René Fouéré
Autour du message de Krishnamurti et de sa personne

Beaucoup de ses auditeurs, cherchant une assurance quant à la crédibilité de ce qu’il dit, se demanderont alors : « Mais qui est donc Krishnamurti, quelle présence est à l’origine de ses paroles ? » En vérité, ces personnes, au lieu de se poser une pareille question, une question aussi étourdie, au sujet de Krishnamurti, devraient bien plutôt se la poser à eux-mêmes, à propos d’eux-mêmes, et se demander qui parle quand ils parlent à autrui. Ils découvriraient alors qu’en dehors du fait qu’ils sont à l’origine de paroles ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils sont, fût-ce quand ils ont l’illusion de se définir en recouvrant d’un nuage de mots, fût-il étincelant, l’énigme qu’ils sont pour eux-mêmes.

(Extrait de La révolution du Réel, Krishnamurti, Édition Le Courrier Du Livre 1985)

Avant de parler de sa pensée, de son enseignement, j’avais brièvement évoqué les origines de Krishnamurti et retracé sommairement les péripéties majeures de l’aventure spirituelle très insolite dans laquelle il s’était trouvé de bonne heure engagé. Une aventure dont le dénouement fut, sinon tout à fait inattendu, imprévisible, du moins des plus surprenants.

Puis j’avais dit ce qu’a été jusqu’à nos jours et paraît devoir demeurer la vie de Krisnamurti.

Ayant effectué ce survol, en quelque sorte, de toute cette vie et observé tous les faits marquants dont elle a été tissée, on est tout naturellement amené à se poser des questions sur ce qu’a pu être, dès ses commencements et au cours de son déroulement ultérieur, la signification d’une telle vie.

Ce sont ces questions et les tentatives de réponses qu’on serait enclin à y faire que j’ai très franchement exposées dans cette quatrième partie de mon ouvrage.

Non sans me permettre, si naturelles que pussent paraître ces questions, d’en dénoncer parfois la vanité. En mettant, à cette occasion, l’accent sur cette ignorance de nous-mêmes qui est, à première vue, irréductible et dont nous répugnons à prendre conscience.

KRISHNAMURTI ET LES MAÎTRES

Qu’ils aient été des entités réelles, qu’on ne pouvait guère rencontrer que sur des chemins paranormaux, ou des imaginations d’Helena Petrovna Blavatsky et du Colonel Olcott, matérialisées en milieu subtil, puis redécouvertes et réadoptées par Annie Besant et Leadbeater, les « Maîtres » ont indiscutablement joué un rôle capital dans le destin de Krishnamurti. Selon toute apparence, sans eux ou sans les propos qu’on leur a prêtés, rien de tel ne serait advenu.

Le discours de dissolution de l’Ordre de l’Etoile d’Orient paraissait bien marquer le dénouement irrémédiable de l’aventure dans laquelle, sur l’initiative de Leadbeater et avec le concours précieux, le concours décisif, d’Annie Besant, Krishnamurti s’était trouvé engagé. Une aventure au cours de laquelle l’air absent qui avait été sien durant ses jeunes années avait fait place à une extraordinaire présence, à une rare audace.

Dénouement grandiose, certes, et d’une admirable, d’une révolutionnaire humanité, mais combien surprenant et inattendu puisque, juste avant de mettre un terme à cette aventure inouïe, qui avait duré près de vingt ans, Krishnamurti y avait, selon toute apparence, profondément adhéré.

Un pareil dénouement laissait d’ailleurs béantes de vastes interrogations, de profondes interrogations.

Car ces Maîtres, découverts jadis par H.-P. Blavatsky et H.-S. Olcott, puis retrouvés par C.-W. Leadbeater et Annie Besant, ces Maîtres, qui passaient pour avoir suscité la création de l’Ordre de l’Etoile d’Orient, Krishnamurti lui-même avait bien paru, selon ses propres déclarations, les avoir aussi rencontrés et avoir manifesté à leur égard un grand esprit de soumission et un profond respect.

Après avoir cultivé, sous la direction de Leadbeater, des facultés occultes — nous dirions aujourd’hui paranormales » — pour lesquelles il présentait d’évidentes dispositions, Krishnamurti s’était, selon toute vraisemblance et, en tout cas, selon ses propres dires et ses propres écrits, ouvert les portes de « mondes » ou d’aspects du monde plus subtils que celui dont la richesse s’offre à nos sens coutumiers.

En « sortant » de son corps tangible, en utilisant, nous a-t-on dit, des véhicules supérieurs, des « corps » tissés d’une autre étoffe que celle dont est fait le seul qui nous soit communément perceptible, il avait pénétré dans ces mondes et (KYA, 33) [1] y avait découvert, avec un autre regard, ces Maîtres dont on lui avait parlé. Il s’était même entretenu avec eux et, en réintégrant son corps, en recouvrant sa conscience banale, il avait rapporté leurs propos, leurs instructions d’ordre spirituel et, si l’on peut dire, leurs intentions, leurs desseins ou projets (KYA, 35 à 38).

Selon lui, par exemple, son ouvrage « Aux Pieds du Maître », publié en décembre 1910, n’était que la transcription d’enseignements qu’il avait reçus du Maitre Kuthumi, lorsque, en 1909, il le rencontrait chaque nuit en corps astral (KYA, 14, 28).

Il a dit aussi (KYA, 249) avoir vu astralement Lord Maitreya puis le Bouddha. Selon un autre de ses propos (KYA, 51), il aurait même rencontré, astralement ou physiquement, le Comte de Saint-Germain à Paris, à la Sorbonne, le 12 juin 1911.

On notera que, d’après les chefs de la Société Théosophique, les Maîtres n’étaient pas seulement perceptibles sur des plans subtils et par des observateurs ayant développé les pouvoirs nécessaires, mais encore pouvaient être rencontrés en ce monde et sous leur apparence humaine.

En tout cas, après s’être convaincu qu’il les avait découverts sur un autre plan d’existence, Krishnamurti avait tenu ces Maîtres pour réels et avait parlé d’eux avec beaucoup de respect et même de révérence. Qui plus est, même après que, dès 1920, il eût commencé à douter des propos que C.W. Leadbeater et Annie Besant leur faisaient tenir (KYA, 122), il continuera de croire à ces Maîtres. Et, ayant reçu le 2 juin 1922, précisément par l’intermédiaire de Leadbeater (KYA, 147), un message du Maître Kuthumi, il se livrera à des exercices de méditation qui le ramèneront en contact avec ces Maîtres, ainsi qu’en témoigne sa lettre du 12 août 1922 (KYA, 152).

Il passera alors, à dater du 17 août 1922 (KYA, 152), par une série d’expériences bouleversantes, tour à tour douloureuses et extasiées, qui ne prendront fin que le 24 septembre 1924 (KYA, 194). Au cours de ces expériences, qui marquèrent ce qu’on a appelé « le processus », il fera de nouveau confiance à Leadbeater puisqu’il le consultera quant à la signification de ce processus, signification qui parut bien échapper son interlocuteur (KYA, 206).

Même après la mort de son frère Nitya, survenue le 13 novembre 1925 (KYA, 219, 229) et à laquelle il se refusera tout d’abord à croire, car elle paraissait bien contredire les desseins des Maîtres, il n’en parlera pas moins le 28 décembre 1925 a Adyar, lors du Congrès de l’Etoile, d’une voix tout à coup dramatiquement changée et retentissante, comme si l’Instructeur du Monde annoncé s’exprimait par sa bouche ! (KYA, 223 ; RBC, 38-39) [2].

Puis, soudain, il se met à tenir un langage aussi révolutionnaire qu’inattendu.

Les Maître semblent s’évaporer et disparaissent de ses propos.

Après avoir dit à Paris, en mai 1927, « que les Maîtres n’étaient que des incidents » (KYA, 242), il dira, le 2 août 1927 (KYA, 249), qu’il ne les a vus qu’en tant que formes ou images placées devant lui et dont on lui disait — qu’il s’agît prétendument de Kuthumi, du Seigneur Maitreya ou même, plus tard, du Bouddha — qu’ils étaient des personnages réels.

De toute façon, ces visions, qu’on lui assurait être celles de réalités, vont finalement se dissoudre, s’inclure — ce qui paraît bien leur conférer une espèce d’existence réelle — dans cette présence unique et grandiose qu’il appellera le Bien-Aimé (KYA, 249), présence dont il dira qu’elle est tout, sans être rien de façon précise (KYA, 250) et que, bientôt, il ne nommera plus.

**

Quelque deux ans après avoir tenu ces propos, Krishnamurti accomplissait un geste dramatiquement subversif et irréparable : il prononçait la dissolution de l’Ordre de l’Etoile d’Orient, Ordre dont il se trouvait être le chef.

C’est donc sous les coups de celui que les Maîtres paraissaient avoir choisi comme l’Instructeur du Monde que s’effondra soudainement et irrémédiablement l’Ordre dont ils paraissaient bien avoir été les mystérieux inspirateurs. Et, comme je l’ai écrit ailleurs, « ce ne sont plus les marchands qui sont jetés hors du temple, mais les dévots eux-mêmes, et sous le fouet cinglant des paroles du dieu ! »

Avec cet extraordinaire dénouement de l’aventure commencée à Adyar, les Maîtres qui, par personnes interposées, avaient occupé le devant de la scène pendant plus de vingt ans, se trouvent rejetés définitivement et presque totalement à l’oubli.

Après son discours de dissolution de l’Ordre de l’Etoile, Krishnamurti n’en dira pratiquement plus rien. Il n’y fera plus référence — si ce n’est peut-être lorsqu’il sera questionné à leur sujet —, ne se présentera plus comme leur chargé de mission, ni comme le véhicule ou l’incarnation de l’Instructeur dont, apparemment, ils avaient annoncé la venue.

Et, bien qu’il affirme aujourd’hui que l’enseignement qu’il donne « passe » en quelque sorte à travers lui, que lui-même n’est qu’un simple instrument de communication de la vérité, pareil à un microphone, ou une sorte de miroir vide dans lequel ses auditeurs peuvent découvrir une image authentique d’eux-mêmes, Krishnamurti ne dit jamais qu’il parle au nom des Maîtres, qu’il est leur intermédiaire ou le canal de leurs propos.

UNE QUESTION AUSSI NATURELLE QU’INUTILE

Beaucoup de ses auditeurs, cherchant une assurance quant à la crédibilité de ce qu’il dit, se demanderont alors : « Mais qui est donc Krishnamurti, quelle présence est à l’origine de ses paroles ? » En vérité, ces personnes, au lieu de se poser une pareille question, une question aussi étourdie, au sujet de Krishnamurti, devraient bien plutôt se la poser à eux-mêmes, à propos d’eux-mêmes, et se demander qui parle quand ils parlent à autrui.

Ils découvriraient alors qu’en dehors du fait qu’ils sont à l’origine de paroles ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils sont, fût-ce quand ils ont l’illusion de se définir en recouvrant d’un nuage de mots, fût-il étincelant, l’énigme qu’ils sont pour eux-mêmes.

Ce qui importe humainement — ce qui m’importe en tout cas —, c’est la vérité révélatrice, transformatrice pour nous-mêmes, et non la bouche qui la profère, qui nous la fait découvrir.

Les bouches passent et la vérité demeure. La lumière se répand aussi longtemps qu’il y a des esprits pour la porter.

INCONNAISSANCE DE KRISHNAMURTI ET INCONNAISSANCE DE SOI

Du reste, Krishnamurti a voulu, de bonne heure, décourager par avance tous ceux qui chercheraient à découvrir sa propre nature puisque, dès 1928, à Ommen, il a déclaré à ses auditeurs : « … Ami, ne vous préoccupez pas de savoir qui je suis, vous ne le saurez jamais. »

Mais il est peu probable que ces auditeurs, qui cherchaient à se rassurer, se soient avisés qu’ils étaient et resteraient toujours dans la même ignorance vis-à-vis d’eux-mêmes.

En fait, même lorsqu’il a l’illusion de se définir en recouvrant d’un nuage de mots, fût-il étincelant, l’énigme qu’il est et restera pour lui-même, nul d’entre nous ne sait ce qu’il est.

Quelque application qu’il mette à l’envelopper d’images, à se la dissimuler sous des oripeaux intellectuels, fussent-ils chatoyants, son ignorance de soi subsiste implacablement et, à certaines heures, se révèle insondable, inquiétante, vertigineuse.

En vérité, aucun de nous ne sait ce qu’il est. Aucun de nous n’a, de lui-même, de son être, une perception instantanée et profonde, une perception vivante, authentique et totale, mais seulement une connaissance intellectuelle, rétrospective et, en quelque sorte, extérieure, si intime et précise qu’elle puisse lui paraître.

Ainsi que le dirait Krishnamurti — et ce ne serait pas David Bohm qui viendrait le contredire — elle est, de même que tout savoir, limitée, incomplète et déduite. Et ne repose que sur une interprétation apprise de nos actions, de nos expériences passées.

Tout se passe comme si chacun de nous, se regardant avec les yeux d’autrui, s’observant au travers du conditionnement qui lui a été imposé par ses parents, son éducation et l’influence de son milieu, s’efforçait de se donner une image de lui-même et de porter jugement sur cette image.

Dès lors, ce qu’il prend pour lui-même, ce n’est pas son actualité vivante, mais une image de lui-même construite avec les souvenirs de son passé, influencés par les jugements d’autrui.

A partir de ce qu’il a fait hier et, à son jugement, formé par son éducation et modifié à l’occasion de ses rapports avec son milieu, il s’attribue une nature susceptible de l’avoir fait, de lui avoir donné le caractère dont il a appris à le revêtir.

C’est-à-dire qu’observant ses actions, ses expériences passées, à travers le regard, le jugement d’autrui, il se construit une image de lui-même qu’il prend pour lui-même dans le présent.

Mais cette construction d’une image à laquelle on attribue une valeur actuelle, n’est pas cette prise de conscience de l’immédiat qui serait la connaissance authentique de soi en pleine vie et qui n’a rien de commun avec une image de soi née d’un examen de conscience de nos activités et de nos expériences passées — certaines d’entre elles fussent-elles toutes proches — en fonction d’une morale apprise.

Cette prétendue connaissance de soi, qui n’est que la construction d’une image de soi, influencée et fragmentaire, ne relève que du passé et ne nous apprend rien sur les abîmes du présent, de notre présent. Abîmes insoupçonnés, inexplorés, qui pourraient être surprenants, voire stupéfiants, sinon angoissants.

L’homme ne sait pas ce qu’il fera demain, de quoi il sera capable. En sorte qu’en fin de compte il ne sait pas vraiment ce qu’il est et basculera dans l’inconnu de la mort sans avoir pu dissiper jamais, en marchant par les chemins usuels, les chemins conventionnels et appris, cette insupportable inconnaissance de soi qu’il n’ose pas regarder en face et dont il s’abrite avec des paravents d’idées, des écrans de mots ou des actes de foi qui ne sont que des tranquillisants.

Encore une fois, nous avons beau coller des étiquettes sur le gouffre de notre ignorance de nous-même, nous ne savons pas ce que nous sommes [3].

Et deux êtres humains qui se croisent en chemin, s’abordent et s’entretiennent en se faisant vis-à-vis, ce sont deux mystères pour eux-mêmes qui se rencontrent.

QUE S’EST-IL PASSÉ, DANS LA VIE SI ÉTONNANTE DE KRISHNAMURTI, ENTRE LE MOMENT OÙ IL A ÉTÉ DÉCOUVERT » PAR LEADBEATER ET CELUI OÙ IL A DISSOUS L’ORDRE DE L’ETOILE D’ORIENT?

Il n’empêche que si toutes les vies sont étranges, d’une étrangeté qui échappe à ceux qui les vivent et qui se sont inconsciemment accoutumés à leur propre mystère irrésolu, on peut honnêtement dire que la vie de Krishnamurti fut, et reste encore, un peu plus étrange que celles de l’immense majorité des hommes.

Dans cette vie d’une étrangeté si rare, que s’est-il passé entre le moment où Krishnamurti fut « découvert » par Leadbeater et celui où il prononça son discours de dissolution de l’Ordre de l’Etoile d’Orient ? Le saurons-nous jamais ou serons-nous jamais en état de le comprendre?

Sincère à sa manière, Leadbeater s’est montré, dans d’autres circonstances de sa vie, franc et courageux. Si donc son action lui avait été effectivement inspirée par ces Maîtres qu’il n’avait pas inventés et avec lesquels Krishnamurti lui-même avait bien cru être entré en contact — au point de se convaincre qu’il rapportait leurs propos —, on peut, après la dissolution de l’Ordre de l’Etoile par celui qui passait pour leur élu, se demander si ces Maîtres ne s’étaient pas initialement trompés. S’ils n’avaient pas changé d’avis lors de la « découverte » de Krishnamurti — une découverte dont, étant donné les pouvoirs qu’on leur prêtait, on peut se surprendre qu’ils ne l’eussent pas faite eux-mêmes et avant Leadbeater.

Ou s’ils n’avaient pas été « trahis » par le véhicule qu’après une « hésitation » ou une « erreur » — puisque Leadbeater avait d’abord pensé à Hubert van Hook —, ils avaient fait choisir pour l’Instructeur du Monde.

A moins encore qu’ils n’eussent été eux-mêmes « dépassés » par une autre instance ou présence spirituelle qui aurait su mettre à profit pour l’exécution de ses propres desseins le travail et la notoriété des théosophes disciples de ces Maîtres ?

Mais on pourrait tout aussi bien se demander, ce qui rendrait sans objet les interrogations précédentes, si Annie Besant et Leadbeater avaient été vraiment capables de comprendre le langage que ces Maîtres leur avaient tenu ; s’ils avaient pu en saisir toute la signification et toute la portée.

Ce sont là des réflexions qui viendront naturellement à l’esprit de ceux qui, pour la première fois, prendront connaissance de ces épisodes de la vie extérieure de Krishnamurti.

Si naturelles que soient ces réflexions, notre tour d’esprit coutumier étant ce qu’il est, elles pourraient n’avoir aucun sens, ne correspondre en aucune façon à ce qui, à l’insu peut-être des principaux acteurs de ces événements, est réellement advenu.

Au regard de l’essentiel, de telles réflexions pourraient n’être, en un sens, que des distractions.

Il se pourrait très bien que tout ait dû se dérouler ainsi, que nous le comprenions ou non.

Qu’importe après tout ! Ce qui, comme je l’ai dit, est essentiel pour nous, c’est la vérité elle-même et non la bouche qui la profère. Ce n’est pas même le fait que cette bouche ait pu, fût-ce ici le cas, avoir été choisie par quelque mystérieuse autorité spirituelle dont rien ne nous aurait assuré — c’eût été un article de foi — qu’elle fût infaillible.

En ce qui concerne la vérité, la vérité sur nous-même, nous sommes la seule autorité possible, n’en déplaise à notre désir paresseux de nous en remettre à quelqu’un d’autre en si difficile matière.

11.7.1982 – 1.7.1983

KRISHNAMURTI NE SERAIT-IL PAS L’INSTRUCTEUR ANNONCÉ?

« Et les grands instructeurs du monde ont affecté la conscience humaine. »
KRISHNAMURTI
(Conférence faite à Saanen le jeudi 23 juillet 1981)

On se souvient que, dès le commencement de son aventure dans le cadre de la Société Théosophique, Krishnamurti avait été présenté par les leaders de cette Société — qui disaient agir selon les instructions de personnages invisibles, les Maîtres — comme étant appelé à devenir l’incarnation vivante ou le véhicule intermittent, l’hôte épisodique, d’un Instructeur du Monde dont la venue ou la manifestation imminentes étaient annoncées.

Or, on peut se demander si, en dépit des itinéraires étranges, hésitants, contradictoires et déconcertants qui furent suivis, et en dépit même de l’apparent et solennel reniement du candidat choisi en dernier lieu pour cette très haute fonction, la prophétie formulée au nom des Maîtres ne s’est pas finalement accomplie. On peut se demander si, en dernière analyse, Krishnamurti ne s’est pas révélé être en fait l’Instructeur du Monde annoncé ; ou son véhicule corporel.

*

En tout cas, il semble bien avoir été, à vues humaines et autant qu’on en puisse juger, un instructeur du monde au sens le plus élevé et le plus rare du terme.

C’est-à-dire une figure spirituelle et planétaire sans précédent, le dispensateur international d’un enseignement non autoritaire et jamais entendu, transcendant à toutes les distinctions nationales et ethniques, culturelles et religieuses ; le prophète d’une transformation individuelle et sociale inouïe, qui affecterait toute l’humanité.

Depuis plus d’un demi-siècle, il ne cesse, en effet, de tenir le langage planétaire qu’on pourrait très logiquement attribuer à un instructeur spirituel qui serait authentiquement, non celui d’une culture, d’une nation, d’une race ou d’un groupe particulier, mais s’adresserait à tout être humain, dans le monde entier. Celui d’un homme qui ne se donnerait pas pour tâche de convertir les membres d’un certain groupe ou de divers groupes humains à l’idéologie, dite religieuse, professée par un autre groupe.

D’ailleurs, Krishnamurti a parlé partout où l’on voulait bien l’accueillir et l’entendre. Il n’a choisi aucun lieu particulier d’enseignement, encore qu’il n’ait pu s’exprimer publiquement que dans les seules nations où l’autorisation lui était accordée de tenir le seul langage qu’il pût honnêtement tenir sans se renier.

Au chapitre 9 de la première partie du présent ouvrage et, plus encore, dans mon étude sur Krishnamurti et le bouddhisme, je n’ai pas manqué de signaler et de souligner le caractère en quelque sorte totalement humain, au sens planétaire du terme, de l’enseignement de Krishnamurti. Enseignement dans lequel rien ne subsiste qui pourrait se rattacher à une tradition, à une culture particulières, marquer une prédilection à l’égard d’une race, d’une nation ou d’un groupe quelconques.

On peut donc dire que, tout en paraissant avoir — au jugement superficiel commun — refusé d’assumer la mission qui lui avait été confiée, Krishnamurti ne s’en est pas moins révélé être, de façon originale, et au plus haut degré, un instructeur s’adressant au monde entier, à tous les hommes indistinctement. Il semble ainsi avoir accompli, paradoxalement et de façon grandiose, la mission qu’on lui avait, par avance, attribuée et en vue de laquelle on avait cru devoir le préparer (voir le chapitre 2 « Présentation de Krishnamurti » de la première partie de cet ouvrage).

On serait tenté de dire qu’il a hautement mérité le titre dont on avait pensé qu’il deviendrait un jour digne de le porter. Mais, sans doute, sans qu’on se fût pour autant bien rendu compte de l’immense signification humaine et révolutionnaire d’un pareil titre, de son caractère dissolvant à l’égard de toute doctrine, de toute tradition, particulières et localisées.

Il ne s’agit donc pas de théosophie, d’enseigner au monde la théosophie de Blavatsky, d’Olcott, d’Annie Besant et de Leadbeater [4] ou une doctrine singulière quelconque, mais de dire une vérité qui est intemporelle et n’a pas de lieu.

Krishnamurti ne prétend pas parler au nom des Maîtres, ni même en son propre nom, et son message, qu’il s’applique à détacher de sa personne, paraît prendre sa source, si l’on peut dire, au cœur même de la vie totale. Et c’est ainsi que, selon toute apparence et, à en juger impartialement, Krishnamurti est vraiment un instructeur, un instructeur spirituel du monde, au-delà des mots.

*

S’ensuit-il pour autant qu’il soit, très précisément cet Instructeur du Monde dont, par la voix de leurs messagers théosophes, les Maîtres, ces mystérieux personnages, avaient annoncé la venue ?

Il est des plus difficile et même pratiquement impossible de répondre objectivement à cette question et c’est pourquoi j’ai mis au conditionnel le titre des présentes réflexions.

Une telle question a d’ailleurs un caractère à la fois traditionnel et historique. Elle suppose, en effet, implicitement, qu’il existe une espèce d’institution chargée, si l’on peut dire, de l’administration spirituelle du monde et qui aurait annoncé, sinon préparé, la venue d’un instructeur à un moment historique donné ou choisi.

Or si, dans l’ordre spirituel, nous devons être laissés à notre seule responsabilité, la réponse à une semblable question est sans importance. Nous n’avons pas à nous préoccuper de savoir qui est Krishnamurti et s’il a été envoyé en ce monde par quelque mystérieuse instance. Ce qui doit nous importer, ce n’est pas, encore une fois, de savoir ce qu’est Krishnamurti [5], ni d’où il vient, mais de découvrir quelle valeur intrinsèque peuvent avoir, pour notre propre vie spirituelle, les propos qu’il nous tient, l’enseignement qu’il nous dispense.

Mais, puisque la prophétie annonçant la venue imminente d’un Instructeur du Monde a eu un si grand retentissement, a passionné et troublé de si nombreux esprits il n’est peut-être pas sans intérêt de s’efforcer de savoir, un demi-siècle après sa publication, ce que, toute passion mise à part, on peut raisonnablement en penser.

*

Que Krishnamurti soit ou non l’instructeur supposé et proposé, sa venue en ce monde avait été « annoncée », si l’on peut dire, avant toute indication ou déclaration théosophiques, par l’étrange pressentiment que sa mère Sanjeevamma eut à son sujet, et qu’elle n’eut que pour lui, pressentiment qui la poussa si ardemment à vouloir en accoucher dans la pièce réservée, chez les brahmanes orthodoxes, à la récitation des prières. Je laisserai ici de côté, parce qu’elle fut d’un tout autre ordre, la prédiction concordante de l’astrologue Shrowtulu.

Plus tard, ce seront les théosophes — prétendant, j’y insiste, parler au nom des Maîtres — qui, après avoir annoncé la venue imminente d’un Instructeur du Monde, en viendront à désigner Krishnamurti comme l’être choisi pour incarner cet Instructeur du Monde ou en devenir le véhicule, le moyen d’expression.

Comme en témoigne le texte de lui que j’ai cité en épigraphe de mes présents propos, Krishnamurti paraît bien admettre lui-même, de notre temps, l’existence d’instructeurs du monde — c’est l’expression même qu’il emploie —, que ces instructeurs aient été le simple fruit du hasard des naissances ou que leur apparition fût, en quelque sorte, intentionnellement provoquée, en exécution d’un programme historique de développement psychologique et spirituel de l’humanité, établi par des êtres ayant dépassé notre condition et nos possibilités présentes.

Or, pour des raisons que je pense avoir impartialement exposées, Krishnamurti, qui est une haute figure spirituelle, paraît bien, par le caractère planétaire et, si l’on peut dire, « départicularisé » de son enseignement, avoir acquis la dimension et les traits d’un authentique instructeur du monde.

Il est, d’autre part, surprenant de constater que c’est indubitablement parce que les théosophes l’avaient adopté et présenté comme devant être cet Instructeur du Monde qu’ils avaient conçu — ou son véhicule — qu’il a pu disposer, en fait, du milieu, de l’ambiance, des moyens et de la notoriété qui lui ont permis d’exercer cette fonction d’instructeur du monde qui paraît bien être effectivement et objectivement la sienne.

*

En résumé, nous découvrons une singulière corrélation entre une intense et exclusive prémonition maternelle, survenue dès avant la naissance de Krishnamurti, et une étrange prophétie théosophique, dans le processus d’accomplissement de laquelle Krishnamurti se trouvera intégré, au lendemain de sa découverte par Leadbeater.

Mais, après en être venu à jouer le rôle principal, dans ce processus qui se révèlera finalement déconcertant et décevant pour les théosophes, Krishnamurti se dessaisira solennellement de la mission qui lui avait été confiée, puis se manifestera — et se manifeste toujours — comme une haute figure spirituelle solitaire.

Et, sans se réclamer d’aucune autorité extérieure ni même de la sienne, il se mettra à exposer et à répandre un enseignement original et grandiose, un enseignement planétaire et délocalisé, sans précédent historique connu.

Il a persisté et persiste toujours dans cette détermination. En sorte qu’au point où nous sommes présentement parvenus de son histoire, une histoire étrange s’il en fût, une question très naturelle reste posée à son sujet : est-il simplement un instructeur spirituel du monde, parmi d’autres possibles, ou est-il, très précisément, très exactement, cet Instructeur du Monde dont les théosophes, H.-P. Blavatsky en tête, avaient annoncé la venue prochaine [6].

A vues humaines communes, et dans la limite des connaissances dont nous pouvons rationnellement disposer, l’incertitude demeure et parait impossible à lever.

Mais, comme je l’ai dit, et j’y insiste encore, sur le plan spirituel le plus pur, cette incertitude est dénuée de toute importance, de toute signification essentielles.

Ecrit pour l’essentiel le 11 mai 1982

P.S. — C’est mon épouse qui, la première, a émis l’hypothèse que Krishnamurti ait pu être l’Instructeur du Monde annoncé mais non tel qu’on l’avait imaginé. Elle l’a du reste émise à un moment où, réfléchissant à ce que j’avais écrit dans mon article destiné à la revue « PSI », j’étais moi-même sur le point de la formuler. Elle s’accordait d’ailleurs avec le caractère que j’avais depuis longtemps attribué, plus ou moins consciemment, à l’enseignement de Krishnamurti.

L’article de « PSI » (no 9, de juillet 1979, p. 89) a été intitulé par la rédaction : « Un sage : Krishnamurti », mais, en fait, sur mon manuscrit, il portait le titre : « Le premier homme planétaire : Krishnamurti. », titre repris dans « Millésime 84 ».

De toute façon, si d’invisibles Maîtres sont intervenus dans l’apparition et le destin de Krishnamurti, ces Maîtres ne correspondaient aucunement aux portraits que s’en étaient faits les théosophes et que beaucoup d’autres gens auraient pu s’en faire.

Bien loin de déboucher, comme on aurait pu s’y attendre, sur la création d’une nouvelle religion organisée, s’accompagnant de l’institution d’un nouveau culte et de la nomination de nouvelles autorités, l’action de ces Maîtres a été, tout au contraire, a l’origine d’une critique sans précédent à l’égard de toute religion organisée, de tout culte, de toute autorité « religieuse » voulant se faire passer pour une autorité spirituelle.

Elle n’a, dès lors, présenté aucun des dangers qu’on aurait pu d’ordinaire redouter en un pareil domaine et que j’avais évoqués dans mon avant-propos.

Elle a ouvert des perspectives aussi grandioses qu’inattendues et, sans s’inspirer pour autant des matérialismes sectaires, elle a apporté une extraordinaire contribution à la mise en question de ces institutions historiques et traditionnalistes qui passent communément pour des religions.

PROPHETIE OU PROJET?

Dans son ouvrage « Dieu est mon aventure », traduit en français par Thérèse Aubray et publié en 1952 aux éditions de « L’Arche », Rom Landau nous rapporte les résultats d’une enquête qu’il a faite parmi des hommes qui, en marge des religions officielles, proposent chacun, l’humanité, un message spirituel original.

Krishnamurti est au nombre de ces messagers, de ces « spirituels » d’avant-garde, et, dans son livre, Rom Landau fait état de deux rencontres qu’il eut avec lui, la première à Ommen, en Hollande, et la seconde, la plus révélatrice du visage intime de Krishnamurti, a Carmel, en Californie.

Dans le chapitre consacré a la rencontre d’Ommen, Rom Landau — qui, par erreur, fait naître Krishnamurti en 1897 — nous parle des rapports entre Leadbeater et Krishnamurti, et il nous présente, à cette occasion, en l’attribuant à Ouspensky, un point de vue des plus surprenants.

On sait, et je le rapporte moi-même, que, selon l’opinion la plus répandue, Leadbeater, rencontrant Krishnamurti pour la première fois, aurait déclaré, faisant appel aux dons de voyance qui lui étaient propres, qu’il y avait en Krishnamurti quelque chose de très grand. Et, qui plus est, il serait allé jusqu’à dire qu’en ce jeune Indien le Christ même allait se réincarner.

Mais, s’agissait-il, comme on l’a cru, d’une prophétie portant sur un avenir déjà inscrit dans le destin du monde, déjà fixé par quelque souverain décret ?

Rom Landau nous fait part de la possibilité d’une tout autre interprétation qui, si elle était correcte, ferait, dans l’ordre psychologique, d’Annie Besant et de son « lieutenant » des expérimentateurs de la plus singulière audace, et dont les prévisions téméraires se seraient étrangement vérifiées.

Mais donnons plutôt la parole à Rom Landau :

« Il y a une autre version sur « l’origine divine » de la mission de Krishnamurti. Presque personne ne la connaît et je l’ai apprise par Ouspensky. Mais comme la source en est impeccable, je la citerai, encore que Krishnamurti lui-même paraisse l’ignorer. Selon cette version, la « vision » originelle de Leadbeater n’est que pure invention. D’accord avec Mme Besant, il semble avoir cru qu’un jeune être élevé comme un « Messie », entretenu dans cette idée, et soutenu par un courant de foi et d’amour universels devrait obligatoirement témoigner de certaines qualités christiques. Il semble que Leadbeater et Annie Besant n’aient jamais cessé de croire que Krishnamurti assumerait ainsi tout naturellement le rôle « d’Instructeur du Monde ». La divergence des deux versions n’est pas aussi grande qu’on pourrait le croire au premier abord — car, dans les deux cas, il apparaît que Leadbeater et Mme Besant n’affirmèrent pas que Krishnamurti était le messie, mais seulement, qu’au bout de vingt ans d’études, il pourrait en devenir le « parfait véhicule ». Ils semblent, de toute manière, n’avoir eu aucun doute sur le résultat de leur méthode. »

Dieu est mon aventure », édition française, pp. 85 et 86.)

[1] Dans ce texte, qui doit beaucoup à l’ouvrage de Mary Lutyens « Krishnamurti, The Years of Awakening » (« Krishnamurti, Les Années de l’Eveil »), cet ouvrage est encore désigné par l’abréviation « KYA ».

[2] J’ai désigné par l’abréviation « RBC » l’ouvrage de Russell Balfour Clarke « The Boyhood of Krishnamurti » (Chetana, Bombay, 1977).

[3] Nous ne savons pas vraiment ce que nous sommes et, si surprenant et paradoxal que cela puisse paraître de prime abord, on pourrait dire que si nous parvenions à savoir effectivement ce que nous sommes, de quelle étoffe psychologique nous sommes tissés, nous ne serions plus rien !

Nous ne serions plus rien parce que nous serions tout et que, de ce fait, nous entrerions dans l’indéfinissable. Etant métaphysiquement la totalité — cette essence de la totalité qu’à notre insu nous sommes déjà —, nous ne serions rien, descriptivement, individuellement.

On peut caractériser un individu particulier, mais non une essence totale et intemporelle.

Dès lors, nous trouvant identifié à la totalité, nous ne serions plus, à notre jugement, rien de particulier. Encore qu’extérieurement nous ne cesserions pas d’avoir cette manière originale, singulière, d’être rien, que Krishnamurti appelle l’unicité individuelle.

On peut encore dire qu’au fond parvenir à savoir ce que nous sommes, c’est parvenir enfin à être ce que nous sommes. Jusque-là, pris au piège de nos contradictions intérieures mouvantes, nous nous étions donné, d’instant en instant, les visages successifs et divers qu’elles nous faisaient prendre, nous interdisant ainsi d’être, en permanence, quelque chose, ce quelque chose qui est indicible.

[4] Dans certains articles sur la Société Théosophique, récemment parus dans deux magazines français, on parlait abondamment d’Annie Besant et de Leadbeater, mais on ne disait rien ou pratiquement rien, en tout cas rien de sérieux, sur Krishnamurti.

[5] Comme je l’ai déjà noté, il a lui-même déclaré à Ommen en 1928 : « Ne vous préoccupez… pas de savoir qui je suis ; vous ne le saurez jamais »

[6] H.-P. Blavatsky avait même déclaré dès 1889 à un groupe d’étudiants théosophes que le véritable objet de la fondation de la Société Théosophique était de préparer l’humanité à recevoir l’Instructeur du Monde quand il reviendrait (Mary Lutyens, « Krishnamurti The Years of Awakening », p. 12). Après la mort d’H.-P. Blavatsky, les leaders de la Société Théosophique reprendront à leur compte la préparation de l’accueil à cet Instructeur du Monde et, au moment on Krishnamurti entre en scène, ils pensent que cet Instructeur ne tardera guère à se manifester. On notera que le décès d’H.-P. Blavatsky, survenu en mai 1892 (même ouvrage, p. 291), a précédé d’environ trois ans la naissance de Krishnamurti.