Martin Ratte
Assez des synchronicités !

Nous sommes toutefois, pour la plupart d’entre nous, aveugles à cette interconnexion globale. Pour connaître une telle relation globale, il faut cesser d’utiliser notre pensée et se libérer de notre besoin d’interpréter les choses. Comme on l’a dit plus haut, la pensée (ou l’interprétation) a une portée locale ou limitée, ce qui la rend incapable de saisir l’interconnexion globale du monde et de ma vie. Mais si je ne perçois plus ma vie par le biais de mes pensées ou de mes jugements, comment vais-je lui donner un sens ?

Nous cherchons tous la sécurité. Cette sécurité, à un très jeune âge, nous la trouvons souvent auprès de nos parents, lorsqu’ils nous disent : « Bravo, tu as bien agi » ou « Attention ! tu risques de te faire mal ». Vous pensez peut-être que ce besoin de se faire indiquer le chemin prend éventuellement fin, une fois devenu adulte. Pour la quasi-totalité d’entre nous, il n’en est rien. Nous restons très souvent des enfants. Nous avons constamment besoin de petites tapes dans le dos pour nous sentir encouragés ou pour ne pas nous sentir perdus. Nous avons besoin que notre femme ou notre patron nous encourage et nous dise que nous faisons bien les choses. Jusqu’ici, je n’ai probablement rien dit de vraiment très surprenant. Attendez un peu, car ce désir de se faire indiquer le chemin ou de se faire réconforter peut prendre des formes pour le moins surprenantes. C’est ce que j’ai pu constater en côtoyant certaines personnes. Ces personnes, souvent très intelligentes et beaucoup plus nombreuses que vous le croyez, me disent que des événements dans leur vie leur « répondent ». Pour mieux me faire comprendre, un exemple serait utile. Je suis philosophe, et, selon ces adeptes de la synchronicité, la vie me « répondrait » si, en me promenant dans la forêt, je voyais une chouette, un oiseau connu pour être le symbole de la philosophie. Cet oiseau me « répondrait », car il m’indiquerait que je suis dans ma voie de philosophe ; que j’accomplis bien mon destin ; que je suis en harmonie avec ma nature, etc. Ce genre de « message » de la vie, qui me concernerait et que je vois comme un repère, un réconfort, est appelé « synchronicités » par ces gens. J’aimerais, dans cette réflexion, m’attaquer à cette mythologie entourant ces soi-disant synchronicités. Mes critiques seront de deux sortes : ontologique et épistémique. Dans mes critiques de type ontologique, je m’appliquerai à montrer qu’il est invraisemblable d’affirmer que les synchronicités existent vraiment. Dans mes critiques épistémiques, je remettrai en question la valeur des attitudes cognitives (ou épistémiques) de celui qui recherche et voit des synchronicités partout.

Critique ontologique

Comment, me direz-vous, peut-on sérieusement croire que la présence de cette chouette perchée sur sa branche signifie ou indique que je suis en phase avec mon destin de philosophe ? Je n’ai a priori aucune raison sérieuse de croire que cette chouette indique ceci en moi. Bien sûr, il y a un lien sémantique entre mon statut de philosophe et cette chouette, qui est le symbole de la philosophie, mais, en dehors de ce lien sémantique, n’est-ce pas par hasard qu’elle et moi nous trouvons réuni à l’occasion de cette promenade en forêt ? Mais pour que cette chouette puisse indiquer ma nature de philosophe, il faudrait qu’elle soit liée de façon causale avec ma nature. Par exemple, les nuages gris indiquent la pluie à venir parce qu’ils lui sont causalement reliés. Or, apparemment, cette chouette et moi ne sommes pas reliés causalement. Comme on le disait, il est alors déraisonnable de supposer que cette chouette indique l’état de ma nature de philosophe.

Les adeptes de la synchronicité ont une réponse à apporter à cette objection. Selon eux, tout est relié à tout. En raison de cette interconnexion universelle ou globale, ils affirment que cette chouette, elle aussi, est causalement reliée à ce que je suis, un philosophe.

Cette idée — que tout est causalement relié à tout — est-elle raisonnable ? Elle pourrait bien l’être. Cette idée fait écho à ce qu’on appelle en physique le caractère non local du monde. Les éléments d’un système sont de nature locale si le comportement de chaque élément est fonction d’une partie des autres éléments du système. Et, à l’inverse, les éléments d’un système sont de nature non locale quand le comportement de chacun d’eux est fonction de tous les autres. Les physiciens, il me semble, appuient cette hypothèse d’un monde ayant un caractère non local. Doit-on, de ce fait, admettre que les partisans de la synchronicité ont raison ? La chouette de l’autre jour était-elle vraiment causalement reliée à ma nature de philosophe ? Peut-être, mais même si c’était le cas, les adeptes des synchronicités ne s’en tireraient pas pour autant. Si tout est relié à tout, alors même les « opposés » sont reliés entre eux. Donc, non seulement la chouette est reliée à ma nature de philosophe, mais elle l’est aussi avec la partie délinquante, idiote et paresseuse en moi, bref, avec tout ce qui n’est pas philosophique chez moi. Je ne peux donc pas me dire que cette chouette est là pour mon caractère de philosophe. Apparemment, donc, il est assez absurde de trouver des synchronicités, puisque tout renvoie à tout. D’une certaine façon, en raison de cette interconnexion globale, tout est synchronicité. Mais si tout est synchronicité, cela ne fait plus vraiment sens de parler de synchronicité.

Mon portrait des synchronicités n’a pas tenu compte de la perspective du psychologue Karl Gustav Jung. Selon ce penseur, les synchronicités sont des phénomènes acausaux, dans lesquels la signification d’un événement psychique et celle d’un événement physique se répondent en vertu de l’activation d’un archétype sous-jacent et non pas à cause d’une relation causale entre ces deux événements. Je dois vous avouer que je connais très mal, voire presque pas, la théorie de Jung. Elle ne m’intéresse pas vraiment non plus, car, même en ne l’ayant pas beaucoup explorée, je la trouve trop spéculative. Quoi qu’il en soit, sachez que la critique ontologique développée jusqu’ici n’affecte pas la théorie de Jung, car cette critique a porté sur une conception causale des synchronicités, tandis que Jung les comprend en termes acausaux. Cependant, les critiques qui vont suivre, de nature épistémique, toucheront autant la perspective jungienne que celle que nous avons développée jusqu’à maintenant.

Critiques épistémiques

Ma première thèse critique et épistémique est très simple : la « perception » des synchronicités nous rend aveugles à notre interconnexion globale avec le monde.

Quand on croit voir une synchronicité, on interprète le monde. Par exemple, on se dit : « Cette chouette m’indique que je suis un bon philosophe ». Or, toute interprétation est de nature locale. Vous ne voyez pas pourquoi? Considérez alors ceci. Quand j’interprète le monde, je le juge ou pense quelque chose à son sujet. Or, toute pensée est limitée ou locale. C’est que la pensée est le fruit de nos expériences passées, et nos expériences sont limitées. En effet, on fait une expérience en ayant une intention ou un but, et cette intention donne une direction à notre expérience, ce qui exclut les autres directions, d’où le caractère local de cette expérience. Donc, comme je le disais, le sens ou la signification d’une pensée ne peut être que local. Ceux qui voient des synchronicités dans le monde, en interprétant le monde ou en lui appliquant des pensées, ne sont donc nullement sensibles à l’univers, à sa nature non locale ou à son interconnexion globale. En fait, pour être sensible et réceptif au caractère non local de l’univers, il faut voir les choses sans leur porter le moindre jugement, sans jamais rien interpréter. Nous y reviendrons plus tard, dans la conclusion de ce court texte.

Une deuxième thèse épistémique peut être soutenue : notre recherche de synchronicités est une recherche d’illusions.

Tout d’abord, les synchronicités donnent de la sécurité. Je me sens bien ou en sécurité en pensant que cette chouette indique que je remplis particulièrement bien mon rôle de philosophe. À ce moment, je me sens à ma place, je me sens spécial, autant de facteurs de sécurité. Or, si quelque chose donne de la sécurité, je vais naturellement le désirer. Donc, notre recherche de synchronicités s’appuie sur un désir de sécurité.

Mais ne pourrais-je pas désirer voir des synchronicités à partir d’un désir non pas de sécurité, mais de vérité ? Je n’en crois rien. C’est en me basant sur mes connaissances que je vois une synchronicité dans la présence de la chouette. Plus précisément, je connais évidemment le fait que cette chouette est le symbole de la philosophie. De plus, supposons que je me sens bien dans ma vie de philosophe, que ce dernier mois, par exemple, mon activité de philosophe s’est avérée particulièrement fructueuse. C’est là une autre des choses que je connais. Enfin, des gens m’ont dit, et je les ai crus, que le monde était rempli de synchronicités. Je connais donc tout cela. Qu’est-ce que je vais faire avec toutes ces connaissances ? Plus précisément, quelle est la fonction de nos connaissances ? J’utilise mes connaissances pour me faire du bien ou pour éviter les coups de la vie. Autrement dit, comme je me sens en sécurité quand je me sens bien ou quand j’évite les dangers, j’utilise mes connaissances afin de trouver de la sécurité. Par conséquent, comme on trouve des synchronicités en se basant sur nos connaissances, il est clair que nous les recherchons à partir d’un désir de sécurité.

Ainsi, nous avons notamment vu que les synchronicités donnent de la sécurité. À ce titre, il est intéressant de noter que les gens en grande souffrance auront tendance à voir beaucoup de synchronicités autour d’eux lorsqu’ils se sortent enfin de leur épreuve. Lorsqu’on se sort d’une très grande difficulté, on retrouve un sentiment de sécurité. Or, si je retrouve pareil sentiment, je vois le monde davantage comme une source de sécurité. Mais voir des synchronicités dans le monde nous le présente précisément comme sécuritaire. Par conséquent, la personne qui se rétablit aura tendance à voir dans son monde beaucoup de synchronicités.

Mais n’est-ce pas merveilleux de voir son monde comme sécuritaire ? Le problème est que la sécurité en question est une sécurité psychologique, c’est-à-dire une sécurité pour le moi. Autrement dit, quand on voit une synchronicité, c’est notre moi qui gagne de la sécurité. Or, la sécurité psychologique est illusoire, car le moi est précisément une illusion. Donc, vivre en étant à l’affût de synchronicités, c’est vivre en étant à la recherche d’un état illusoire — la sécurité psychologique. Voilà précisément la seconde thèse que nous voulions établir.

Nous pouvons défendre une troisième thèse (épistémique) intéressante : cette inclination à voir des synchronicités partout est révélatrice d’un rapport duel ou de séparation entre soi et le monde. Pourquoi est-ce ainsi ? Comme nous l’avons vu, la recherche de synchronicités est motivée par le désir de se sentir en sécurité. Or, si je cherche la sécurité, je regarde le monde seulement en tant qu’il permet de satisfaire mes objectifs de sécurité. Autrement dit, j’instrumentalise le monde. Mais une telle instrumentalisation de sa vie et du monde est inévitablement un acte par lequel je m’en sépare ou m’en divise. Soyons-en donc sûrs : l’amateur de synchronicité, jungien ou non, est divorcé du monde.

Une dernière réflexion s’impose. Les adeptes de la synchronicité disent que les « synchronicités » qu’ils vivent sont si extraordinaires qu’elles ne peuvent pas être mises sur un pied d’égalité avec des événements ayant des liens « normaux », comme celui qui existe, par exemple, entre ma sortie hors de mon domicile et ma perception d’un passant dans la rue alors que j’ouvre la porte. À cela, je réponds que notre capacité à établir des liens surprenants est infinie. Pourquoi cela ? Parce que je peux interpréter ce que je vois d’une infinité de façons, si bien que je trouverai toujours un lien spécial entre moi et les choses. Par exemple, je peux percevoir la poire déposée sur le comptoir chez moi comme signifiant « La poire mûrie à point » ou « La poire achetée par ma femme » ou « La poire source de nutriments » ou « La poire déposée sur le comptoir que mon frère a construit », etc. Parmi ces interprétations possibles de ma poire, et elles sont en principe infinies, il y en aura certainement une qui rejoindra ce que je vis ces jours-ci. Par exemple, si ma compagne m’a dit dernièrement qu’elle apprécie tout particulièrement chez moi le fait que je sois un homme mûr, je pourrais interpréter cette poire comme étant le fruit mûri à point, de sorte que je pourrai me dire que ma vie, à travers cette poire, répond à ce que je suis, d’être un homme mûr. Autrement dit, je verrai une synchronicité entre la présence de cette poire et moi-même. Il est donc tout à fait normal, si je suis à l’affût de « messages » provenant du monde, que j’en voie partout.

En conclusion, retenez qu’il est absurde de vouloir chercher des synchronicités autour de vous, tout simplement parce que tout est relié à tout, de sorte que vous êtes en synchronicité avec chacun des moments de votre vie. Vous n’avez donc pas à vous concentrer sur cet événement de votre vie plutôt qu’un autre. Nous sommes toutefois, pour la plupart d’entre nous, aveugles à cette interconnexion globale. Pour connaître une telle relation globale, il faut cesser d’utiliser notre pensée et se libérer de notre besoin d’interpréter les choses. Comme on l’a dit plus haut, la pensée (ou l’interprétation) a une portée locale ou limitée, ce qui la rend incapable de saisir l’interconnexion globale du monde et de ma vie. Mais si je ne perçois plus ma vie par le biais de mes pensées ou de mes jugements, comment vais-je lui donner un sens ? Après tout, n’est-ce pas grâce à ma pensée que je donne un sens à mon monde ? À cela, je réponds qu’il existe une autre façon de se rapporter au monde, une façon qui laisse place à son interconnexion globale. En n’interposant pas de pensée entre soi et le monde, le sujet accède directement à ce dernier. Dans ce contact direct, le monde est pénétré en son cœur et il révèle ses secrets : il révèle son essence. En percevant l’essence du moment de vie que je traverse, je ne comprendrai pas ce moment comme étant séparé ou en opposition à ce qui se passe par ailleurs dans le monde, mais je me sentirai au contraire intimement relié à tout autour de moi. Les essences relient.