(Revue Question De. No 19. Juillet-Août 1977)
Jean Chevalier, docteur en théologie et philosophie, auteur de nombreux ouvrages, ex-directeur à l’UNESCO, analyse quelques livres importants et récents qui mettent en question le concept européen. De fait, la question qui se pose aujourd’hui est : pouvons-nous croire aux valeurs occidentales ? Il le faudrait, répond un géographe, Maurice Le Lannou ; il le faut, dit Raymond Aron ; non ! s’écrie Roger Garaudy. Ces trois ouvrages analysés par Jean Chevalier ont le mérite de poser le débat à divers niveaux : historique, politique, sociologique et spirituel.
On se demande aujourd’hui si l’Europe a jamais existé ou si, présumée existante, elle pourrait subsister. Son caractère spécifique est remis en question. Alors, que veut-on dire quand on parle de l’Europe ? Quel type d’unité est affublé de ce nom? Sur quoi se fonde-t-elle ? Mythe ou réalité, ou les deux à la fois, oscillant entre des périodes d’essor et de décadence ? On trouve des éléments de réponse à ces questions d’actualité en confrontant trois livres, parus cette année (1977), et très différents. De l’un à l’autre, on voit s’approfondir le problème.
Un constat : EUROPE, TERRE PROMISE de Maurice Le Lannou
Tout d’abord, pour garder les pieds sur terre, voici un géographe chevronné, professeur au Collège de France, Maurice Le Lannou, avec son livre d’une riche, claire et classique élégance, Europe, terre promise (Paris, Le Seuil, 1977). S’appuyant sur la géohistoire, il déclare d’emblée qu’il n’est pas du tout convaincu que « l’Europe ait jamais existé, du moins sous la forme qu’entendent ceux qui en brandissent l’idée ». Et il signale le contraste très significatif entre « l’ardeur des propos sur l’unité de l’Europe », chez certains hommes politiques, industriels, commerçants, journalistes et écrivains, et « la parfaite indifférence des peuples à son endroit ».
L’Europe, qui est au cœur de débats publics, se heurte à de multiples défis. L’Europe « miraculée » de l’après-guerre s’est élevée à un niveau de vie jamais atteint. Mais elle voit son expansion économique frappée par une conscience aiguë des inégalités sociales et par la violente réaction de ses fournisseurs en énergie et en matières premières. Son envol est soudain stoppé. Sa démographie connaît une chute sans précédent et son potentiel de travailleurs diminue (vieillissement des populations, abaissement de L’âge de la retraite, immigration massive de travailleurs étrangers). Qu’adviendrait-il si les relations se tendaient avec leurs pays d’origine jusqu’au point de rupture ? L’indépendance énergétique est également compromise, les mines de charbon et les ressources hydrauliques devenant insuffisantes, les nouvelles sources d’énergie étant discutées ou au simple stade expérimental. De plus, les pays intéressés sont divisés et exposés à une domination étrangère, soit technologique comme celle des Etats-Unis, soit matérielle, comme celle des pays extracteurs de pétrole ou d’uranium, soit idéologique comme celle des démocraties marxistes. La croissance de l’Europe portait une grande part d’illusion puisqu’elle dépendait de plus en plus d’apports étrangers et de débouchés à l’étranger. Le boom sur l’emploi fut vite suivi d’inflation monétaire, de chômage et d’une vertigineuse démoralisation.
L’Europe, si jamais elle eut conscience de son identité — d’une identité d’ailleurs mal définie — est en train de la perdre, pour ne plus devenir qu’« un morceau d’Occident inspiré par l’Amérique », d’une Amérique qui ne favorise pas l’unité européenne. « Cet impérialisme sans empire, écrit Maurice Le Lannou, ne domine pas seulement les économies, il va jusqu’à s’imposer à toutes les démarches des hommes. » L’image du bonheur a changé. C’est l’image d’une « civilisation sans culture » — selon le mot cruel d’André Piettre — qui plane sur les ondes d’un nouvel univers.
L’unité européenne a-t-elle jamais existé ?Une Europe ainsi assaillie ne trouve malheureusement de défense ni dans sa géographie ni dans son histoire, pour sauvegarder ou renforcer un semblant d’unité. Son espace tempéré, à la pointe occidentale et maritime de l’immense continent asiatique, a fait d’elle « la terre promise » d’une multitude d’envahisseurs, venus de l’Est, du Sud et du Nord. C’est peut-être à l’époque mésolithique (vers 5000 avant J.-C.) que l’Europe a présenté une figure discernable, et l’auteur se plaît à esquisser la vie semblable des peuplements dans leurs îlots forestiers, en bordure des mers et des lacs. Mais, dès le IIIe millénaire avant J.-C., cette relative unité se brise et l’Europe se diversifie : les barrières se hérissent et les combats commencent pour la conquête et la défense de l’« espace vital ». Vers cette époque, c’est du Proche et du Moyen-Orient que viennent les progrès techniques, les arts du feu et de la métallurgie, la naissance des monnaies. La variété des climats, du cap Nord au sud du triangle sicilien, des vallées et des chaînes montagneuses qui se creusent ou s’élèvent d’est en ouest, du nord au sud, les couloirs de circulation, les aires protégées, les migrations qui se sédentarisent, multiplient les différences entre les zones de peuplement. La diversité ne fait que s’accuser.
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Mais cette diversité explique aussi, peut-être, « la double face de l’Europe », telle qu’elle s’est révélée jusqu’à nos jours : d’une part, l’attachement au terroir, à l’« espace vital », à une vie sédentaire, qui se manifeste surtout dans le haut Moyen Age avec « l’uniformité endormie du grand domaine rural » (encore que ce sommeil fût secoué d’incessantes batailles pour acquérir des territoires) ; d’autre part, « l’aptitude à l’aventure, à l’ouverture, au rayonnement, à la domination ». C’est cette face de l’Europe qui a paru prédominante depuis l’ère des grandes navigations et des découvertes jusqu’à l’écroulement des Empires coloniaux après la Seconde Guerre mondiale. Mais, observe justement Maurice Le Lannou, même dans cette époque triomphante, même dans ses victoires, ses conquêtes et sa maîtrise du monde, l’Europe ne s’est « jamais montrée unie ». L’Europe n’a colonisé aucun pays. C’étaient des « Etats prépondérants » qui rivalisaient et se déchiraient entre eux. A l’intérieur de l’Europe, chaque Etat mettait son économie à l’abri des autres, la protégeait de leur concurrence, essayait pour lui de la développer. Il n’y eut pas de « grande domination » véritablement « européenne ». Cette Europe-là, dominatrice, commerçante et civilisatrice, n’était qu’un mythe. Mais ce mythe éclipsait aux yeux des étrangers la réalité des différences, des jalousies et des luttes entre Européens — malgré la violence de celles-ci — et il continue d’inspirer plus d’une interprétation de l’Histoire. Il est vrai, cependant, que cette expansion de pays divisés et rivaux a « bouleversé le monde ». C’est l’image d’eux-mêmes qui leur a été renvoyée par un monde soumis et fasciné qui leur a donné une certaine conscience de leur commune identité. Et c’est sans doute ce qui restera quand tout aura été perdu. Le déclin de son rayonnement, son abaissement auront donné à l’Europe son unité. « Uniformisée dans son déclin, l’Europe était au contraire fort diverse au temps de sa supériorité. C’est une de ses nombreuses contradictions. »
L’unité engendrera-t-elle l’uniformité ?
Mais cette unité du déclin risque de se fondre dans une uniformité plus vaste, dans la mesure où les modèles américain ou soviétique, par un gigantesque processus de bipolarisation, l’emporteront sur les particularités nationales ou régionales. Et l’existence même d’une Europe bien différenciée du reste du monde sera de nouveau compromise, comme « dissoute dans un système universel ». Cette immersion du petit continent privilégié dans un vaste ensemble occidental — ou oriental — loin d’abolir, aggraverait les oppositions internes dont l’Europe a déjà tant souffert. Elle entraînerait la perte de ce qui reste d’indépendance dans les pays d’Europe et les ravalerait à un rôle subordonné. Si les diversités tendent à s’effacer, les disparités augmentent en s’aigrissant. Le passage du national à l’européen sauverait le caractère spécifique de chaque pays européen ; le passage au mondial ou au bipolaire les soumettrait tous à l’uniformité. A part cette fusion contrainte ou voulue dans une masse, existe-t-il pour l’Europe une autre façon d’exister ? Est-elle définitivement impuissante à dégager une identité qui ne fut jamais acquise, en face des ensembles gigantesques qui l’enserrent ? N’aurait-elle pas un rôle propre à jouer ? Le monde d’aujourd’hui témoigne d’« un incroyable désordre sous le voile trompeur des libérations et des croissances. Rien d’honnête, rien de moral, rien de véritablement intelligent dans les rapports entre Occident industrialisé et tiers monde ou […] entre Nord et Sud. Peut-être l’Europe aurait-elle là une chance de prendre en main quelques rênes en retrouvant son vieux pouvoir d’invention et en révélant aux nations les voies d’une nouvelle sagesse ».
La primauté du spirituel : la seule chance de l’Europe
Dépouillée de sa puissance et de sa richesse, l’Europe peut être et inspirer « une attitude devant le monde ». L’existence de l’Europe ne dépend plus aujourd’hui que de deux facteurs : les ressources spirituelles, à fonds chrétien, dont la plupart de ses peuples furent les apôtres, mais aussi les traîtres ; le maintien de sa relation avec le reste du monde. Ni reniement ni repliement. Faute de foi dans ses valeurs de durée, qui sont aussi des valeurs de progrès et d’invention, faute de présence (au moins par elles) sur tous les points du globe, c’est pire qu’une crise et un déclin que connaîtra l’Europe, c’est un abaissement. Et l’abaissement, c’est « une » absence et un renoncement ». L’existence de l’Europe tient surtout à sa capacité de proposer une sagesse qui découvrirait le point de convergence des différents dynamismes de la planète : ce pourrait être la recherche d’une plus grande égalité entre les hommes, le vecteur d’une égalité réelle et progressive des droits, des libertés, des revenus, de la sécurité, des conditions de vie, dans la diversité spontanée des cultures. La primauté de l’économique, de la lutte pour les richesses, les profits et la croissance, ne parviendra jamais à donner une raison d’exister à l’Europe, ni son unité. Si l’on peut reprendre l’expression, ce sera « la primauté du spirituel ». Maurice Le Lannou n’a pas à se défendre d’être un nostalgique. Sa conclusion est au contraire tournée vers l’avenir. Car il n’y a pas d’avenir sans une grande exigence. L’Europe n’existera pas sans tenter de renouveler la sagesse des nations, et d’abord par l’exemple de sa propre organisation, de son programme et de son dynamisme.
Un plaidoyer : « PLAIDOYER POUR L’EUROPE » de Raymond Aron
Avec un style et des arguments différents, s’engageant avec sa redoutable vigueur de polémiste dans les débats actuels, sur tous les plans philosophique, économique et politique, Raymond Aron analyse, lui aussi, l’abaissement de l’Europe dans Plaidoyer pour l’Europe décadente (Paris, Robert Laffont, 1977). Il attaque les prétentions abusives de ceux qui croient remédier à la crise de l’Europe, partie spécifique d’une crise mondiale, en recourant aux solutions marxistes qui ne sont, à ses yeux, que des mystifications.
Peu d’économistes et d’hommes politiques connaissent leur domaine aussi bien que ce philosophe dont la dialectique impitoyable repose sur une érudition et une documentation sans défaut. Il se moque bien d’une classification de droite ou de gauche : ce qui compte pour lui, c’est la connaissance des réalités, faits, textes, chiffres, histoire, et une réflexion cohérente sur ces réalités. Il ne s’agit pas de résumer et de discuter ici ce maître livre d’une extrême densité et qui rassemble en une forte synthèse plusieurs ouvrages du même auteur. Nous n’en dégagerons qu’un ou deux thèmes, qui nous paraissent des plus importants et qui en appellent, au fond, eux aussi, à une certaine vie spirituelle.
Pour Raymond Aron, l’abaissement désigne « un rapport de force », la décadence « un jugement de valeur ou un schème du devenir ». Si l’Europe — il entend l’Europe libre — se trouve aujourd’hui abaissée, elle n’est pas nécessairement condamnée à la décadence. Elle représente toujours un certain système de valeurs. Elle serait condamnée si elle cédait, comme le font un trop grand nombre d’« intellectuels », à la tentation de l’idéologie marxiste qui renverse ce système de valeurs. Elle le serait aussi bien si l’attachement à un régime libéral devait conduire à une société permissive à l’excès et à un laxisme effréné, à des prétendues libertés qui ruineraient la liberté. Entre ces deux pôles se situe un débat passionnant qui met en cause tout un style de vie.
La tentation marxiste : le danger de l’idéocratie
Que l’Europe soit abaissée, c’est bien évident. Elle n’est plus capable de se défendre seule. Avec ses souvenirs d’un passé glorieux et d’épreuves humiliantes, la conscience européenne est « déchirée entre l’orgueil et le doute ». Alors, la tentation marxiste se répand.
Mais rien de plus confus que la référence au marxisme, dont se gargarisent tant de journalistes, d’écrivains, de professeurs et d’orateurs. Il existe un marxisme des textes, et encore a-t-il varié de la jeunesse à la vieillesse de Karl Marx, à la suite de ses combats et réflexions. Il existe aussi des marxismes innombrables de commentateurs, chacun expliquant et interprétant à sa façon des textes choisis qu’il monte en épingle. Il existe une vulgate du marxisme, la version simplifiée que les partis présentent aux peuples : un marxisme vulgaire, par opposition au marxisme subtil. Raymond Aron décrit avec précision et rigueur, textes à l’appui, ces avatars du marxisme et du marxisme-léninisme qui, d’un côté, ont mystifié l’Europe libérale et, de l’autre côté, transformé l’idéologie en une idéocratie. C’est la première partie du livre.
Mystifiée, l’Europe libérale a perdu conscience de sa supériorité économique sur le monde dit marxiste, en tout ce qui regarde la productivité, le management, le niveau de vie et les libertés. L’étude comparée des systèmes, tels qu’ils fonctionnent effectivement — chiffres à l’appui, est des plus instructives. C’est la seconde partie du livre.
La démocratie libérale porte-t-elle en elle-même ses facteurs de destruction ?
Enfin, mystifiée et inconsciente, l’Europe sera-t-elle victime d’elle-même ? Le principe même de la démocratie libérale contient-il le germe de son autodestruction ? Comment a-t-il joué dans les principaux pays du Marché commun ? Quelle influence les Etats-Unis ont-ils exercée sur les origines de la crise actuelle ? Avec eux ou sans eux, parviendrait-on à la surmonter ? Après l’étude des idéologies et des résultats économiques, Raymond Aron procède en cette troisième partie à l’analyse politique de la situation. Les nombreux facteurs de la crise ne sont d’ailleurs pas à séparer les uns des autres : matériels et spirituels, ils se tiennent et produisent un effet cumulatif. La décadence de l’Europe serait sans doute irrémédiable si les pays européens ne prenaient conscience des dimensions nouvelles du monde. Une contradiction, inhérente aux démocraties libérales, risque toujours de les détruire. Le pluralisme des partis qu’elles autorisent, tolère, en effet, l’existence et l’action de partis qui sont ennemis du pluralisme. Les partis rivalisent, avec des objectifs différents, pour accéder au pouvoir dans une libre compétition. Certains parmi eux, une fois arrivés au pouvoir par élection ou par violence, supprimeraient la compétition. Ils reprendraient le mot célèbre : « Je vous refuse au nom de mes principes la liberté que vous m’avez accordée au nom des vôtres. » La formule inverse : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » serait une contradiction du principe libéral.
En conséquence, ou la démocratie libérale contredit son principe, ou son principe la livre à ses ennemis. Comment peut-elle se défendre tout en restant cohérente avec elle-même ? Il n’y a pas de réponse simple à une telle question, hormis l’hypothèse d’un consensus de tous les partis sur une loi fondamentale de société.
Mais, de la revendication partielle à la concession, et de concession en concession, un régime libéral vérifie bientôt ce que Raymond Aron appelle la « loi de Tocqueville » et qu’il exprime de multiples manières : « Les révolutions abattent les régimes qui s’affaiblissent eux-mêmes par des réformes. C’est quand ils se « libéralisent » que les despotismes deviennent vulnérables. Les derniers privilèges indignent d’autant plus que la plupart des autres ont été supprimés. Ceux qui aperçoivent le sommet sans pouvoir l’atteindre sont portés à la révolte, alors que les victimes du système tolèrent le sort qu’elles ne se jugent pas capables de changer. » Ces diverses formules, qui vont dans le même sens, s’appliquent à des situations différentes qui peuvent toutes se présenter en France et dans d’autres pays d’Europe, dans les années 1977-1980. Et, pourtant, un mouvement continu de réformes s’impose à toute démocratie vivante.
Entre l’autoritarisme et le libéralisme : un équilibre délicat
L’homme étant supposé « une machine à désir », il est certain qu’aucune satisfaction ne peut être totale, non plus qu’aucune tolérance. Il arrive un point où la société, sous peine de suicide, devient nécessairement répressive. En démocratie libérale, on crie alors à l’atteinte aux libertés. Si les autres régimes sont infiniment plus répressifs, on leur en fait moins grief, car ils gardent l’avantage de la cohérence. Aussi voit-on s’élever des vagues incessantes de dénigrement, des tempêtes de protestation sous les régimes libéraux à la moindre marque d’autorité ou de désaccord, alors qu’un silence pudique ou d’indulgentes explications couvrent les plus despotiques contraintes d’autres régimes.
De même, si l’Etat démocratico-libéral exerce son autorité, les partisans de l’Etat non libéral crient à la répression, à l’oppression, à l’aliénation ; s’il ne l’exerce pas, ils la provoquent ; ils dénoncent à la fois sa faiblesse et sa force, et forment des comités ou des groupes de pression dans tous les secteurs de la vie sociale pour le combattre, sous le prétexte de la défense des droits et des libertés.
Il y a une telle audace dans le renversement des perspectives que l’Europe de l’Ouest hésite à prendre conscience de sa supériorité économique (productivité), sociale (niveau de vie et libertés individuelles, etc.), politique (pluralisme des partis, de la presse et des opinons) sur l’Europe de l’Est. Sur tous les points de comparaison, Raymond Aron apporte des précisions frappantes. Il analyse avec subtilité — discutant Pareto, Weber et d’autres sociologues — ce phénomène de démesure dans les jugements sur la répression. La défense des aliénés, des criminels, des dévoyés sexuels contre les contraintes de l’hospice, de la prison ou de tabous sociaux peut procéder d’un certain respect de la personne. Il peut aussi dissimuler une entreprise de subversion totale. Pareto aurait cité parmi les symptômes « annonciateurs de la chute de l’ordre établi : la sympathie témoignée aux délinquants plus qu’aux victimes et aux juges, la réduction du nombre et de la sévérité des sanctions, la mise en accusation de la société, coupable par définition, et non des criminels, en bref l’état d’esprit », qu’il aurait appelé humanitarisme. Toute forme de société présente un certain caractère oppressif, que l’autorité se prétende traditionnelle, rationnelle ou charismatique. Mais en dénonçant ce caractère, on réussit à le réduire dans une société libérale, tandis qu’on l’aggrave dans une société de tendance totalitaire. Critiquant un livre préfacé par François Mitterrand, Liberté, libertés, Raymond Aron conclut : « En Occident, ce qui crée le danger, c’est moins la tentation totalitaire que la démesure des aspirations libé» raies, l’impatience des revendications égalitaires […]. Les réformes possibles n’accompliront jamais toutes les aspirations libérales ; les activités productives et militaires restent soumises à des contraintes spécifiques. » Dans la conquête des libertés, on arrive vite à un degré de tension qui risque « de compromettre les libertés sous prétexte de les élargir ». L’esprit de mesure commande à toute vie sociale : un désir tempéré par la discipline, la liberté avec le sens des responsabilités.
Le sinistrisme selon Raymond Aron
Louis Pauwels a dénoncé naguère la « sinistrose », ce travers mental qui consiste à ne voir que le mauvais côté des choses, le risque catastrophique porté par les événements. Raymond Aron décrit, lui, une forme particulière de ce travers, « le sinistrisme », qui condamne comme suspect, injuste et oppressif tout ce qui se passe à droite et au centre, et qui déborde d’indulgente compréhension envers le pire, s’il se produit à gauche. « L’intellectuel, grand ou petit, savant ou plumitif, vitupère sans retenue la cruauté d’un despote de droite ; il éprouve un trouble de conscience à égratigner, fût-ce avec des doigts de rose, un régime totalitaire qui se dit de gauche […]. Application systématique du principe : deux poids, deux mesures. » Jean-Paul Sartre, entre cent autres, en donne un singulier exemple : « Il témoigne d’une indulgence extrême aux crimes commis au nom des « bonnes idées », il manifeste plus d’une fois un manichéisme primitif ; la gauche trahit éventuellement les justes causes, mais, hors de la gauche, pas de salut. » Il est vrai qu’une évolution se dessine ces dernières années, ces derniers mois, en Europe, et notamment en France, vers un discernement plus critique des réalités de la gauche. En fait, les Européens n’éprouvent pas, dans l’ensemble, « la tentation totalitaire : ils guérissent lentement du sinistrisme bien que nombre d’intellectuels, petits ou grands, ne renoncent ni à leurs préjugés ni à la drogue (idéologique). Mais il ne suffit pas de refuser la servitude, il faut encore percevoir les dangers et y faire face ». Le danger qui guette l’Europe libre, en ce moment, est d’adopter un système de pensée et un programme d’action qui déclarent satisfaire au double désir d’égalité et de liberté, mais dont les applications pratiques engendrent de nouvelles injustices et multiplient les contraintes : l’oppression au nom de la liberté ; les privilèges des bureaucrates au nom de l’égalité.
L’Europe est un fragment d’un monde occidental qui ne va pas sans tensions et conflits, mais où son esprit de créativité, sa faculté d’adaptation, son goût de la liberté, son respect de la personne, peuvent jouer encore un rôle important, sinon déterminant. Son abaissement ne doit pas la conduire à une démission, soit entre les mains d’un régime idéocratique, aux idées fausses, qui l’achèverait, soit au profit d’un laisser-aller sans discipline et sans vision d’avenir. « La civilisation de jouissance se condamne elle-même à la mort lorsqu’elle se désintéresse de l’avenir. » Il dépend des Européens que la crise demeure « un incident de parcours et ne devienne pas une étape du déclin ».
Un réquisitoire : « POUR UN DIALOGUE DES CIVILISATIONS » de Roger Garaudy
Après le plaidoyer, le réquisitoire. C’est également le problème de l’Europe, comprise avec les Etats-Unis d’Amérique sous le terme d’Occident, qu’aborde Roger Garaudy, dans son dernier livre Pour un dialogue des civilisations (Paris, Denoël, 1977), avec ce calembour en sous-titre : L’Occident est un accident. Bel exemple de sinistrisme, qui retient surtout l’aspect néfaste et destructeur du rôle historique de l’Occident, et ne considère que l’aspect positif des autres civilisations. Je me sens d’accord sur la nécessité d’un dialogue des civilisations. J’ai aussi beaucoup voyagé et, de toutes mes forces — beaucoup plus modestes que celles de Roger Garaudy —, j’ai toujours travaillé à instaurer et approfondir ce dialogue. Mais c’est peut-être une coquetterie de notre part de ne voir que la beauté chez les autres, que les laideurs chez nous. C’est aussi fausser le dialogue, déséquilibrer ses fondements et manquer de confiance non seulement en soi, mais en ceux que l’on veut honorer. Cette méconnaissance d’une partie des réalités n’est pas une façon très féconde de préparer l’avenir.
Bien sûr, « l’Occident est un accident », en ce sens qu’il pouvait très bien ne pas exister, et nous avons même vu mettre son existence en doute. Mais qu’il soit un accident au sens d’un événement fâcheux et néfaste, voilà qui mériterait quelques nuances, surtout si l’on se propose d’« inventer le futur ». L’auteur n’a qu’une vue très partielle, partisane, de l’Occident quand il le définit par « cette manière […] de considérer que l’individu est le centre et la mesure de toute chose, de réduire toute réalité en concept, c’est-à-dire d’ériger en valeurs suprêmes la science et les techniques comme moyens de manipuler les choses et les hommes, [qui] est une exception minuscule dans l’épopée humaine de trois millions d’années ». On pourrait au contraire considérer le respect de l’individu, le sens de la personne humaine, comme un progrès de la conscience au cours d’une longue évolution, progrès toujours susceptible d’être perverti. Pourquoi n’en signaler que la perversion ?
Nous sommes bien d’accord (à condition de ne pas rejeter dans un mépris global toutes les autres valeurs d’Occident) sur cette idée que « la création d’un avenir véritable exige que soient retrouvées toutes les dimensions de l’homme développées dans les civilisations et les cultures non occidentales ». Le projet planétaire, le « projet espérance », qui résulterait de cette synthèse des valeurs, se caractériserait par « une perspective communautaire, associative », à la place de la perspective individualiste ; par « une démocratie participative », fondée sur les initiatives de la base, à la place de la démocratie représentative où le pouvoir du peuple est aliéné au profit d’une techno-bureaucratie ; par « un engagement personnel et intérieur de chacun à l’égard du tout », qui suppose « une réflexion sur les fins », à la place des moyens et techniques du pouvoir imposés de l’extérieur par les institutions. Bref, une conversion. L’auteur se défend de proposer une utopie. Il tire la leçon de ses voyages à travers le monde, de ses contacts et de ses entretiens avec les hommes et les groupes les plus divers. Pour lui, « il s’agit de définir le dénominateur commun de leurs aspirations, d’ouvrir l’horizon de nouveaux possibles ». Partout, en chaque culture, en chaque homme, il a « cru découvrir […] l’empreinte divine ». Et son livre veut en être le témoignage.
L’Occident n’existerait selon Garaudy que par ses emprunts à l’Asie et à l’Afrique. Mais il aurait corrompu tout ce qu’il empruntait. Son orientation vers « la domination de la nature et des hommes », cette « volonté de puissance et de domination » trouvent toutes leurs composantes dans l’épopée de Gilgamesh, quatre mille ans avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. L’Asie Mineure, l’Egypte, la Crète ont formé les philosophes grecs : mais ils ont engendré le conceptualisme et l’individualisme. Notre Occident a rejeté l’union avec la nature, que symbolise le mythe d’Osiris, et ce sens de la mort et du sacré qui éclate dans l’art égyptien. Avec les autres peuples, il ne recherchera plus que la relation d’un impérialisme expansionniste. Le christianisme occidental, né en Orient, a été perverti par la pensée grecque, dualiste et idéaliste, et par l’organisation romaine, légaliste et oppressive. Le rapport de l’homme occidental est le même avec les hommes qu’avec la nature, c’est un rapport de « conquérant à dominé. » Puissance et profit.
La supériorité européenne selon Roger Garaudy
Trois postulats commandent la civilisation occidentale (et le marxisme y demeure assujetti) : la primauté de l’action et du travail, comme valeurs fondamentales ; la primauté de la raison (surtout scientifique et technologique) ; la primauté du « mauvais infini », l’infini purement quantitatif. Ces postulats ont déterminé deux effets contraires et corrélatifs : le développement en Occident, le sous-développement dans les autres continents. L’un et l’autre sont un produit de l’exploitation. « La supériorité européenne ne tient pas à une supériorité de culture, mais à l’avantage qu’elle détenait dans deux secteurs : la marine et les armes. » En voici l’une des illustrations : « Les bronzes du Bénin étaient plus beaux, mais moins efficaces que les canons de bronze des Portugais ! » On croirait entendre un écho de Bossuet, quand Garaudy nous dit : « Les grandes fortunes des firmes capitalistes sont nées ainsi dans la boue et le sang. » Bref, un procès en règle, bien documenté, des points de vue économique, politique, humanitaire, culturel, de l’action de l’Occident, et notamment de l’Europe, dans toutes les parties du monde.
L’auteur nous promène à travers le monde, faisant part au lecteur de toutes ses découvertes des Antilles en Océanie, du Dahomey au Japon, etc. Il y a partout, pour l’Occidental, des dimensions à retrouver. « Un véritable dialogue des civilisations n’est possible que si je considère l’autre homme et l’autre culture comme une partie de moi-même qui m’habite et me révèle ce qui me manque. » Ce dialogue comporte un système nouveau d’éducation qui accorde une place « au moins aussi importante » dans les études aux civilisations non occidentales qu’à la culture de l’Occident, à l’esthétique qu’à la science et aux techniques, à la réflexion sur les fins qu’à l’histoire.
Le projet planétaire qui naît de ce vaste parcours conduit d’abord à se détacher du sentiment de la fatalité : rien n’était fatal dans le passé, rien n’est fatal pour l’avenir. L’histoire humaine n’est pas le champ de la nécessité. Un grand projet « n’est jamais le simple reflet d’une réalité, mais le modèle ou le projet d’un monde à transformer ou à créer, d’un ordre qui n’existe pas encore, une anticipation du futur ». Des expériences sont déjà tentées — au jugement de Roger Garaudy qui les analyse brièvement — de cette synthèse novatrice : le socialisme communautaire de l’Ujamaa en Tanzanie ; le socialisme islamique défini par la Charte d’Alger en 1976 ; le Satyagraha (attachement à la vérité) de Gandhi, qui unit le sens de l’autonomie et celui de la responsabilité personnelle au service de la société ; en Amérique latine, la pédagogie de la « conscientisation » de Paolo Freire et la théologie de la libération du père Guttierez ; en Chine, « le Tao de la science » du physicien R.G.H. Sin, sur l’unité de l’homme et de la nature, qui est brisée par la pensée occidentale lorsqu’elle prétend asservir l’une à l’autre ; et enfin la révolution culturelle chinoise si mal comprise par l’Occident. Il reste à cet Occident à équilibrer une conception rationaliste et dominatrice par une expérience vécue, de nature poétique et mystique. C’est un fait que les poètes et les mystiques se sont tous élevés contre la civilisation de leur milieu. Il faut réconcilier Apollon et Dionysos, Athéna et Aphrodite. Une « nouvelle alliance est à conclure, où le christianisme jouerait le rôle d’un levain, la foi étant vécue « plus profondément » dans le mouvement que dans l’ordre, la Parole jouant son vrai rôle « qui est d’interroger et d’éclairer, et non pas de soumettre et de diriger ».
Il existe une autre alternative
Un souffle religieux soulève finalement ces pages, toutes nourries d’observations politiques et culturelles. C’est ce qui manque à tant de livres sur l’Europe qui ne nous offrent aucune « vision du monde ». Il présente une autre alternative que celle du capitalisme et du marxisme, un véritable dépassement qui pourrait, à ses yeux, remédier à l’« abaissement » de l’Europe : « Dans le capitalisme, Dieu est devenu l’argent, le veau d’or ; dans le socialisme, le matérialisme dialectique est devenu une sorte de religion avec un dogme intangible, le parti devenant l’ersatz de Dieu dans une sorte de théologie laïcisée, la pire des théologies. »
Hormis la partialité de certains exposés, j’adopterais bien volontiers en conclusion ces mots de Roger Garaudy : « Vers l’invention du futur […], on ne peut réduire le projet spirituel de l’humanité au projet occidental de la science pour la science, de la technique pour la technique, comme si le fonctionnement de la machine était le but […]. Nous avons beaucoup à apprendre de la sagesse orientale. En retour, il se peut que les habitants d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine intègrent certains aspects positifs de notre science et de notre technique. Un échange permettant un véritable dialogue des civilisations n’a rien d’impossible. Mais un dialogue suppose que chacun soit convaincu qu’il a quelque chose à apprendre de l’autre. »
En dépit de leurs différences, constat, plaidoyer, réquisitoire, ces trois livres importants convergent vers une même invitation à l’adresse des Européens du monde occidental et des Américains. Ils ne doivent pas limiter leurs ambitions aux problèmes économiques, sociaux, politiques et militaires. Les raisonnements et les compétitions à ce niveau ne suffiront pas à modifier les convictions opposées, à surmonter les scepticismes, et se traduiront toujours par des rapports de force. Il faut une vision du monde où tout l’humain soit concerné, et tous les hommes, dans une pacifique, solidaire et généreuse émulation. « Un peuple sans vision est un peuple sans avenir », disent les Proverbes. Quelle vision du monde, large, profonde, intégrale, unit-elle les pays d’Europe, pour leur permettre d’exister, d’échapper à la décadence et d’entrer dans le dialogue des civilisations ? Ces trois livres contribueront à réunir les composantes d’une telle vision.
Jean Chevalier