui, oui et ce sont les progrès des communications radio qui l’ont sauvée.

— C’est une chance.

Ils passèrent devant les Invalides, évoquèrent le tombeau de Napoléon et se dirigèrent vers Saint-Michel.

Le boulevard était rempli de monde ; des hommes, des femmes y circulaient très décontractés, riant, fumant, parlant haut ; les plaisanteries fusaient de partout ; tous les peuples, toutes les langues s’y trouvaient comme fusionnés. Cette animation, cette exubérance de vie plaisait beaucoup à Arsène qui se laissait aller à ce charme rempli de jeunesse qui se dégageait toujours de tout milieu étudiant.

Ils s’assirent à la terrasse d’un café et suivirent des yeux les défilés pittoresques qui circulaient dans les deux sens. Des filles partout, jeunes, jolies, alertes, gaies. C’était un spectacle qui n’engendrait pas la mélancolie ; il y en avait habillées en pantalons, en jupes longues colorées, bigarrées, en jupes courtes, en mini ; beaucoup de minis surtout. Louis poussa du coude Arsène.

— Regarde cette fille en mini-mini. Vraiment il ne reste plus grand chose à cacher.

— Doucement mon petit Louis, intervint Janine, tu n’es pas seul. N’oublie pas que je suis là. Je n’aime pas beaucoup que tu te lances dans l’admiration des filles.

— Mais il n’y a aucun mal à trouver une fille jolie et à en parler ouvertement entre nous. Qu’en penses-tu Arsène ?

— Oui en effet, cette fille est très jolie.

— J’espère au moins que le mini ne te choque pas.

— Non, pas du tout. D’ailleurs elle n’est pas la seule à vouloir montrer ce qu’elle a de bien. Tout le monde le fait.

— Comment tout le monde. Tu ne vois pas un homme en train de montrer ses cuisses ?

— Non, bien sûr, mais il montre certainement quelque chose d’autre qu’il estime être bien. Qui, sa cravate ; qui, son élégance ; qui, son manque de préjugés ; qui, ses connaissances ; qui, ce qu’il pense être sa largeur d’esprit. Chacun cherche à s’agrandir aux yeux des autres en mettant en avant ce qu’il pense avoir de mieux. C’est une continuelle revalorisation de soi-même qui sans cesse se fait à tous les niveaux et c’est je crois à la fois conscient et inconscient. Il est rare que l’on accepte de se montrer juste comme on est, comme la vie nous a fait, sans chercher à nous mettre en valeur d’une façon ou d’une autre. Remarque que dans le cas de la fille il est possible qu’elle soit sans complication du tout et que ce soit avec beaucoup de naturel qu’elle nous montre ses cuisses, juste comme un petit animal.

— Si tu la compares à un petit animal, ce n’est pas un compliment que tu lui fais.

— Si, c’est un compliment et un magnifique, car l’animal est simple, naturel, vrai, innocent, tel qu’il a été créé sans en rajouter pour se surestimer.

— Innocent, innocent ! tu vas je crois un peu vite. Quand la lionne dévore toute vive une antilope, c’est de l’innocence ?

(à suivre)

(Revue Être Libre. No 268. Juillet-Septembre 1976)

(Suite)

Quand l’insecte paralyse un autre pour que les larves qu’il pond puissent le manger tout vif, c’est de l’innocence ? Non, l’animal n’est pas innocent et la nature qui l’a créé non plus. Elle est, cette nature, bien nettement, la cruelle ennemie de l’homme.

— La nature l’ennemie de l’homme ! qu’est-ce que cela veut dire ? L’homme fait partie de la nature comme la branche fait partie de l’arbre ; quel sens cela peut-il avoir de dire que l’arbre est l’ennemi de la branche ? Il faut que nous ayons drôlement perdu le contact avec la vie pour parler de cette manière; il faut que nous nous en soyons extraordinairement isolés pour penser de la sorte. Et là aussi intervient la division : moi d’un côté, la nature de l’autre, alors voyant des choses que je ne peux comprendre comme la mort par exemple, je dis la nature est mon ennemie. La nature n’est ni l’amie, ni l’ennemie de personne. Elle EST tout simplement et elle est tout, toi compris. Elle est comme elle est, mais nous n’en comprenons pas la signification; nous ne connaissons rien de sa propre loi qui règle les naissances et les morts. Nous avons par ci par là quelques aperçus fragmentaires et nous nous permettons d’en tirer un jugement accusateur. C’est vraiment enfantin.

— Mais enfin, dit Louis, pénètre un peu dans le monde effarant des insectes et tu verras quel raffinement de cruauté la nature, la douce et belle nature comme on serait tenté de dire quelquefois, utilise pour faire mourir certaines variétés d’insectes. Lis donc un peu le naturaliste Fabre et peut-être verras-tu d’une manière plus juste ce qu’elle est véritablement cette nature que tu aimes tant. Curieux que d’un côté tu ne veuilles pas manger les bêtes pour ne pas avoir à les tuer et de l’autre tu sois insensible aux pièges horribles que la nature fait se tendre aux bêtes entre elles.

— Je ne suis nullement insensible, Louis, tu peux me croire. Souvent je suis terriblement affecté par les choses affreuses que je vois, moi qui suis plus que toi près de ces spectacles qu’offre l’observation du monde animal. Quand par exemple, je vois une mouche attrapée par une araignée, le désir de la sauver s’élève en moi en même temps qu’un dilemme : si je laisse faire, la mouche meurt ; si je sauve la mouche, en admettant que ce soit possible, c’est l’araignée qui risque de mourir. Que faire ? On peut se poser la question. Il y a, semble-t-il, un grand, un immense ordonnancement dans les choses de la nature dont nous ne comprenons rien et où il apparaît nettement que naître et mourir sont comme des détails courants et sans le sens dramatique que nous leur donnons. Pourquoi ? Que se cache-t-il derrière cet écran que nous n’arrivons pas à percer ? La nature est-elle vraiment cet être horrible aux mille dents ensanglantées que les luttes entre insectes pourraient nous le laisser croire ou bien est-elle la dispensatrice des bienfaits que visiblement elle prodigue, à voir sa richesse, sa générosité et le doux instinct maternel qu’elle a su mettre au cœur des mères ? Comment répondre à ces questions ? Pas en tout cas avec la si grande facilité qui a déterminé ton jugement.

— Je juge d’après ce que je vois; je n’invente rien.

— C’est juste, nous voyons ce que tu dis, mais notre vision est fragmentaire. C’est comme s’il y avait une immense roue qui tourne et dont nous ne pouvons apercevoir qu’un angle tout petit. Les phénomènes mouvants se présentent à nos yeux; ils peuvent être beaux ou laids selon comment ils apparaissent, merveilleux ou horribles, mais leur sens nous échappe puisque nous ne voyons pas le tout et porter un jugement catégorique sur un aperçu si fragmentaire est pour le moins prématuré.

— Prématuré, prématuré, t’en as de bonne. On assassine devant toi et tu t’arrêtes bouche bée te demandant ce que cela veut dire.

— Voyons, Louis, s’il s’agissait d’un acte violent fait par l’homme par exemple, envers un animal j’aurais pu intervenir car l’homme n’obéit souvent qu’à la loi de son désir. C’est ainsi qu’en tant qu’individu je peux essayer de ne pas participer à ce meurtre collectif appelé besoin par les hommes et qui se pratique en gros dans les abattoirs, mais je ne peux obliger les autres à faire comme moi. Encore moins puis-je intervenir dans ce processus immense de la vie animale où pour vivre il semble qu’il faille retirer la vie à l’autre. Crier, rouspéter, s’indigner, se mettre en colère est absolument vain car nous sommes entièrement plongés dans ce processus sans pouvoir rien y faire, sauf essayer individuellement et tout seul de faire le moins de dégâts possible. En fait, nous ne décidons pas. Quelque chose de plus grand que nous, en vérité quelque chose qui est nous sauf que nous n’en avons conscience que fragmentairement, et au point d’arriver à penser que nous en sommes séparés, est en train d’être en état d’existence. Qu’est-ce qu’il y a à faire ? Qui peut répondre à cette question ? Certainement pas toi malgré ta juste indignation.

— Mais enfin…

— Quoi enfin, tu peux agir sur un être comme toi, peut-être en bien ou peut-être en mal mais tu ne peux pas agir sur une loi, une force qui te dépasse et qui semble régir l’univers entier.

— Mais c’est plus fort que moi. Je ne peux m’empêcher de crier à la cruauté de la nature.

— Cela ne sert à rien de crier et toi qui connais la valeur de l’action efficace tu devrais le savoir mieux que moi. Et cela me rappelle ce que j’ai entendu au sujet d’un chef religieux d’Orient. A ceux qui venaient lui parler de Dieu, des doctrines et des dogmes pour s’en approcher, il répondait : « ne priez pas, n’invoquez pas le silence, le silence ne répondra pas, mais connaissez la loi. » Connaître la loi, en comprendre sa signification, tout est là. Prier, crier, se révolter ne sert à rien.

— Comment peut-on rester silencieux quand on voit la terrible existence de ces pauvres bêtes qui continuellement doivent vivre dans la peur ?

— Commence-toi, par ne pas participer à cet horrible carnage. Commence par voir ta part à toi dans cette cruauté, même si tu la juges insignifiante. C’est là la seule chose que tu puisses faire. Dans le domaine politique tu peux croire que tu es efficace en t’occupant des autres, mais dans ce domaine-là, nullement. Tu as ta part et tu ne peux agir que sur ta part, non sur celle des autres. Et puis, il y a un autre aspect de la question qu’il n’est pas inutile d’aborder. Lorsque survient un événement brusque, grave, dangereux, et qu’il n’y a pas d’intervalle pour qu’une pensée ou une image puisse s’y glisser, il n’y a pas de peur. Nous-mêmes, par exemple, une tuile peut parfaitement nous tomber sur la tête, nous ne sommes pas du tout à l’abri d’un accident de ce genre. En avons-nous peur ? Non, car nous n’y pensons pas. Mais que l’imagination se mette de la partie, que nous imaginions qu’une tuile peut tomber chaque fois que nous longeons un trottoir et la peur se sera installée dans notre vie. L’animal heureusement n’a pas possibilité de penser à l’avance, ni d’imaginer. Il est tout à fait dans le présent quand il arrive et quel que soit ce présent. C’est dans ce sens que je crois que l’animal est innocent. Il vit la minute présente, qu’il s’agisse pour lui de courir après sa proie ou de devenir proie lui-même; l’instant présent est vécu intensément, complètement, sans aucune recherche de sauvegarde, sans intervalle de temps où l’image de ce qui va arriver, mais qui n’est pas encore là, puisse s’installer et par conséquent créer la peur.

Janine à ce moment se pencha vers Arsène et lui souffla à l’oreille :

— Tu es merveilleux, mon petit Arsène, et tu as un succès fou. Regarde autour de toi, tout le monde est silencieux, tout le monde t’écoute. Je voudrais bien savoir où tu as appris tout cela ?

— Tu sais, répondit Arsène, je n’ai pas lu beaucoup de livres. Le travail de la campagne n’en laisse d’ailleurs guère le temps. Mon grand livre, immense celui-là et dont on ne peut voir la fin est précisément celui de la vie autour de moi. Nous avons tant à apprendre en voyant vivre les animaux car eux sont sans déformation, l’expression même de la nature. Alors ma petite Janine, si le cœur te dit, à Louis et à toi, de venir regarder les vaches, j’en parle de suite à père en rentrant.

(à suivre)

(Revue Être Libre. No 270. Janvier-Mars 1977)

(suite)

— Ma foi, je ne saurais te dire exactement. J’ai flâné et je me suis retrouvé tout à coup à la Tour Eiffel.

— Un sacré bout de chemin que tu as fait là. Allez, viens déjeuner, le café est tout chaud.

— J’avoue que je prendrai quelque chose avec plaisir. Ça creuse de se balader le matin.

— Tiens, gourmand. Voici du pain, du beurre, de la confiture et du miel. Je parie pour le miel, moi.

— Tu connais mes faiblesses, toi. Et puis comment ne pas avoir de la sympathie pour le travail, la vie, l’organisation extraordinaire de ces petites bêtes.

— Oui, je le reconnais, dit Louis, elles font un travail prodigieux. Mais ne crois-tu pas quand même qu’on est en train de leur voler le produit de leur labeur ?

— Oui, c’est vrai. Cela ne se serait pas appelé vol s’il n’y avait cette poussée de production pour en faire commerce. C’est la même chose pour les vaches. On peut utiliser le surplus du lait que la nature donne abondamment mais pas pour en tirer des bénéfices, encore moins faire des bénéfices en menant à l’abattoir ces bêtes qui ont tout donné, leurs produits et leur travail. Evidemment une bête qui meurt de sa belle mort, quelle quantité de viande perdue et quel inconcevable manque à gagner ! Il y a là quelque chose d’affreux dont l’homme, hélas, n’est absolument pas conscient.

— Tu exagères toujours. Les bêtes après tout elles sont là pour l’homme. Et puis, tu imagines un peu l’invasion si on ne les mangeait pas ?

— Il n’y a pas si longtemps tu trouvais affreux que les bêtes se mangent entre elles. Que les bêtes qui ne décident pas de leur vie fassent cela, c’est affreux, la nature est cruelle. Mais que l’homme qui décide de sa vie le fasse, alors c’est tout naturel et pourquoi n’ajouterait-on pas un peu de raffinement dans l’art de tuer quand il s’agit de rehausser le goût ?

— Tu sais Arsène, dit Janine, je n’aime pas tuer. Je t’assure que je n’aime pas et si on ne trouvait pas dans les boucheries la viande toute prête je ne sais pas si je serai moi capable de tuer pour manger. Mais les crustacés, ce n’est presque pas des bêtes et c’est si bon arrangés d’une certaine manière ! Mais n’aies pas peur, je ne t’en ferais pas.

— Moi, repris Louis, je crois bien que je serais capable à la rigueur de tuer pour manger. Et pourquoi non, voyons ! Les bêtes le font, c’est donc que c’est naturel, alors pourquoi pas nous. J’avoue qu’il y a un côté sensiblerie à vaincre, mais je le vaincrai si c’est nécessaire et puis on rend presque service à la nature qui autrement serait littéralement submergée.

— Ne prends pas cela comme prétexte, Louis. La vérité est que tu aimes les bons plats de viande. La vérité est ton désir d’en manger et pas du tout de vouloir aider la Nature. Ne te mêle pas de cela, elle sait mieux que toi ce qu’il convient de faire, et tant que tu es, toi, une force prédatrice elle s’en sert. Mais que l’homme qui est le seul être libre de son destin change, et la Nature qui a su au cours des âges transformer les fantastiques créatures préhistoriques en êtres plus raffinés, saura trouver un moyen d’y pourvoir. L’essentiel en ce qui te concerne, ou moi, ou Janine, ou n’importe qui est de voir les mobiles secrets de notre comportement. Le désir, reconnais-le est un des plus puissants.

— Eh ! bien sûr, le désir est très important. Si on n’avait pas de désir, on serait mort. Qu’est-ce que tu lui trouves de mauvais au désir ?

— Rien, rien du tout, le désir est une force extraordinaire qui participe du mouvement de la vie. L’embêtant c’est que la pensée y introduit toujours une idée d’acquisition.

— Mais c’est normal, voyons. Quand je désire quelque chose c’est bien pour l’acquérir, non ?

— Oui, mais…

— Quoi mais, tu veux toujours nier les évidences.

— Je ne nie rien du tout. Mais est-ce qu’il ne te semble pas qu’à côté du désir il y a, comment dirais-je, une sorte d’entité qui toujours cherche, ou à se protéger, ou à s’agrandir.

— Il n’y a pas d’entité du tout. Je ne suis pas encore fou. Il y a moi tout simplement qui désire quelque chose.

— Comme tout te parait simple, Louis. Parfois, je t’assure, je t’envie. Mais, dis-moi, il ne s’est jamais présenté des moments où tu te demandais précisément ce qu’était ce sentiment que tu as d’être toi, différent des autres et comment cela s’était produit.

— Jamais, heureusement, je ne suis pas encore cinglé, mais je commence à penser que tu es en train de le devenir.

— Oui, peut-être…

Pensif, Arsène se tut comprenant qu’il était inutile de continuer. Ce qu’il avait perçu ce matin devant l’arbre et qu’il avait un peu oublié se représenta encore à son esprit et il eut l’impression qu’il commençait à entrevoir un étrange fonctionnement dans le mécanisme de ce qu’il était, et qu’il croyait et que tout le monde croyait être une chose entière et indivisible. Mais il ne pouvait suivre cela longtemps, la tête lui faisait mal. Il coupa court.

(à suivre)

(Revue Être Libre. No 271. Avril-Juin 1977)

(suite)

— Et alors, que fait-on aujourd’hui ?

— Aujourd’hui je propose moi d’aller à Versailles et à Saint-Germain si on a le temps. On trouvera peut-être un petit restaurant où Arsène pourra manger.

— Oui, oui, d’acc, s’écria Janine, aujourd’hui pas de cuisine. Allons.

Ils firent leur toilette tranquillement, sans se presser, et vers onze heure quittèrent la maison. Craignant de ne pas trouver à Versailles le petit restaurant qu’ils cherchaient, ils se dirigèrent de suite vers Saint-Germain où ils commencèrent par aller faire un tour sur la Terrasse.

— Que dis-tu de cette vue sur Paris ? demanda Louis.

— Magnifique, répondit Arsène.

Ils firent tout le tour de la Terrasse et revinrent au château qu’Arsène observa curieusement, selon son habitude.

— Ils ne regardaient à l’époque ni à la dépense ni à la qualité du travail, dit-il.

— Si vous voulez bien nous le visiterons après manger, décida Janine, car on risque de ne rien trouver si nous tardons trop et je vous annonce que j’ai faim.

Ils s’enquirent d’un restaurant et en trouvèrent un qui parut leur convenir.

— Moi, dit Louis en consultant la carte, je prends un homard à l’américaine pour commencer, notre discussion de ce matin m’a mis en appétit.

— Et toi Arsène ? demanda Janine.

— Moi, je ne sais pas. Si je peux avoir une omelette, quelques pommes au beurre et une salade, ce sera parfait.

— Moi, dit Janine, je prends… Ah ! il y a une tarte tatin, j’en veux, oui, mais avant… tiens, des langoustines à la sauce madère, ça doit être bon cela. Une langoustine pour moi. Après tout aujourd’hui c’est presque jour de fête.

Ils mangèrent copieusement, se régalèrent et un bon café apporta sa dernière note à cette ambiance d’euphorie.

Il fallut bien se lever quoique l’envie n’y était pas. Presque heureusement les visites du château étaient suspendues momentanément, car ils n’avaient envie ni les uns, ni les autres, d’aller parcourir d’antiques salles derrière la monotone voix d’un guide, tout au moins pour l’instant.

Ils résolurent quand même de continuer le programme et se dirigèrent sur Versailles espérant qu’un temps de route à l’air vif dissiperait la douce torpeur d’une trop bonne digestion.

(à suivre)