Colin Todhunter
Au-delà des lois agricoles : le nuage d’entreprise prêt à régner sur les champs de l’Inde

Bayer, société tristement célèbre pour son histoire d’agrochimiques toxiques et de contrôle monopolistique des semences, participe désormais à la conception des marchés du carbone et des régimes de protection des cultures. Amazon Kisan intègre la production agricole indienne à ses chaînes d’approvisionnement numériques, plaçant de fait le géant du commerce électronique comme intermédiaire entre le producteur et le consommateur. Et le rôle de Syngenta dans l’agriculture « de précision » basée sur les drones et l’intelligence artificielle introduit des technologies propriétaires coûteuses qui rendent les agriculteurs dépendants des plateformes d’entreprise.

Près de quatre ans après que les manifestations historiques des agriculteurs indiens, qui ont duré un an, ont forcé l’abrogation de trois lois agricoles favorables aux entreprises, il est clair que le programme sous-jacent du gouvernement demeure intact. L’abrogation n’a été guère plus qu’une retraite tactique.

Aujourd’hui, le même programme de corporisation (recolonisation) est promu par des dispositifs bureaucratiques, des partenariats d’agriculture numérique et des cadres politiques qui prônent « l’efficacité » et la « modernisation ».

Le livre Food Dependency and Dispossession: Resisting the New World Order (Dépendance alimentaire et dépossession : résister au nouvel ordre mondial) offre des éclairages sur la crise agraire de l’Inde, avec plusieurs chapitres et des sections substantielles analysant l’impact des politiques néolibérales, de la Révolution verte et des lois agricoles. Dans ce livre, j’avais averti que le pouvoir des entreprises se réaffirmerait après l’abrogation des trois lois. L’ouvrage explorait les véritables bénéficiaires de la législation, les motivations des puissants intérêts qui l’exigeaient et ses conséquences profondes pour la souveraineté nationale, les agriculteurs et le public.

En février 2022, lors de la publication du livre, j’affirmais que l’abrogation des trois lois était :

guère plus qu’une manœuvre tactique… Les puissants intérêts mondiaux derrière ces lois n’ont pas disparu… Ces intérêts s’inscrivent dans un programme vieux de plusieurs décennies visant à remplacer le système agroalimentaire existant en Inde… l’objectif et le cadre sous-jacent de capture et de restructuration radicale du secteur demeurent. La lutte des agriculteurs en Inde n’est pas terminée.

L’intention d’imposer une thérapie de choc néolibérale à l’agriculture indienne n’a jamais faibli et reste évidente dans les programmes du gouvernement central et les partenariats public-privé.

Le Pradhan Mantri Dhan Dhaanya Krishi Yojana (PMDDKY) est désormais le programme phare du gouvernement pour l’agriculture. Selon un reportage de The Wire, il fusionne 36 programmes existants relevant de 11 ministères en un plan centralisé unique, censé promouvoir la convergence et la coordination. Mais les syndicats agricoles et les critiques des politiques affirment qu’il représente une centralisation massive de la gouvernance agricole, transférant le pouvoir, les fonds et la supervision des gouvernements des États vers le Centre de l’Union.

Ils avertissent que ce dispositif pourrait devenir un cheval de Troie des entreprises, créant un cadre à travers lequel des partenariats public-privé avec des firmes telles qu’ITC, Mahindra et Godrej pourraient tranquillement prendre le contrôle des infrastructures rurales et des services de vulgarisation. Sous couvert de coordination, l’État cède l’espace aux grandes entreprises.

Ce contrôle d’entreprise rampant est renforcé par le Indian Council of Agricultural Research (ICAR), le principal organisme agricole du pays. Entre 2023 et 2024, l’ICAR a signé une série de partenariats avec des sociétés agroalimentaires et technologiques multinationales, dont Bayer, Amazon et Syngenta. Officiellement, ces protocoles d’accord visent à promouvoir une agriculture « résiliente face au climat » et « numérique ».

En réalité, ils marquent une étape décisive dans l’externalisation de la recherche, de la technologie et de la gestion des données aux entreprises, dont beaucoup ont un passé de fraude scientifique, de lobbying agressif, de subterfuge, de diffamation des critiques et de manipulation politique intéressée.

Bayer, société tristement célèbre pour son histoire d’agrochimiques toxiques et de contrôle monopolistique des semences, participe désormais à la conception des marchés du carbone et des régimes de protection des cultures. Amazon Kisan intègre la production agricole indienne à ses chaînes d’approvisionnement numériques, plaçant de fait le géant du commerce électronique comme intermédiaire entre le producteur et le consommateur. Et le rôle de Syngenta dans l’agriculture « de précision » basée sur les drones et l’intelligence artificielle introduit des technologies propriétaires coûteuses qui rendent les agriculteurs dépendants des plateformes d’entreprise.

Sous le prétexte de « modernisation », on assiste à la construction d’un complexe qui lie les agriculteurs à de nouvelles formes de dépendance numérique vis-à-vis des entreprises. Le savoir, les données et la prise de décision se déplacent du champ vers le nuage (cloud).

Ce contraste est frappant entre cet engouement pour les partenariats État-entreprises et l’absence de progrès sur la promesse d’une garantie légale du prix minimum de soutien (PMS) (prix plancher pour diverses cultures) faite lors de l’abrogation des lois agricoles en 2021. Le comité sur le PMS formé cette année-là n’a produit aucun résultat concret. Pendant ce temps, les collaborations d’entreprise avancent à toute vitesse, sans contrôle démocratique ni responsabilité.

Il existe également le projet de National Policy Framework on Agricultural Marketing (NPFAM, Cadre politique national sur la commercialisation agricole), que des organisations paysannes, telles que le Samyukta Kisan Morcha et l’All India Kisan Sabha décrivent, comme le « retour discret des lois agricoles ». Le discours dans ce cadre sur « l’intégration des marchés » et « l’infrastructure des chaînes de valeur » reflète étroitement la déréglementation proposée dans les lois abrogées. Il encourage la création de marchés de gros privés et autorise les achats directs par des sociétés agroalimentaires, telles que Cargill, Walmart et Amazon, contournant les marchés de gros régulés par l’État ou mandis. Il prévoit également le transfert progressif des infrastructures de stockage et de distribution vers le contrôle privé.

Ces mesures, ensemble, menacent de démanteler le dernier filet de sécurité pour les agriculteurs face à la volatilité des prix et aux chocs du marché.

Le gouvernement prétend que les réformes créeront un « marché national unifié ». En pratique, elles visent à instaurer un marché contrôlé par les entreprises. Sans PMS juridiquement contraignant, les agriculteurs sont livrés à la merci des fluctuations des prix et du pouvoir d’achat des entreprises. Le résultat est un système conçu pour l’extraction du profit plutôt que pour le bien-être public.

Le Janata Weekly de Mumbai note que les dépenses consacrées à l’achat et au soutien des prix ont été réduites ou fondues dans des programmes généraux vagues, affaiblissant leur efficacité, tandis que les fonds destinés à la numérisation et aux « missions d’innovation » du secteur privé ont augmenté. Janata Weekly indique que l’économie politique est claire : le rôle de l’État est redéfini, passant de garant des moyens de subsistance à courtier en investissements d’entreprise.

Si ces plans aboutissent, le résultat probable sera l’affaiblissement, puis le retrait progressif d’institutions publiques, telles que la Food Corporation of India et le Public Distribution System, sapant ainsi l’un des plus vastes réseaux de sécurité alimentaire au monde (dans le cadre de la National Food Security Act, les programmes d’aide alimentaire de l’Inde servent actuellement plus de 800 millions de personnes, fournissant des denrées subventionnées à une part importante de la population). Le vide ainsi créé serait comblé par des chaînes d’approvisionnement multinationales. Le résultat probable, comme le prévient The Wire, serait un avenir où l’Inde devrait compter sur les mêmes entreprises qui dominent aujourd’hui sa politique agricole pour acheter ses propres denrées de base.

En réaction, depuis le début de 2024, de nouvelles vagues de protestations ont éclaté. Les revendications demeurent inchangées : une garantie légale du PMS, l’annulation des dettes et l’abrogation des politiques favorables aux entreprises, telles que le NPFAM. La réponse, elle aussi, est familière : arrestations, gaz lacrymogènes, démantèlement des campements et coupures d’internet dans les zones de protestation. Les comptes de réseaux sociaux de dirigeants syndicaux et de journalistes ont été supprimés sur ordre officiel.

La capacité à nourrir une population selon ses propres termes est le fondement de la souveraineté nationale. Alors que l’État se retire et que le capital mondial avance, l’Inde risque de devenir dépendante non seulement des importations, mais aussi des diktats des chaînes d’approvisionnement multinationales qui privilégient le profit et le contrôle sur la nutrition et les besoins.

La protestation des agriculteurs de 2020-2021 a reçu une couverture médiatique mondiale considérable. Le mouvement a conduit à l’abrogation des lois agricoles, mais il s’agissait d’une victoire symbolique qui n’a pas modifié la trajectoire sous-jacente. À moins que l’Inde ne garantisse que son système alimentaire serve le bien public — fondé sur la souveraineté alimentaire et la protection des droits des agriculteurs — la mainmise des entreprises ne fera que s’approfondir.

Colin Todhunter est spécialiste de l’alimentation, de l’agriculture et du développement, et chercheur associé au Centre for Research on Globalization à Montréal. Ses ouvrages en libre accès sur le système alimentaire mondial sont disponibles sur Figshare (sans inscription ni connexion requises).

Texte original publié le 21 octobre 2025 : https://off-guardian.org/2025/10/21/beyond-the-farm-laws-corporate-cloud-poised-to-reign-over-indias-fields/