Charles Hanriot
Autour de Krishnamurti

Or, si nous nous penchons sur les différentes disciplines religieuses, nous constatons partout un processus d’accumulation, de saturation, d’explosion, ou, en d’autres termes, de chaos, de formation, de désintégration. Cette désintégration se produit après un long processus de maturation, le plus souvent sous l’effet d’un choc. Le Zen nous montre des moines cherchant la vérité, passant des années à cette recherche et subissant brutalement le choc provoqué par le maître et qui les mène au satori.

(Revue Spiritualité. No 78-79-80. Octobre 1951 – Janvier 1952)

ESQUISSE D’UNE PHILOSOPHIE DE L’ÉDUCATION

Ces quelques réflexions pourront nourrir les méditations de ceux qui pensent aux applications de la pensée krishnamurtienne à l’éducation.

Deux tendances s’affrontent actuellement, celles qui soutiennent l’éducation nouvelle et celles qui soutiennent l’éducation traditionnelle. On reproche à l’éducation traditionnelle de ne pas faire assez de place à l’élan vital qui pousse l’enfant à se développer en suivant des intérêts successifs qui meurent les uns après les autres et qui apparaissent à des stades à peu près fixes.

On reproche d’autre part à l’éducation nouvelle de ne pas former la volonté de l’individu, de pervertir le goût de l’effort et même de le dissoudre.

Il semble cependant que certaines vues développées à propos des idées de Krishnamurti peuvent aider à voir clair dans le conflit, sinon à le résoudre.

La nature mène l’homme jusqu’à un certain degré de développement par un processus interne et externe qui semble fatal. Le moi se forme et grandit en puisant dans son milieu, en le subissant, et s’agrandit sans cesse. Il passe de L’échelle individuelle à l’échelle familiale, sociale, nationale, humanitaire, à travers des phases repérables par la psychologie de l’enfant, la psychologie sociale ou toute autre science anthropologique ou sociologique.

D’après les religions, le salut est la garantie d’une permanence d’un moi encore plus vaste que celui des hommes pêcheurs, et la philosophie hindoue décrit des états de l’être, des états du moi où celui-ci prend des proportions quasi universelles avant d’éclater dans le vide.

Or, si nous nous penchons sur les différentes disciplines religieuses, nous constatons partout un processus d’accumulation, de saturation, d’explosion, ou, en d’autres termes, de chaos, de formation, de désintégration. Cette désintégration se produit après un long processus de maturation, le plus souvent sous l’effet d’un choc. Le Zen nous montre des moines cherchant la vérité, passant des années à cette recherche et subissant brutalement le choc provoqué par le maître et qui les mène au satori.

Le processus de maturation semble indispensable comme facteur de construction d’une forme destinée à éclater. « Semés corps corruptible, nous ressusciterons corps spirituel », dit Saint Paul.

Il semble que l’édification d’un certain organisme psycho-corporel doive s’élaborer dans l’être avant que celui-ci soit capable de bénéficier des conséquences résultant de l’apparition d’un intervalle rompant l’enchaînement des parturitions successives et déterminées perçues par la conscience de soi.

L’intervalle, ce sera la première fissure préparatoire ou définitive, cause de la destruction de la forme. Ce qui agglomère les matériaux de la forme est aussi ce qui fait mourir la forme. Appelons  cette force l’élan vital ou la réalité, ou Dieu, ou l’atman, le souffle, la spontanéité de la théologie chrétienne. Les symboles de ce processus abondent : la tour du tarot, les symboles alchimiques des cathédrales, la flamme au sein des lanternes, le rôle joué par le cadet dans les contes de fées.

Si ce processus est fatal, s’il appartient à l’ordre cosmique, l’éducateur doit alors étudier l’attitude qu’il prendra pour ménager l’action de la loi, et ne pas intervenir à faux, soit en stérilisant l’élan et l’anéantissant dans une forme, soit en provoquant des accouchements prématurés de formes non viables.

On peut trouver là un terrain de conciliation entre deux aspects de l’éducation, et dire qu’ils semblent opposés, mais ne le sont pas en réalité. L’éducation devient l’art de diriger une croissance. Les exercices scolaires seront vus dans le halo de valeur que représente la fin suprême de l’homme. L’éducation n’aura pas pour but l’accumulation de connaissances, mais les exercices scolaires seront simplement le support d’une réalisation qui les dépasse, une cause occasionnelle pour développer l’attention, la concentration nécessaires à l’accumulation des forces utiles à l’érection d’un certain moi dont la permanence sera toujours vue comme illusoire, et dont la structure sera constituée de telle sorte qu’elle présentera une aptitude potentielle maximum à la désintégration.

Tâche difficile et délicate que de préserver sans cesse la voie par laquelle viendra le grand message qui permettra l’accomplissement parfait de la monade.

L’étude de la croissance mentale, physiologique de l’enfant permet de définir scientifiquement les stades de développement et d’adapter le milieu à celui-ci au fur et à mesure.

Mais la perception plus profonde de la synthèse humaine demandera toujours des artistes, des virtuoses de l’éducation, guidés par les considérations précédemment développées. Même dans l’hypothèse la plus favorable, il y aura toujours un moment où la prise de la pédagogie cessera pour faire place définitivement à l’action de l’éducateur intérieur qui mènera l’homme suivant le mystère de sa voie propre vers une rupture de la coque construite par les influences du milieu.

Alimenter et protéger la flamme secrète de l’Esprit, telle doit être notre devise.