Serge-Christophe Kolm
Bouddhisme et modernité

L’une des caractéristiques du bouddhisme est l’adaptation à ce que sont les personnes et les cultures, d’où sa diffusion sur la moitié de l’humanité. Le bouddhisme se répand vivement en Occident et cette expansion n’est limitée que par le manque de moyens matériels : faible nombre de personnes le connaissant et absence d’accès aux médias […]

L’une des caractéristiques du bouddhisme est l’adaptation à ce que sont les personnes et les cultures, d’où sa diffusion sur la moitié de l’humanité.

Le bouddhisme se répand vivement en Occident et cette expansion n’est limitée que par le manque de moyens matériels : faible nombre de personnes le connaissant et absence d’accès aux médias — essentiels dans le monde moderne —, monopolisés par les modes de pensée traditionnels en Occident. Car quant au contenu, la réception qui lui est faite confirme ce que nous montrions dans notre ouvrage Le Bonheur- Liberté : le bouddhisme est la solution prédestinée aux maux les plus profonds du monde moderne.

Mais chez les personnes qui ne connaissent pas le bouddhisme, les idées les plus fantasques règnent quant à sa nature. Qu’est-il donc ? Pour répondre à cette question, le plus simple est de le lui demander. Car il y répond on ne peut plus clairement. Le bouddhisme, dit-il, c’est le moyen de diminuer la souffrance. Si quelqu’un réussit à abaisser profondément et durablement sa souffrance, il est bouddhiste, même s’il n’a jamais entendu parler du Bouddha (mais, ajoutent les bouddhistes, il est très peu probable que cela arrive). Le bouddhisme se définit donc on ne peut plus explicitement comme un moyen, un instrument, « un radeau pour traverser la rivière », un « véhicule ». Et sa fin est nette : diminuer la souffrance. Plus exactement, il emploie pour ce dernier terme des mots traditionnels ou vernaculaires — doukkha en pali (la langue du premier bouddhisme) — qui signifient souffrance, douleur, peine, insatisfaction, mal-être, angoisse, etc., et il a une analyse très développée et raffinée de ces sensations. Donc, en langage occidental moderne, le bouddhisme se classe dans une catégorie bien définie : c’est une thérapie.

On peut aussi chercher dans le langage. La racine originelle que l’on trouve dans le mot bouddhisme est le sanscrit bouddhi, qui signifie sagesse, intelligence, compréhension profonde, qui mène à l’éveil au niveau supérieur de conscience, aux lumières, à la connaissance (bodhi). « Bouddhisme » signifie donc simplement, au sens strict, sagesse, intelligence, compréhension, ou adhésion à elles, philosophie au triple sens de l’étymologie (sophia) ; du savoir et de l’attitude — et si l’on parle grec, pourquoi ne pas remonter jusqu’au sanscrit —, malgré sa traduction courante par le mot « éveil ». De même bouddha veut dire sage (ou intelligent) malgré sa traduction habituelle par « éveillé » (qui s’applique par contre à bodhisattva, essence de bodhi), « le Bouddha » Sidharta Gautama n’étant qu’un des bouddhas. Et « bouddhiste » veut par conséquent dire philosophe, aspirant à la sagesse, à la compréhension, à la connaissance par l’analyse et l’intuition, au savoir des sciences et à la conscience des saveurs.

Mais « bouddhisme » se réfère aussi à la philosophie plus spécifique et riche qui porte ce nom. Pour la distinguer des diverses manifestations superficielles ou populaires des cultures bouddhiques, la tradition l’appelle le bouddhisme profond (ou scientifique, ou analytique, ou avancé — adjectifs qui traduisent les termes traditionnels). Ce bouddhisme est d’abord une connaissance psychologique sans équivalent, même très lointain, ailleurs. C’est aussi une philosophie psychologique, avec des positions spécifiques, notamment quant à la nature du « soi » (« je », « moi », etc.). Il contient aussi une ontologie atomistique (les dharmas), temporelle avec une vision d’écoulement en flux (héraclitienne) et adhérant totalement au principe de causalité (qu’il a inventé ou découvert). Mais il refuse explicitement d’être aussi une métaphysique, car, pense-t-il, répondre aux questions correspondantes n’est d’aucune utilité pour l’objectif qui est de diminuer la souffrance — à ces questions le Bouddha « répondait par un noble silence ». Le bouddhisme contient par ailleurs une essentielle pratique de « méditation » composée d’« exercices spirituels » jouant surtout avec la faculté d’attention, extrêmement variés et élaborés. Elle permet de vérifier la connaissance psychologique par introspection savante, systématique et guidée, en même temps qu’elle réalise l’autoformation et la « guérison » de la personne. On peut aussi considérer que le bouddhisme a une éthique constituée par sa compassion et sa non-violence absolue (la non-violence occidentale en vient, soit par l’influence de Gandhi qui était jaïn — le jaïnisme est une doctrine sœur du bouddhisme —, soit par celle de Tolstoï, qui l’avait apprise d’un lama qui était son voisin de lit d’hôpital). Enfin, le bouddhisme a tous les arts (architecture, sculpture, peinture, décoration, bas et hauts-reliefs, poésie, récit, théâtre, musique, chant, danse, rites, jeux, jardins, etc.), toujours complètement symboliques de faits psychiques ou philosophiques, et liés aux « méditations ». On devine que ces diverses classifications occidentales ne sont pas très adéquates au bouddhisme et à la pensée orientale en général.

Le bouddhisme profond, philosophique et psychologique, est la partie avancée de toute la pensée orientale (la philosophie la plus avancée et les pratiques correspondantes de l’hindouisme ont été empruntées au bouddhisme, qui, lui-même, était né de l’hindouisme bien avant).

Le bouddhisme se présente, du point de vue personnel, comme un cheminement le long d’une voie. Chacun y est plus ou moins avancé. Le progressant avance en connaissance — essentiellement de lui-même —, en autoformation et en abaissement de sa souffrance », ces trois aspects s’impliquant mutuellement. À l’origine est le non-bouddhiste, que le bouddhisme voit comme particulièrement inconscient, ignorant (de ce qui importe le plus, lui-même), agité, dépendant, insatisfait. À l’autre extrémité, au loin, se trouve l’état limite du nirvana, où l’on est un bouddha, tout à fait autocréé (« non conditionné »), conscient, non agité. L’autoformation comme l’abaissement de la souffrance et la connaissance impliquent que ce progrès est une libération, concept essentiel du bouddhisme.

Ce progrès de chacun se fait normalement avec les conseils suivis d’un plus savant qui révèle progressivement la connaissance et propose à chaque pas les exercices à faire. La rareté des gens pouvant remplir ce rôle est l’obstacle principal à l’expansion d’un bouddhisme assez avancé en Occident. Car la demande de cette formation est grande : quiconque a goûté la saveur du bouddhisme souhaite continuer… rien n’est plus attachant que l’expérience du détachement. L’Occident devra donc essayer de développer un enseignement indirect et impersonnel, par l’écrit et les médias. C’est pour cela que l’ouvrage Le Bonheur-Liberté (Bouddhisme profond et Modernité) a été écrit. Mais le bouddhisme traditionnel met en garde contre les dangers de l’enseignement indirect, non oral. Si, par exemple, quelqu’un essaye de pratiquer certaines techniques de « méditation » dont il a entendu ou lu la description, sans conseiller lui disant ce qu’il peut faire et jusqu’où, il risque de s’infliger des dommages psychiques. C’est pourquoi la connaissance bouddhique avancée est maintenant essentiellement une tradition orale. Les supports écrits (ou iconographiques) sont innombrables (des millions de pages non répétitives dans les bibliothèques d’Asie, en une trentaine de langues), mais ce ne sont que des aide-mémoires de l’enseignement oral, au sens généralement camouflé exprès (mots-symboles, inversion des paragraphes ou des chapitres, etc.) pour éviter le risque des déboires cités plus haut.

Le progrès dans la voie bouddhique a pour l’un de ses traits essentiels la maîtrise volontaire et consciente de ses désirs — d’avoir ou de ne pas perdre. Faute de cela, l’insatisfaction est permanente et sans cesse renouvelée. Les divers bouddhismes diffèrent cependant sur ce point. Certains visent l’absence de tout désir et attachement. D’autres veulent seulement éviter l’existence des désirs insatisfaisables ou satisfaisables à coût trop élevé par ailleurs. Un bouddhisme occidental préférera certainement cette dernière position.

Le monde moderne assoiffé de la sagesse nouvelle

Les quelques remarques précédentes suffisent à faire voir les relations extraordinaires qui existent entre la nature du bouddhisme et celle de la modernité. Le monde moderne a, en tant qu’il est moderne, deux valeurs éthiques : le bonheur et la liberté. Le bouddhisme a lui-même deux valeurs centrales qui leur correspondent étroitement : le non-malheur et la libération. Les nuances qu’il ajoute, négativité et dynamique, montrent sa compréhension supérieure de ces phénomènes, qui explique sa bien plus grande efficacité à les réaliser. Par ailleurs le bouddhisme adhère totalement à l’hypothèse de causalité, et celle-ci est le fondement même de la science, base du monde moderne — notons que le fameux dilemme entre liberté et déterminisme qui torture la philosophie occidentale n’existe pas dans le bouddhisme à cause de sa conception de la nature de la liberté. Bouddhisme et modernité ont tous deux des réussites extraordinaires en connaissance scientifique et en actions correspondantes, mais leurs domaines de succès sont différents et complémentaires : c’est le monde extérieur pour la science moderne, et celui de l’intérieur, la psychologie, pour le bouddhisme. L’Occident moderne et le bouddhisme attachent tous deux beaucoup d’importance à apaiser les désirs humains, mais où le premier cherche à les satisfaire sans songer à les affecter, le second les modèle d’abord et ne les satisfait que subsidiairement. La modernité est individualiste, ses valeurs et ses explications s’attachent aux individus, et il en est en un sens de même du bouddhisme qui, d’un point de vue sociologique, a le premier dressé l’individu face à la primauté du groupe et de sa culture (dans le cadre de la société indienne de castes naissante). Enfin, l’ethos moderne est obsédé par l’ego, c’est un égocentrisme, et sa maladie de base est une « égalgie » aiguë, tandis que le non-soi bouddhique dégonfle cette baudruche creuse et douloureuse et en constitue donc la cure et le remède radicaux.

On peut cependant se demander si cette guérison introspective et introactive de moines sereins est adéquate à notre monde trépidant, tumultueux, collectif, extraverti, changeant très vite. La réponse est que, en un sens, la preuve est déjà faite, en une extraordinaire leçon. Quelques pays industriels ont une croissance toujours très supérieure à celle des autres. Ce sont les pays de marché d’Extrême-Orient : Japon, Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong, Singapour. L’analyse de la cause de cette croissance montre qu’elle ne peut être que culturelle. Or la partie commune aux cultures de ces pays susceptible de fournir l’explication est l’empreinte du bouddhisme mahayana. L’économie de marché, plus une culture marquée par ce bouddhisme, permet donc ces réussites extraordinaires. L’analyse détaillée des causes de celles-ci le confirme, même si la plupart des participants ne sont pas eux-mêmes pleinement conscients des origines de leurs traits culturels (comme des éthiques « laïques » occidentales peuvent n’être pas conscientes que leurs valeurs individualistes ou altruistes leur viennent du christianisme). Ces traits sont des conceptions de « soi », du progrès, du changement, du rapport de soi au monde et en particulier au groupe, des finalités, qui expliquent en particulier les performances des organisations de ces pays, par exemple des firmes japonaises, par la combinaison des modes d’information, de prise de décision et des objectifs qui s’y rencontrent. Cette analyse est présentée dans notre ouvrage Sortir de la crise. Notons que le succès du moyen bouddhiste ne veut pas dire que le résultat, la croissance, relève elle-même de cette éthique. Le bon usage de cette potentialité productive requiert lui-même encore plus de bouddhisme, et plus explicite, pour maîtriser consciemment les désirs qui le déterminent [1]. Et les pays en question n’en sont pas là. En fait, le bouddhisme a une fort longue habitude de voir ses moyens hyperefficaces utilisés à des fins autres que la sienne, parfois même opposées à elle. Les samouraïs utilisaient les techniques de concentration et de maîtrise de soi bouddhiques pour devenir des tueurs performants et perfectionnistes — certes pas des non-violents. Et presque tous les empires asiatiques se sont appuyés sur la sangha, la communauté des moines bouddhistes, pour asseoir leur pouvoir politique, bien que le bouddhisme prône le détachement et soit en lui-même anarchiste à l’égard du pouvoir (il n’y a en son sein aucune relation de pouvoir ou d’autorité, simplement de très grandes différences entre individus en connaissance et en avancement dans la voie).

Il faut d’ailleurs maintenant mesurer l’importance qu’a eue le bouddhisme pour le monde, car cela peut donner quelque idée de ses potentialités. La moitié orientale de l’humanité, à l’est de l’islam et de l’Iran, a été profondément marquée par le bouddhisme (les brahmanes n’ont pu le chasser de son Inde d’origine qu’en en adoptant de vastes pans). Mais il y a plus encore. Les identités d’idées, parfois même dans le détail de leur expression, entre le bouddhisme et certaines pensées de l’Antiquité grecque, ce que l’on sait des relations à ces moments et les dates et antériorités, montrent qu’il est extrêmement probable que des idées bouddhiques (et jaïns) ont été reprises par ces penseurs méditerranéens. Cela a eu lieu à deux époques. Au VIe siècle avant notre ère où une extraordinaire activité intellectuelle agitait les deux extrémités de l’empire perse : bouddhisme, jaïnisme et d’autres mouvements naissent en Inde, tandis que la philosophie grecque éclot en Ionie (Thalès, Pythagore, Héraclite, etc.). Mais surtout après l’ébranlement, de la Grèce à l’Inde, par Alexandre, dans la période hellénistique, quand des philosophies grecques essentielles — le stoïcisme en est la principale — naissent au Proche-Orient où l’empereur indien bouddhiste Açoka avait établi ses moines. Parmi ce qui arrive ainsi dans ces philosophies, outre des concepts et techniques d’autoformation, se trouvent deux notions que le bouddhisme avait depuis le début, qu’il a inventées ou découvertes et qui entrent en Occident par le stoïcisme : d’une part, la notion d’individu comme plus fondamental que sa culture ou son groupe, et par là celle d’homme universel et de nature humaine ; d’autre part, l’hypothèse de causalité. On sait quel succès ces idées auront en Occident, ou, plus exactement, ce qu’elles feront de lui. La causalité fonde la pensée scientifique, qui finira par bouleverser l’Occident. Et la notion d’individu, avec sa liberté, son bonheur ou son salut, etc., sera le cœur de la longue émergence de la modernité dans les cultures d’Europe de l’Ouest. Cela passera par le christianisme, dont on a pu dire qu’il était mi-judaïsme, mi-stoïcisme (grâce à saint Paul), qui en devient la première religion universelle — c’est-à-dire se disant bonne pour tout homme quelle que soit son origine — si l’on considère que le bouddhisme, qui a ce trait, n’est pas une religion.

Mais dans cette lente transmigration bimillénaire des bords du Gange au monde moderne, l’individu laisse en route quelques plumes essentielles. Les stoïciens ont le plus d’autoformation que l’Occident aura jamais, mais le non-soi a déjà disparu. Le christianisme réduit l’autoformation à des règles morales. Et même cela disparaît dans l’hédonisme contemporain. Les protections et antidotes contre les dangers de l’individualisme disparues, celui-ci reste seul sans boussole ni contrôle. On voit aisément que c’est sans aucun doute une des causes centrales de l’angoisse moderne. Et il est sans doute trop tard pour la guérir en re-dissolvant l’individu dans les communautés traditionnelles comme certains le tentent. La solution, ou du moins une partie essentielle de ce qu’elle est, consiste à remonter aux sources, à retrouver l’idée et les techniques de l’autoformation, et, au fond, la conscience et la compréhension du non-soi, c’est-à-dire le bouddhisme.

Cette voie est aussi celle que désigne le sens de l’histoire. La lecture la plus claire du déploiement de la modernité, depuis près d’un millénaire sur nos sols, est de la voir comme progrès de la liberté dans ses différents domaines, avec des temps forts au XIIe siècle, à la Renaissance, et dans les trois derniers siècles. Libertés locales et citadines, liberté de pensée (d’où la science), liberté religieuse, liberté d’échanger, libertés personnelles, liberté collective de la démocratie, liberté matérielle de la hausse du niveau de vie, liberté des « mœurs », etc. Ce progrès des libertés de l’individu renforce celui-ci. Dans les pays où ce processus est le plus avancé, cette mer de liberté occupe presque tout l’espace et atteint ses limites, c’est-à-dire qu’il ne lui reste plus qu’un domaine d’expansion : l’individu lui-même par la libération intérieure et intime qu’est l’autocréation consciente. L’objectif de cette action, comme de toutes, est l’abaissement de mal-être, et la connaissance qui lui est nécessaire est celle du psychisme. Enfin, plus on se fait, moins il y a de « soi » donné qui fait. Alors que les libérations extérieures renforçaient le sujet, dans celle de l’intérieur l’extension de l’objet phagocyte et efface celui-ci. La dualité sujet-objet, créateur-création, disparaît pour laisser place à un flux d’états dont chacun est causé par le passé et cause de l’avenir.

Par tous ces traits reliés on aura reconnu l’avènement du bouddhisme. Celui-ci apparaît donc comme l’avenir naturel et nécessaire de la modernité. Cette dernière peut le devenir sans connaître son nom, sans savoir qu’existe déjà ailleurs la connaissance qu’elle cherche pour ce nouveau progrès. C’est ce qu’elle fait lorsque, sous la pression de cette nécessité, elle redécouvre de tout petits morceaux de ce que le bouddhisme sait depuis bien longtemps dans le cadre des psychanalyses ou de diverses philosophies [2]. On éviterait bien du temps perdu, des tâtonnements, des erreurs, des déboires, des souffrances en voyant que la connaissance nécessaire est déjà trouvée et en se mettant à son école.

Mais le bouddhisme a pour principe de s’adapter à chaque culture qui l’adopte, comme il le fait pour chaque personne. Son noyau central est assez raffiné, solide, universel et tolérant pour le permettre — il recommande même ces « moyens habiles ». C’est la raison de base des expansions historiques sans pareil du bouddhisme. Le monde de la modernité, ou celui de l’Occident, sont assez différents des autres pour requérir leur propre version du bouddhisme. On distingue aisément les grands traits de ce que doit être ce bouddhisme moderne, nouveau véhicule, navayana, ou nouvelle sagesse, navavada. La civilisation scientifique montre qu’il doit être plus directement le bouddhisme profond que ne sont les autres bouddhismes culturels. Le rationalisme bouddhiste se greffe bien sur celui de la modernité en l’étendant dans le champ de l’autoconnaissance, et en montrant clairement par là les limites de la raison et de nouvelles formes spécifiques et supérieures de celle-ci (comme la symbiose élaborée d’analyse et d’intuition profonde qui sont un de ses traits essentiels). Et les connaissances psychologiques du bouddhisme, ses théories de la nature du soi, ses pratiques, la maîtrise des désirs, la libération profonde, l’érosion du mal-être, sont ce dont l’Occident moderne a le plus soif. Enfin pour certains choix, essentiels aux yeux de notre culture mais secondaires et souvent sans importance pour le bouddhisme, chaque personne peut fort bien faire son propre choix, comme en ce qui concerne le théisme ou l’alternative philosophique idéalisme-matérialisme. Ce bouddhisme moderne trouve son chemin assez préparé, non seulement par l’immense besoin, par la culture, de science et de raison, mais aussi par d’heureux balbutiements (relatifs) dans son sens comme la psychanalyse, la phénoménologie, l’existentialisme, la philosophie analytique, et même l’intuition générale, très vague mais finalement on ne peut plus vraie, qu’en matière de sagesse quelque chose existe à l’Est que nous n’avons pas encore.

L’essentiel, maintenant, est de savoir que ce savoir que nous cherchons tant existe déjà, chez des savants cachés — mais très connus dans leurs pays — dans des monastères du monde asiatique. Il suffit de se mettre à l’écoute des autres, de dresser l’oreille à l’Orient, au lieu de seulement leur crier des ordres. L’Occident moderne a exporté dans tout le monde sa technologie de la matière. Il en a changé la face du globe et les habits de l’humanité. Mais le bilan sur le bonheur, incalculable, est des plus douteux. C’est maintenant la conscience, la connaissance et la technique de l’intérieur qu’il lui faut. Et pour commencer celles des attitudes et positions face à ce fait énorme : nous-mêmes et nos semblables. Or cela permet de redresser la « balance des paiements » du savoir. Car, sur le paysage intime, le soleil s’est depuis déjà longtemps levé à l’Est. Reste, comme dit le chant, à « ouvrir sa fenêtre au soleil qui… nous rend meilleurs ». De l’ère de la « richesse des nations », passons à celle de la sagesse des hommes.

Mais « les pensées qui mènent le monde viennent sur des pattes de colombe ». Permettez donc ce message, ce résumé, ce conseil et cette prévision : Au XIXe siècle, Dieu trépasse. Au XXe, l’homme agonise. Les grandes illusions s’estompent ici-bas. La glorieuse ignorance, traquée, est pantelante. Le sens réel des mythes monte à l’évidence. Place à la conscience claire. Vient le savoir profond. Et la liberté vraie qui souffle la souffrance. L’esprit s’apaise. Le malheur meurt. Place, place à l’Éveil du monde.

« Où le ça était, le moi sera » ; où fut le « je » advienne la conscience.

(L’orient Intérieur. Collectif. Autrement 1985)

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1 Cela est expliqué en détail dans notre ouvrage, La Bonne Économie (PUF, Paris, 1984). Voir le détail de cette analyse dans Le Bonheur-Liberté, chapitres 17 et 18.

2 Voir Le Bonheur-Liberté, chapitre 15.