Alan W. Watts
Ceci est mon corps

Pour tous ceux qui sont nourris de la culture européenne et méditerranéenne, le pain et le vin comptent parmi les dons les plus beaux de la vie. Je parle bien sûr du pain véritable, et non du caoutchouc-mousse comestible qu’on trouve en Amérique ; du pain que l’on peut manger tel quel, sans beurre ou […]

Pour tous ceux qui sont nourris de la culture européenne et méditerranéenne, le pain et le vin comptent parmi les dons les plus beaux de la vie. Je parle bien sûr du pain véritable, et non du caoutchouc-mousse comestible qu’on trouve en Amérique ; du pain que l’on peut manger tel quel, sans beurre ou sans fromage ; du pain qui garde toute sa saveur en se desséchant. Quand je romps une miche d’un tel pain, me parvient, un bref instant, une bouffée de l’odeur du vieux moulin de bois qui se réfléchissait dans les eaux d’un déversoir pratiqué dans la rivière Stour, dans le Kent, et que protégeait un bosquet élevé de bouleaux ; j’entends les croassements discordants des corbeaux par un après-midi brûlant et je revois la mousse sur le mur de pierre qui courait le long de l’eau. C’est encore plus vrai avec le vin — mystère de l’évocation, magie qui peut enfermer les souvenirs dans une bouteille et distille l’essence du soleil, des collines, des villages paisibles et de l’indolence des derniers jours de l’été.

Il y a quelques années, j’ai occupé le poste de doyen d’un collège expérimental ; les professeurs et les élèves venaient de plusieurs pays différents, et la vocation fondamentale de l’établissement était l’étude des religions comparées. Pour ceux qui le désiraient, j’avais établi la coutume qu’on serve toujours du vin au dîner. (Mais on pouvait aussi se procurer du thé, du café, du lait ou de l’eau.) Ce n’était nullement une obligation, mais à mon grand étonnement, j’appris que cette habitude était une source de scandale, que cela faisait froncer les sourcils des musulmans et des hindouistes et encore plus ceux des membres de notre université de confession méthodiste. Sur ces entrefaites, je fus fermement invité par certains de mes collègues à mettre fin à cette innovation. « Après tout, disaient-ils, c’est une question bien triviale que d’avoir ou non du vin ; la réputation du collège est bien plus importante. »

Sur quoi ma vieille fibre ancestrale européenne et chrétienne a immédiatement réagi, et j’ai répondu : « Messieurs, ceci n’est pas une question triviale. Nous ne sommes pas en Asie, nous ne mangeons pas du canard laqué, du tempura, du fagadu ou du khichri. Nous sommes en Occident, nous mangeons la nourriture traditionnelle de notre culture, et personne ne prend sa nourriture sans vin s’il respecte cette tradition. Comme institution chargée de diffuser le savoir et la culture occidentale, c’est une question d’honneur pour nous que de maintenir vivants les aspects les plus élevés de notre civilisation. »

Mais ce discours ne réussit pas à convaincre mes collègues trop soucieux de spiritualité, qui n’arrivaient pas à admettre que l’on puisse attacher autant d’importance à de « vulgaires questions » de nourriture et de boisson. Je compris vite qu’il y avait dans la bourgeoisie américaine un courant très fort d’antimatérialisme, en arrivant presque à de la haine pour la matière. Un matérialiste est forcément quelqu’un qui aime la matière — que ce soit le bois, le cuir, le chanvre, la soie, les œufs et les fruits, la pierre et le verre, le poisson et le pain, les olives et le vin. Cependant chaque ville ou village américain paraît, presque sans exception, être habité par des gens ayant horreur de tout ce qui est matière, et n’ayant de cesse qu’ils l’aient transformée en tas d’ordures. Cela vaut également pour les villes industrielles et les conurbations d’Europe ou de l’Asie moderne. La plupart d’entre elles sont composées de deux rangées de murs éclairés au néon, donnant sur des autoroutes en façade, et sur des cimetières de voitures ou des taudis côté cour. Jusqu’aux maisons des quartiers résidentiels qui semblent avoir été nettoyées de toute vie, comme s’il s’agissait d’un champignon vénéneux. Les cuisines ont des allures de salles d’opération et tout ce qu’il en sort a un goût de savon et paraît avoir été préparé par des chimistes plutôt que par des cuisiniers ou des cuisinières.

La cuisine d’une culture est d’ailleurs le test le plus efficace pour connaître son attitude envers l’univers matériel ; en ce sens les Chinois et les Français sont des matérialistes exemplaires. La cuisine populaire américaine tient sans aucun doute le dernier rang de ce classement. Ses valeurs sont d’ordre purement quantitatif et on la mange en ayant l’air de remplir des obligations diététiques plutôt qu’avec amour. Maintenant que tout peut être cuit d’avance, puis congelé, avant d’être réchauffé pour être servi, c’est encore bien pis qu’avant, pis qu’à l’époque où Henry Miller écrivait son essai The Staff of life [1], critique définitive de la cuisine américaine et l’un des livres les plus drôles de la littérature moderne.

Toute plaisanterie mise à part, j’aurais tendance à affirmer qu’une telle cuisine est la meilleure preuve que la culture américaine est non seulement postchrétienne mais antichrétienne. La bonne cuisine ne peut se faire que dans un esprit de sacrement, de rituel. C’est un acte d’adoration, d’actions de grâce célébrant la gloire de la vie, et nul ne peut bien cuisiner s’il n’a le respect des matériaux bruts dont il se sert : les œufs, les oignons, les herbes, les sels, les champignons, les haricots, et pardessus tous les animaux vivants, poissons, viandes et volailles, dont nous prenons la vie pour vivre. Le rituel n’est pas simplement un ensemble sclérosé de gestes symboliques. Fondamentalement, un rituel est quelque chose fait avec respect, amour et conscience, que ce soit cuisiner, travailler le bois, pêcher, écrire une lettre, pratiquer une opération chirurgicale ou faire l’amour. La vie quotidienne en Occident manque singulièrement de rituel, de même que du style et de la couleur qui l’accompagnent.

Pourtant, le mystère central, l’acte décisif de l’adoration chrétienne porte sur la nourriture et la boisson ; c’est la consommation du pain et du vin, la chair et le sang du Christ, au cours de la communion. Ce rite est la plupart du temps devenu déplorablement superficiel. Même dans l’Église catholique, le pain a l’allure et le goût d’une médaille en plastique, et le vin n’est pas distribué. Sans doute a-t-on peur que quelqu’un risque d’offenser Jésus en le répandant sur le sol. Mais cela serait encore mieux que de donner du jus de raisin comme font les méthodistes.

Le fait que l’Eucharistie (action de grâces) du Pain et du Vin soit le rite central du christianisme représente l’apport le plus profond que cette religion peut offrir à la sagesse universelle, en partie grâce au judaïsme. C’est un aspect qui souvent n’est pas vu par les hindouistes et les bouddhistes, et les chrétiens eux-mêmes ne l’ont apprécié qu’à contrecœur. C’est ce qu’exprime William Temple lorsqu’il dit que le christianisme est la seule religion véritablement matérialiste, la seule religion (mais il faudrait aussi inclure le judaïsme et l’Islam) qui affirme sans équivoque la bonté et la gloire de l’univers physique, et qui croit que la Création n’est pas due à une divine erreur. Hindouistes et bouddhistes sont plus ambivalents sur ce point, ayant une forte tendance à estimer que la maya de ce monde doit être transcendée plutôt qu’aimée. Seule une minorité d’écoles hindouistes et bouddhistes partage un point de vue contraire. Mais pour les chrétiens, Dieu est supposé jouir complètement de la maya et les cieux proclament réellement « la gloire de Dieu ».

La signification de l’Eucharistie date de l’époque où les cultures méditerranéennes consommaient le pain et le vin comme nourriture et boisson de base. Apparemment, le pain était essentiel, accompagné de viandes, de légumes et de fruits en garniture. Le vin était alors beaucoup plus lourd et épais que maintenant, et avant d’être servi dans des coupes individuelles, il était coupé d’eau dans un grand récipient spécial, le cratère. (D’où la coutume de mélanger le vin à l’eau de la messe.) Comme aliment et boisson de base, le pain et le vin constituent la matière de la vie de l’humanité, c’est-à-dire son corps physique et son sang, en ce sens que « l’homme est ce qu’il mange ».

Le pain et le vin ont aussi un aspect sacrificiel ; pas de pain sans broyer des grains de blé, et pas de vin sans presser les grappes de raisin. Tel est le scandale de l’existence biologique, qui fait que je dois tuer d’autres créatures pour vivre. Dans la mesure où j’éprouve clairement l’impression d’être moi-même à part et seul, et que les créatures du monde végétal et animal sont tout à fait autres que moi, je ne peux les détruire pour me nourrir sans quelque sentiment de culpabilité. Les hindouistes et les bouddhistes ressentent cela avec tant de force qu’ils ont essayé de surmonter ce sentiment de culpabilité par l’ashima, la méthode la moins meurtrière, celle qui empêche de détruire les formes de vie les plus élevées, que ce soit les insectes, les oiseaux, les poissons, les reptiles ou les mammifères. Cependant cette attitude ne résout pas vraiment le problème. Le monde végétal agonise chaque jour pour assurer notre survie.

Le pain et le vin ne font pas partie de la Messe seulement comme dons de la nature, sous la forme de farine et de jus de raisin ; notre existence physique d’homme est aussi le fruit de notre travail, et c’est ainsi que la farine est cuite et le jus de raisin fermenté. En un mot, le pain et le vin présentés à l’autel pendant la messe, et qu’autrefois les fidèles apportaient eux-mêmes, nous représentent nous-mêmes, représentent notre chair et notre sang, représentent notre travail et le sacrifice qui englobe tout cela.

Le moment crucial du rite est celui où le pain et le vin, qui sont nous-mêmes, sont transformés en devenant le Corps et le Sang du Christ que nous consommons. Peut-il y avoir manière plus frappante de célébrer l’union du Christ et de l’humanité, de Dieu et de l’univers ? « Rien d’autre, dit saint Léon, n’est recherché dans le partage du Corps et du Sang du Christ que d’être changé en ce que nous consommons [2]. »

Mais il y a plus que cela. Pour ceux qui écoutaient Jésus, l’idée de manger sa chair et de boire son sang, même métaphoriquement, était vraiment choquante.

« Je suis le pain de vie. Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts. C’est ici le pain qui descend du ciel, afin que celui qui en mange ne meure point. Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Car le pain que je donnerai est ma chair [et je le donnerai] pour la vie du monde. »

« Là-dessus, les juifs disputaient entre eux, disant : comment peut-il nous donner sa chair à manger ? Jésus leur dit : « Je veux dire ceci : si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’Homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez point de vie en vous-même. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraie nourriture et mon sang vraie boisson. Comme le Père qui est vivant m’a envoyé, et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vivra par moi. Voici le pain qui est descendu du ciel, non pas celui que vos pères ont mangé [la manne] et qui sont morts. Ceux qui mangeront ce pain-ci vivront éternellement… »

« Ayant entendu cela, plusieurs de ses disciples dirent : « Voilà de rudes propos ; qui peut les entendre ? »

« Dès ce moment, plusieurs de ses disciples se retirèrent et ne retournèrent plus avec lui [3]. »

Il faut se rappeler que l’un des interdits les plus stricts des juifs prohibait de boire du sang. Le sang passait pour être l’essence même de la vie des hommes et des animaux, et donc pour n’appartenir qu’à Dieu seul ; c’est pourquoi on tuait les animaux qu’on allait manger en les égorgeant et en laissant couler leur sang sur le sol. On comprend alors combien les paroles de Jésus ont dû choquer ceux qui les entendirent, tout autant que s’il leur avait ordonné d’être incestueux ; elles impliquent, en effet, que si Dieu seul peut boire le sang — et particulièrement celui du Fils de l’Homme — le boire aussi est être à égalité avec Dieu et avoir la vie éternelle.

La Dernière Cène — l’archétype de la messe — s’est tenue en des circonstances chargées de significations symboliques. D’après les quatre Évangiles, il ressort clairement que c’est en pleine connaissance de cause que Jésus a jeté son défi à « l’establishment » juif, sachant que la sanction serait la peine de mort. C’est pourquoi il choisit le temps de Pâques pour déclencher les événements ; c’est la fête par laquelle les juifs célèbrent depuis toujours la délivrance de leur esclavage en Égypte. Le sacrifice d’un agneau à trois heures, la veille de Pâques et jour de préparation du sabbat, est un des moments essentiels de ce rituel. Il est fait pour rappeler le sacrifice originel de l’agneau dont le sang servit à barbouiller les portes derrière lesquelles les Hébreux étaient prisonniers, ce qui permit d’éloigner l’Ange Destructeur envoyé par Dieu, qui, dans la même nuit, fit mourir tous les garçons aînés des Égyptiens. Telle est l’origine du symbolisme du « Sang Salvateur de l’Agneau [4] ».

Jésus semble avoir prévu sa propre mort pour la veille de Pâques (Vendredi) la faisant ainsi coïncider avec le sacrifice de l’agneau Pascal [5]. Il prend la place de l’agneau originel pour inaugurer ainsi la nouvelle Alliance (les nouveaux rapports, le nouveau testament, les nouvelles lois) qui doit régir les relations de Dieu et des hommes, une alliance dont le but est de donner une nouvelle et plus vaste dimension au vieux symbolisme pascal de la délivrance d’Égypte. Ce faisant, la captivité en Égypte n’était plus seulement une défaite militaire, ni la Pâques une simple libération politique. « Mon royaume, dit Jésus, n’est pas de ce monde. » La captivité en Égypte en vient à symboliser l’état de Chute de toute l’humanité, et la nouvelle Pâques célèbre la libération de la mort, qui était la conséquence de la Chute. Un autre point de vue existe, qui veut qu’il y ait là un symbolisme en forme de parabole, où « l’Égypte » serait la maya du Seigneur, sa kenosis, son oubli-de-soi et la Pâques son réveil [6].

La Nouvelle Alliance ne renvoie pas seulement à la délivrance d’Égypte, suivie de l’entrée des Hébreux en Terre promise, mais aussi à l’alliance conclue autrefois entre le Seigneur Dieu et Noé après le Déluge.

« Et Dieu bénit Noé et ses fils et leur dit : « Soyez féconds, multipliez et remplissez la terre. Vous serez un sujet d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meurt sur la terre, et pour tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meurt et qui a vie vous servira de nourriture ; jusqu’à l’herbe verte, je vous ai donné toute chose. Mais vous ne mangerez pas de chair avec sa vie dedans, qui est le sang [7]. »

Ce commandement est répété dans le Deutéronome : « Tu pourras manger de la viande, quand le désir t’en viendra… Tu en mangeras comme on mange de la gazelle et du cerf ; celui qui sera impur et celui qui sera pur en mangeront l’un et l’autre. Seulement garde-toi de manger du sang, car le sang, c’est la vie [8], et tu ne dois pas manger la vie avec la chair. Tu ne le mangeras pas : tu le répandras sur la terre comme de l’eau… Tu offriras des holocaustes, la chair et le sang, sur l’autel du Seigneur, ton Dieu : et le sang des autres sacrifices sera répandu sur l’autel du Seigneur ton Dieu, et tu mangeras la chair. »

Dans l’Ancienne Alliance, le sacrifice est une communion, un repas pris en commun par Dieu et son peuple, au cours duquel le peuple prend la chair et Dieu le sang [9]. Mais dans la nouvelle alliance instituée par Jésus, le peuple reçoit la chair et le sang de l’agneau du sacrifice. C’est la condition de la vie éternelle, c’est-à-dire divine, Dieu étant éternel. Il n’y a aucun autre moyen de recevoir la vie éternelle que de faire un avec Dieu, et il faut pour cela boire le sang en plus de manger la chair.

« Alors qu’ils mangeaient, Jésus prit le pain, le bénit et le rompit, et il le donna à ses disciples en disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps. » Et il prit la coupe, rendit grâce, et leur donna en disant : « Buvez-en tous, car c’est mon sang, le sang de l’alliance, qui est répandu pour beaucoup, pour la rémission de leurs péchés [10]. »

Dans leur récit de la Cène, saint Luc et saint Paul ajoutent cette injonction : « Faites ceci en mémoire de moi. » On en est encore à se demander si, pour vouloir observer ce commandement, les générations suivantes de chrétiens n’ont pas provoqué plus de haine qu’elles n’ont répandu d’amour dans leurs rangs. Car cette « mémoire » qu’il fallait entretenir était-elle simplement le souvenir de ce qui s’était passé, ou était-elle une « représentation », une réactualisation, la chair et le sang véritables du Fils de Dieu présents de nouveau ? Et cette présence était-elle spirituelle ou sacramentelle, véritable conversion de la « substance » du pain et du vin en Jésus lui-même ? Il semble incroyable aujourd’hui que des hommes se soient entretués et torturés à cause des réponses qu’ils donnaient à de telles questions, provoquant entre autres le terrible holocauste de la guerre de Trente Ans.

L’une des raisons de ce conflit tient simplement à ce qu’on n’a jamais pleinement compris le sens du terme « mémoire » (en grec, anamnesis). Car se souvenir, tout spécialement dans un tel contexte, ne consiste pas simplement à évoquer dans son esprit un événement passé ou à le désigner (dans le sens du terme araméen dukrana) ; se souvenir est aussi se rappeler, « re-appeler [11] », réunir ce qui a été séparé ou divisé. De même, savoir la vérité, la comprendre est aussi se souvenir, car en grec alethes (vérité) c’est le « non-lethal [12] », ce qu’on regagne sur la rivière Léthé ; après l’avoir franchie, les morts oubliaient ce qu’ils avaient vécu. Cette interprétation est passée dans la tradition chrétienne. Au moment où le pain est rompu au cours de la messe de rite oriental orthodoxe, le prêtre dit : « L’Agneau du Seigneur est brisé et divisé, mais non désuni ; toujours mangé et cependant jamais épuisé, et il sanctifie ceux qui le partagent. » Voir aussi dans le Didachè [13] (du premier siècle) qui contient une prière eucharistique comportant une image du pain réunifiant tous les grains de blé épars sur les collines en une seule unité. Ainsi donc, « en mémoire de moi » est rappel, rassemblement en une unité de ce qui existait avant l’apparente dispersion ; la rupture de l’Un en Beaucoup, avant que le Seigneur n’entre dans l’extase de sa maya.

Sur quoi tout cela débouche-t-il, sinon sur l’idée que l’homme et l’univers sont effusion d’amour ? Dieu s’abandonnant est au cœur de l’être de chaque créature, et l’amour n’est pas autre chose que la kenosis ; le sacrifice de l’Agneau, « mis à mort depuis la fondation du monde », n’est rien d’autre que la mise à mort de toutes les créatures vivantes par lesquelles vivent les créatures vivantes. Ce que dit Jésus, à travers le symbolisme de la Cène, c’est que toute chair mangée est la sienne, et que tout sang versé est le sien. Ne vous sentez donc plus coupable pour cela. Il est « répandu pour beaucoup, pour la rémission de leurs péchés », ce qui revient à réaliser que tout le blé moulu, toutes les grappes écrasées pour nous, tous les faux-filets et tous les poissons grillés pour nous sont — tout comme les cadavres humains offerts aux vers ou aux vautours — les innombrables déguisements sous lesquels l’Éternel se donne à lui-même.

Il est d’emblée évident que l’Église n’a pas adopté ce point de vue, en particulier en observant comment se célèbre la messe, aussi bien dans le rite oriental qu’occidental. Dans le rite oriental, le pain et le vin sont consacrés dans un sanctuaire séparé de l’assemblée des fidèles par l’iconostase. Dans celui d’Occident, l’autel a été tourné vers la partie est de l’église et dressé sur des gradins ; la messe est célébrée loin des fidèles, le prêtre étant tourné vers l’est. (On notera cependant que ces dernières années, on est revenu à une position plus centrale dans beaucoup d’églises catholiques.) La disposition cachée ou élevée du lieu sacramentel, joint aux honneurs royaux dont on l’entoure, montre bien que son sens profond n’a pas été compris. Dans la pratique, on traite le Christ en le juxtaposant et non en l’unissant aux hommes. On trouve d’ailleurs dans la liturgie de saint Jacques un hymne qui reflète merveilleusement bien l’état d’esprit de l’Église vis-à-vis du Sacrement :

Que toute chair mortelle garde le silence,

Et se tienne debout tremblante de peur ;

N’ayez pas l’esprit aux choses terrestres,

Car, la main prête à bénir,

Le Christ notre Dieu descend sur terre,

Et demande un hommage sans réserve.

Rang après rang l’armée céleste

Déploie ses avant-gardes

Tandis que la Lumière des Lumières descend

Du royaume du jour sans fin,

Afin que s’évanouissent les sortilèges infernaux

Cependant que l’obscurité se dissipe.

Une clochette et des lumières annoncent le moment de la Consécration, et après le Sanctus, l’hymne d’adoration des anges, la voix du prêtre se réduit à un murmure craintif. Car les mots « Ceci est mon Corps » et « Ceci est mon sang » vont changer le pain et le vin en le Christ, Roi de l’univers. Quant à l’assemblée des fidèles, ce qui se passe sur l’autel devient quelque chose de tellement lumineux qu’elle doit baisser les yeux et mettre de l’ordre dans ses pensées pour pouvoir en supporter la clarté pénétrante. C’est magnifique, mais à côté de la question. Voilà des gens qui ont décidé de posséder un gâteau au lieu de le manger, se donnant respectueusement le confort d’avoir leur Dieu dans un endroit délimité, précis et sûr. Sous la forme de l’hostie, le pain sacré, on peut le remiser sous le sceau qui ferme la chasse mystérieuse du tabernacle, et l’honorer de lumières brûlant sans interruption, ce qui donne cette atmosphère toute spéciale de présence qu’on ne trouve guère ailleurs que dans les églises catholiques. On peut le livrer, bref éclat de lumière, à l’adoration populaire lors d’occasions solennelles, et même le promener par les rues en de joyeuses processions comme pour la fête du Corpus Christi, des fillettes répandant des pétales de roses sur son chemin.

Le danger de posséder un gâteau mais de ne pas le manger est qu’il peut s’abîmer. C’est cette dégradation, mélange accumulé de superstitions et de piété mécanique, qui a conduit les protestants à se révolter contre la messe et le christianisme de l’autel surélevé. Mais c’est bien le cas de dire qu’on a « jeté le bébé avec l’eau de son bain », ou, pour employer une autre métaphore, que les protestants, dans leur enthousiasme maladroit pour détruire les idoles, ont jeté l’œuf au lieu de simplement en casser la coquille.

La contribution la plus positive de la Réforme aura été de renouveler l’idée que le christianisme est une religion impossible, en augmentant encore ses exigences morales. L’amour de Dieu, dans l’atmosphère en général ensoleillée du catholicisme, est distribué plutôt trop facilement ; le sacrement de la pénitence vous débarrasse de vos sentiments de culpabilité en quelques ave Maria (et dans ce cas, pourquoi se soucier d’avoir un psychanalyste ?), son ambiance insidieuse de fête encourage trop facilement les soirées dansantes sur la plaza, comme à être plus que familier avec Rosa et Geneviève, Maria et Conchita. Bien que Luther ait proclamé que le salut venait de la foi et non des œuvres, et Calvin de la prédestination seule, la théorie théologique n’avait pas grand-chose à voir avec la pratique, comme c’est en général le cas. Tout au long de son histoire, le protestantisme a mis l’accent sur les œuvres — non pas les œuvres de piété, ayant valeur de symboles — , mais les œuvres concrètes du travail et de la frugalité, qu’accompagnait une très forte inhibition des tendances au luxe et à la concupiscence. Et ce n’est qu’après le milieu du XIXe siècle que les protestants acquirent une conscience sociale.

Catholicisme et protestantisme forment une curieuse alliance par leur commune manière d’intensifier le sentiment de séparation d’avec Dieu qu’éprouvent les individus. Les catholiques, au moyen des sacrements, parviennent à un contact physique intense avec le divin, tout en s’en maintenant très loin par la vivacité de leur adoration [14]. Quant aux protestants, ils aggravent le sens de la responsabilité individuelle en inculquant un sentiment permanent de culpabilité sous le nom de vertu, et entretiennent, par une sorte de mortification esthétique, une inimitable atmosphère de mélancolie spirituelle. (Je ne parle pas ici du « protestantisme libéral » moderne, mais de la traditionnelle « religion biblique ».)

Mais cette intensification du sentiment de séparation, de sa propre culpabilité face à la transcendante altérité divine, de sa totale insignifiance devant la gloire majestueuse de Dieu, ne fait qu’augmenter la pression sur cette espèce de barrage séparant le divin de l’humain, barrage qui doit sauter. Le meilleur moyen de hâter ce moment consiste précisément à augmenter la pression de manière à porter le sentiment de péché et d’isolement jusqu’à son point de rupture.

De ce point de vue, on ne peut alors qu’applaudir et encourager les méthodes traditionnelles, tant catholiques que protestantes, et se réjouir en se disant que plus la pression augmente, plus on est proche d’une magnifique libération. Et l’on voit alors sous un jour entièrement nouveau les aspects les plus rébarbatifs du christianisme : les cilices, les prières à genoux sur des chaînes, les crucifix sanglants, les squelettes, les religieuses enfermées pour toujours et les trappistes pour toujours silencieux, la méditation de saint Ignace sur la damnation éternelle, les sermons presbytériens sur la colère divine, les raffinements de la pruderie espagnole, l’éducation « au fouet et à la Bible » des enfants chez les fondamentalistes, la splendeur des brocarts et des joyaux lors des messes solennelles à saint Pierre et le brun sombre des édifices gothiques en pitchpin de la première église baptiste, sans parler de leurs abominables vitraux jaunes. Vu dans la perspective de la danse éternelle du Seigneur, du jeu de cache-cache, ce sont les convulsions qui précèdent la révélation, les douleurs de la femme pendant l’enfantement, mais pour donner ici naissance à un nouveau mode de conscience et à une compréhension nouvelle de la notion d’identité.

C’est en ce sens que le christianisme est une « théologie de crise » pour employer dans un sens radical l’expression de Karl Barth. Crise qui comporte un double danger. Le premier est de faire long feu et de tourner au simple sécularisme. Les gens peuvent finir par en avoir assez de subir cette pression, et tout laisser tomber. Au diable tout cela ; vivons donc un peu ! L’autre est que l’on risque de rester prisonnier de la crise, de ne pas être capable d’en sortir, ni de voir qu’elle doit conduire à quelque chose au-delà de son propre terme. C’est le danger de l’obscurantisme chrétien moderne, tel qu’on le trouve dans le triste jansénisme du catholicisme irlando-américain ou dans la nouvelle orthodoxie protestante et ses interprétations sophistiquées de la Bible [15].

Dans un cas comme dans l’autre, le danger vient d’une conception bornée d’exclusivisme spirituel que l’Église (comme le national-socialisme de Hitler) semble avoir hérité du judaïsme d’après l’Exil, avec sa revendication fanatique d’une pureté raciale et du droit exclusif à la faveur divine. La caractéristique de ces descendants d’Esdras et de Néhémie [16], qu’ils soient chrétiens ou musulmans, est d’être intimement persuadés de posséder la suprême révélation de Dieu, sans même daigner examiner les autres traditions religieuses. Voilà qui réduit singulièrement le nombre des théologiens capables d’étudier le christianisme dans le contexte d’une conception moins exclusive de l’univers. D’où la difficulté d’élaborer une métathéologie, et l’absence d’une structure à l’intérieur de laquelle le christianisme pourrait trouver la solution à son perpétuel état de crise : il n’y a pas de sage-femme pour soulager les douleurs de cet interminable accouchement.

Je dis « interminable » car le type de personnalité chrétien s’est maintenant répandu dans le monde entier, culturellement et technologiquement ; le sens spécial de son identité, la croyance à ses privilèges spirituels exclusifs ne peuvent être maintenus sans une violence suicidaire où les autres peuples et même l’environnement naturel seront impliqués. La question est de savoir si les mythes de l’Incarnation, du Dieu fait homme, du Sacrifice du Corps et du Sang du Seigneur, et de l’incorporation du monde dans le Corps mystique, ont toujours valeur d’usage pour une telle civilisation, dont l’expansion paraît dangereusement explosive. Leur titre principal à y participer vient évidemment du fait qu’ils ont contribué à créer la crise, aussi bien par leur force même que par celle de la révolution rationaliste et anticléricale qu’ils ont suscitée par contrecoup contre l’Église. La philosophie de toute tyrannie entraîne et détermine celle de la rébellion !

Nous pouvons constater après coup que la Réforme n’a fait qu’accentuer la crise du christianisme, sans la résoudre ; mais il en est de même du rationalisme et de l’humanisme occidental, qui ont abouti à une conception de l’identité et de l’aliénation de l’homme séparé de la nature qui n’est qu’une hypertrophie de l’ego chrétien. Il en découle une question à laquelle on ne peut échapper : n’est-il pas possible que les chrétiens finissent par accepter toutes les implications de l’Incarnation et du fait d’être partie intégrante du Corps du Christ ? Qu’ils découvrent ce qu’en fin de compte veut dire manger le Corps du Seigneur et boire son Sang ? Et tout cela ne signifie-t-il pas que le « christianisme » se fond dans une sorte d’« hindouisme », bien qu’il soit sans doute sans intérêt de donner autant d’importance à l’étiquette sur le flacon? Ce qui est véritablement important est que le mythe « hindou » de la maya de l’Éternel et de l’existence de tous les êtres par l’atma-yajna, le sacrifice de lui-même, non seulement donne une nouvelle et particulière profondeur au mythe chrétien, mais agit comme le catalyseur qui peut seul permettre au matérialisme chrétien de s’épanouir complètement. Ou, si cela semble trop provocant, disons que deux modes de vie jusqu’à présent désignés comme spiritualiste d’un côté et matérialiste de l’autre fusionnent en un seul.

Car il n’existe pas encore de religion ou de philosophie proposant une véritable union du Ciel et de la Terre. On s’en est approché quelquefois, mais jamais au point que l’un puisse dire à l’autre : « Je t’aime de tout mon cœur ! » On a pu voir seulement le spirituel réduit au matériel ou le matériel pulvérisé dans le spirituel. Ou encore des compromis malheureux dans lesquels le spirituel dit toujours au matériel : « Oui, mais… » On observera que le matériel est régulièrement condamné, l’éloge timide étant suivi d’un dénigrement s’appuyant sur la curieuse raison qu’il change constamment et se transforme, comme si c’était mal. Ce n’est que très occasionnellement que les hindouistes ont eu le courage de s’embarquer à fond dans la danse de la maya de l’Éternel et d’arrêter d’insinuer qu’en dernière analyse (une analyse malsaine et tatillonne), ce serait mieux si l’univers physique n’existait pas. Les théologiens chrétiens, pour leur part, semblent avoir pour mission de protéger la divinité d’une union complète avec l’univers comme si, d’une manière ou d’une autre, elle pouvait en être pervertie moralement. Ils admettent, en effet, que la créature participe de son Créateur, qu’elle en est le reflet, qu’elle est adoptée ou transfigurée par lui ou qu’elle s’unit à lui. Mais il y a toujours quelqu’un pour lever son doigt et dire : « Mais… N’oublie jamais, créature minuscule, que tu n’es rien, rien jusqu’au plu profond de toi, car ton être même ne dépend pas de toi. » Si je comprends bien, mon corps est celui de Dieu, mon esprit est celui de Dieu, mon être même est celui de Dieu, le tout étant cédé en location à rien ni à personne.

Mais si ce n’est pas moi qui suis là, je sais bien Qui y est !

La grande difficulté semble venir du fait que dans les milieux religieux, on a toujours besoin de quelqu’un ou quelque chose à blâmer. Je me surprends moi-même à faire le censeur quand je pense en particulier aux prédicateurs baptistes. D’une certaine manière, la religion attire tous ceux qui aiment citer la loi et tendre un doigt accusateur, et qui réalisent bien rarement que l’assemblée des fidèles adore les réprimandes pittoresques. C’est pourquoi en disant cela je ne condamne personne, y compris les prédicateurs. Vers la fin de sa vie, le poète Kabir, un saint hindo-islamo-bouddhique, avait l’habitude de demander, en regardant autour de lui : « Qui donc vais-je prêcher ? » Il voyait partout et tout le temps, le visage et l’action du Bien-Aimé.

Comme beaucoup de chrétiens le craignent, il est clair que cette vision panthéiste de Dieu risque d’être un moyen pour excuser la pire méchanceté. Mais le feu n’est pas « faux », ou ne doit pas être aboli, sous prétexte qu’on peut l’utiliser à brûler vifs des hommes. En fait, ce qu’ils redoutent le plus, si Dieu est en tout, c’est que le méchant n’ait pas la punition qu’il mérite, et de perdre la satisfaction de savoir qu’il va bouillir dans l’huile ou être dévoré par des araignées pour l’éternité. C’est au point qu’il devient de plus en plus difficile de séparer les méchants des donneurs de leçons qui voudraient les voir convenablement jugés.

Si l’on élargit le débat, on voit bien que ces objections d’ordre théologique sont triviales, et reviennent à ne pas manger de saumon grillé par peur des arêtes, ou à éviter de vivre par crainte de mourir. Elles ne consistent qu’à ergoter sur des « technicalités » dénuées de toute importance et à monter de toutes pièces, mais d’une manière subconsciente, une sorte d’obstruction métaphysique pour reculer un peu plus le moment du grand éveil. On pourrait peut-être comparer cela à une femme à qui il faut faire une cour interminable et qui exaspère la passion jusqu’au paroxysme avant de finir par se donner. Assez, cependant, est assez. Le moment est venu d’adopter un matérialisme réellement et complètement spiritualisé, seule attitude intelligente et efficace face à la technologie envahissante, et permettant seule d’aider l’humanité à être quelque chose de mieux que le monstre prédateur qu’elle est devenue.

Il est en fait impossible d’être un véritable matérialiste si l’on n’est pas également mystique. Le prétendu matérialiste qui renonce au mysticisme est soit un raseur soit un molasson. Ou les deux ; il y a quelque chose de profondément ennuyeux dans la sensualité : monotones perspectives de filets mignon, de seins et de fesses, de châteauneuf-du-pape, d’Alfa-Roméo et de Chris-Crafts, de dry Martini, d’estampes japonaises, de musique en stéréo, de Chanel n° 5 et même, hélas, d’eau, de nuage, de lumière, de sable et de montagnes en arrière-plan. Après un temps, les fesses ont l’air d’être en plastique. Encore plus lugubre est le matérialiste raisonnable, l’individu pratique et prévoyant qui va chaparder toute sa vie pour se procurer les loisirs dont il ne pourra pas jouir parce qu’il sera trop vieux pour cela. Ou encore le matérialiste académique, sorte d’empiriste scientifique, de positiviste logique, ou de psychologue statisticien « sain », dont le but profond est de démontrer que tout, dans la nature, est absolument banal et triste. L’ennui avec ce genre de bonshommes est qu’on peut être sûr que personne n’a jamais mélangé de sang de corbeau au lait maternel [17] qu’ils ont bu. Ils sont merveilleusement et surnaturellement dépourvus du moindre sens de l’absolue bizarrerie de l’existence.

À l’opposé, le mystique pur est comme de l’alcool pur, ou comme un vin sans corps. Intense, fort de ses principes, ayant des manières calmes et modestes, étant d’une simplicité absolue dans ses besoins et sans la moindre fantaisie dans ses goûts — jamais de rire gras, jamais de culbute avec une fille dans le foin, pas le moindre clin d’œil de connivence d’homme à homme — celui-là, dans sa terrifiante sincérité tient davantage d’un théorème d’Euclide que de la nature humaine. La spiritualité a tout autant besoin d’une chope de bière suivie d’un rot sonore que la sensualité a besoin d’un lit sur un sol dur, d’une couverture rugueuse et de la contemplation de ces objets tellement improbables, les étoiles.

La difficulté avec le monde matériel vient de ce qu’il s’évanouit quand on l’examine de trop près, et se transforme en une sorte de poudroiement insaisissable. Même le plus raffiné des plaisirs matériels n’en donne jamais « assez », si c’est la satiété que vous recherchez. Tant que vous éprouverez cet étrange et profond désir au cœur pour quelque chose qui soit « la réponse » — la splendide gloire dorée que vous avez toujours voulue mais que vous n’avez jamais été capable de trouver ou même de définir, cette chose pérenne et indestructible, ce chez-soi éternel — alors tout ce que l’on trouve tant dans l’univers physique qu’intellectuel, et à quoi l’on demande d’être cela, s’évanouira à coup sûr. Mais c’est déclarer que les raisins sont trop verts que de mépriser le monde matériel pour cette raison.

La réponse, le chez-soi éternel, reste impossible à trouver tant que nous la cherchons, pour la simple raison qu’elle est nous-même. Non pas cet ego dont on est conscient et que l’on aime ou que l’on hait, mais ce moi profond qui s’évanouit quand on l’observe. Dès que l’on a compris que l’on est le centre, le besoin de le voir disparaît avec celui d’en faire un objet ou une expérience. C’est pourquoi les mystiques ont appelé « non-savoir » la plus haute connaissance.

Ce qui n’est pas vu par l’œil mais par quoi

L’œil voit : cela, si on le comprend véritablement,

Est Brahma et non pas ce qu’adore le monde.

Dès que l’on ne demande plus au monde matériel de nous procurer le chez-soi éternel, il est immédiatement et merveilleusement transfiguré. Son instabilité devient danse et n’est plus dérision : et s’il n’est plus dérisoire, inutile de le haïr davantage en portant des cilices et en se fouettant, ou encore en l’éventrant avec des bulldozers et en faisant une cuisine barbare. Vu ainsi, le monde matériel est « le nouveau ciel et la nouvelle terre » qui doivent apparaître au Dernier Jour selon l’Apocalypse. Mais c’est comme la résurrection des corps et le Jardin d’Éden. Car la mort et le Dernier Jour signifient la fin de notre identité conventionnelle qui, rompant son attache, « abandonne le fantôme » de son ego isolé. Il ne faut pas confondre l’univers transfiguré dans l’éternité, « la vie du monde à venir », avec la notion monstrueuse d’un univers physique ou réapparaîtraient les corps ressuscités de nos amis et de nos proches conservés ad infinitum dans la saumure de l’Esprit. On trouve dans la littérature mystique d’innombrables récits de cette vision transfigurée du monde matériel ainsi que dans les relations d’états de consciences paranormaux ; et c’est sûrement plutôt par une transformation de la conscience qu’au travers de la mort réelle qu’on peut s’attendre à trouver l’entrée du Ciel.

Les anges sont restés à leurs places anciennes ;

Il suffit de retourner une pierre pour que batte une aile

C’est vous et vos masques déformants

Qui ne pouvez voir la splendeur des choses [18].

Il se produit, en effet, de brusques « glissements » de conscience, comme si l’on passait sur une longueur d’onde différente, dans une autre dimension du quotidien ; l’impression ressentie par ceux qui l’ont vécu es d’une bien plus grande réalité que la vision normale Ces « glissements » sont relativement nombreux, et on dû l’être tout au long de l’histoire de l’humanité. Il paraît évident qu’ils sont à la base des différentes doctrines sur le Paradis ou l’ultime transfiguration du monde. Comme dans cette gare sinistre : « Je devins soudain conscient d’une sorte de mystérieux courant de force, à la fois subtil et d’une puissance inimaginable qui semblait glisser à travers la salle d’attente, petite et morne. Une sorte de splendeur descendit sur les gens réunis ici ; c’est du moins ce qu’il me semblait. Je regardais les visages autour de moi, et ils me parurent inondés d’un rayonnement intérieur. J’éprouvais à ce moment le plus profond sentiment de parenté avec chaque personne présente ici. Je les aimais tous ! Mais d’un amour d’un genre que je n’avais jamais encore éprouvé. C’était une émotion submergeante qui nous englobait tous ensemble dans une unité indissoluble. Je perdis alors le sens de mon identité propre. Ces gens n’étaient plus des étrangers pour moi. Je les connaissais tous. Nous n’étions plus des individus séparés, chacun étant replié sur son petit univers intérieur privé, ni divisés par toutes les barrières des conventions sociales et les habitudes du quant-à-soi. Nous ne faisions plus qu’un les uns avec les autres ainsi qu’avec la Vie, que nous avions tous en commun [19]. »

Dans les premiers temps du christianisme, l’Église attendait, comme devant se produire bientôt, la seconde venue du Seigneur, la Parousie, non sous la forme d’un bébé dans une crèche, mais avec la panoplie complète du Roi du Ciel entouré de ses cohortes d’anges. Comme les siècles passaient sans que la trompette de Gabriel fasse retentir la voûte céleste, cette attente a fait long feu et n’est plus guère admise que par des groupuscules protestants un peu fous. L’Église cherchait évidemment la Parousie dans la mauvaise direction, à savoir dans les cieux extérieurs, et non dans le royaume céleste qui est « à l’intérieur ». La Parousie véritable surgit dans les moments de crise de la conscience et non pas dans 1a réalité décrite par les journaux.

« Si quelqu’un vous dit : « Regarde, le Messie est ici », ou : « Il est là », ne le croyez pas. Des imposteurs viendront qui prétendront être messies ou prophètes; ils feront de grands prodiges et des miracles au point de séduire même les élus de Dieu, si c’était possible. Voici, je vous ai averti. Si l’on vous dit : « Il est dans le désert », n’y allez pas. Ou si l’on vous dit : « Il est dans la chambre », ne le croyez pas. Car ainsi que l’éclair qui jaillit de l’est et éclaire jusqu’au couchant, ainsi viendra le Fils de l’Homme [20]. »

Le grand éclair de lumière, réel ou métaphorique, est l’une des caractéristiques les plus constantes de ces grandes prises de conscience.

Il est par conséquent possible d’imaginer une Église, un christianisme dans lequel la divinité de l’homme est pleinement réalisée, dans lequel le concept d’Incarnation, parfaitement assimilé, vit, maintenant et ici-bas, déjà au-delà de la Parousie, dans la splendeur du Paradis. Cette Église ne fera pas de prosélytisme, n’agitera pas de doigt menaçant, n’imposera pas de Bible, ni ne battra sa coulpe en léchant le sol. Ce sera; « l’Église de tous les Fous » riant comme les anges de Dante. Riant pour avoir découvert l’énorme tour que Dieu s’est joué à lui-même en prétendant être nous — réussissant à faire peur à la Lumière Vivante qui est en lui en agitant l’épouvantail de l’ego solitaire, tourmenté de ses péchés, et redoutant l’issue de la mort et de l’enfer. Riant aux larmes en voyant jusqu’à quel point on a pu méconnaître la réalité du monde : regardée dans un pinceau de lumière, étroit à l’extrême, appelé conscience, il était vraiment impossible de comprendre comment toutes choses étaient reliées entre elles. Ce n’est pourtant que dans cette relation qu’elles prennent tout leur sens, toute leur beauté, toute leur existence. Ex divina pulchritudine esse omnium derivatur [21].

On pourrait en arriver à un point où les Églises, prises dans le sens de « bâtiments » comme d’« organisations ecclésiastiques », deviendront caduques, mais seulement dans la mesure où, je pense, elles abandonneront elles-mêmes l’idée de leur absolue nécessité, et ne se croiront plus une médecine indispensable au peuple. Car le rituel exprime le même genre de choses que la musique, la poésie, la danse, la sculpture et la peinture, en plus d’être un art intégrant beaucoup d’autres arts. Les protestants et les partisans de la sécularisation s’étiolent par manque de rituel tout comme les vendeurs d’autos par manque de poésie. Le rituel est nécessaire, mais seulement s’il est pratiqué comme quelque chose de gratuit. Il est sain de jouer, mais on ne joue plus quand on joue par devoir !

Quand j’étais chapelain à l’université, j’avais l’habitude de dire aux étudiants qu’ils ne devaient surtout pas assister à la messe si c’était par devoir. Inutile qu’ils viennent dans un tel état d’esprit : autant avoir des squelettes à un banquet. Je leur disais aussi que l’adoration, c’était faire une « bombe céleste », et que s’il n’en sentait pas le besoin, il valait mieux qu’ils restent couchés ou qu’ils aillent à la piscine. Et il n’était pas question de chanter des hymnes bibliques et d’échanger de cordiales poignées de main à l’entrée, mais de la pure jubilation d’une messe solennelle avec chant grégorien.

Le merveilleux rituel de base de la messe restera certainement. Il a eu pendant des siècles un parfum de cérémonie de cour, et en effet, en de nombreux points, le rituel de la messe dérive de l’étiquette de la cour de Rome et de Byzance ; on appelle encore aujourd’hui basiliques » certaines églises, et ce mot vient de basilica, « portique royal [22] ». Tout cela était bel et bon tant que nous étions ici, en bas, et que Dieu était là-haut. À ce niveau, la cosmologie comme l’adoration ont une valeur politique, et sont le produit de la culture urbaine, projetant sur le cosmos une conception politique hiérarchique du pouvoir. Mais l’imagerie qui veut que l’on fasse partie du corps du Christ — « Je suis la Vigne et vous êtes les branches » — ne suggère-t-elle pas un ordre de style organique plutôt que politique [23] ? L’ordre politique est maintenu par la force, par en haut, est imposé, tandis que l’ordre organique se développe au travers du jeu mutuel, réciproque des forces à l’intérieur d’un champ. Les armées, les machines sont organisées politiquement. Mais les corps humains, les forêts, les colonies biologiques du plateau continental, les régions naturelles, les biosphères planétaires et vraisemblablement les amas stellaires sont agencés organiquement.

Dans la messe célébrée à l’intérieur d’une basilica, l’autel est un trône, et le Christ y siège, le dos au mur comme un monarque, flanqué de gardes et ne craignant pas les attaques par-derrière. Dans la messe du Corps et du Vin, l’autel est au centre et n’est pas orienté dans une direction précise, vers un Orient lointain et merveilleux perdu dans le futur ; son action est rayonnante, radiale, car le royaume n’est plus au-dessus, mais en dedans, n’est plus dans le futur, mais dans le présent. L’église n’est plus alors une cour royale où l’on se rend (et remarquez combien le temple protestant ressemble davantage à une cour de justice qu’à une cour royale) ; c’est le lieu où le peuple vient pour célébrer symboliquement la joie de ne faire qu’un Corps avec le Christ, et non pour se prosterner ou écouter une énumération de ce qu’il doit faire ; pour donner une expression rituelle à la joie et à la splendeur de l’unité du Ciel et de la Terre.

On trouve actuellement quelque chose qui se rapproche de la messe radiale dans certaines églises catholiques où se fait sentir l’influence du « Mouvement liturgique » ; celui-ci estime que l’acte d’adoration dans la liturgie originelle est un leitos ourgos, « l’œuvre du peuple ». C’est-à-dire que tout le monde participe à ce qui se passe au lieu de rester les témoins passifs d’un drame sacerdotal. Mais hélas, cette attitude risque beaucoup de tomber dans une rationalisation, un populisme et finalement une vulgarisation de la liturgie, dans la crainte superstitieuse que la messe ne soit pas «  intelligible » dans le sens littéral, historique et théologique qu’on donne à ce terme. Le Mouvement liturgique encourage d’ailleurs la messe dite dans la langue locale, ainsi que la « messe dialoguée » dans laquelle toute l’assemblée des fidèles donne les répons.

Mais l’Église catholique romaine n’a pas une tradition réelle sur quoi fonder la messe en langue locale, notamment si on la compare aux Églises anglicanes ou orthodoxes grecques. Les traductions en langue vernaculaire sont le fait de moralistes et non de poètes, ce qui leur donne un style de moulin à prières; et si les prières ont un parfum magique de mantra marmonnées en latin, elles sonnent en anglais comme le rituel de la bourse ou d’une vente aux enchères. Le latin est un voile de mystère, qui, lorsqu’il disparaît, exhibe la liturgie romaine dans toute la nudité de sa pauvreté commercialisée.

L’Église ne peut célébrer une messe véritablement rayonnante, radiale, sans une transformation spirituelle parallèle à la transformation liturgique. Déplacer l’autel vers le centre de l’église est un geste vide de sens s’il n’est pas accompagné d’un changement d’identité dans lequel Dieu devient le centre de l’homme. Sinon, l’autel garde la même signification que lorsqu’il était placé à l’est : Dieu est perçu comme un pouvoir extérieur impérieux, une autorité étrangère qui nous juge et nous Contraint de l’au-delà, d’en dessus.

La messe radiale doit traduire un ordre de la création entièrement différent, une hiérarchie de la Vigne et des branches, par laquelle tous les mots comme : « En Haut », le « Très-Haut », le « Tout-Puissant », disparaissent au profit de termes comme : « l’intérieur », « l’essentiel » et la « réalité ultime ». L’homme l’univers deviennent concentriques et non excentrique par rapport à Dieu [24].

Étant donné que je n’écris pas un manuel de liturgies je ne m’étendrai pas davantage sur la forme idéale que devrait prendre une messe radiale. La liturgie traditionnelle a soigneusement évincé tout le côté dramatique des cérémonies, comme les prières dites avec « sentiment » au profit d’une récitation sereinement impersonnelle. La théorie de la liturgie se fonde sur l’idée que dans la véritable adoration, ce n’est pas l’homme qui parle à Dieu, mais Dieu qui s’exprime par la bouche de l’homme. L’adoration est l’acte par lequel l’homme est entraîné dans un tourbillon d’amour qui va éternellement d’une Personne à l’autre de la Trinité. Au cours de la messe, la congrégation devient Dieu, le Fils parlant au Père avec les mots de l’Esprit, et c’est pourquoi ces mots doivent être récités ou chantés sans la moindre intervention des idiosyncrasies individuelles. C’est ce qui a fait du chant grégorien le symbole le plus parfait de la liturgie occidentale; il est totalement dépourvu de pathos martial ou de sentimentalité. Cette musique exprime à la perfection la contemplation et sa majesté sereine n’a aucun besoin d’être pompeuse. Cependant, même dans ses tonalités les plus triomphantes, elle reste profondément et merveilleusement triste, car c’est la musique de Dieu exilé, et donc de l’ego humain dans et que son désir a de moins défini et de plus profond. Et l’on retrouve constamment la trame du tissu cérébral; véhiculant une mémoire vieille de plusieurs milliard d’années. Le chant grégorien est toujours marqué d’un nostalgie métaphysique dans le style du Salve Regina : « Écoute nos pleurs, ceux des enfants d’Eve, toi dont nous sommes exilés. Nous soupirons vers toi, alors que tristes et en pleurs, nous traversons cette vallée de larmes… Mais quand notre exil terrestre prendra fin, montre-nous, Jésus, le fruit béni de tes entrailles. Ô douce, Ô tendre, Ô gracieuse Vierge Marie. »

Pour que la messe devienne une véritable célébration, il me faut supposer que l’Église soit authentiquement devenue « post-exilique ». On aurait — enfin! — quelque chose exprimant la joie d’exister sans honte, d’appartenir à une communauté sans charlatanisme moral et donc sans défiance mutuelle, et nous saurions qu’au travers de nos formes qui vont et viennent comme les vagues sur l’océan, nous sommes, chacun et tous, l’océan éternel. Les choses étant ce qu’elles sont, nous n’avons pas assez de sang-froid pour entonner une célébration qui soit totalement dépourvue d’un vague sentiment de culpabilité et de malaise. Les dieux ne seront-ils pas jaloux de notre bonheur et ne le prendront-ils pas comme un affront? N’allons-nous pas relâcher la surveillance qui doit s’exercer sur les puissances de l’ombre qui rôdent sans cesse autour de nous, complotant notre chute?

De même qu’il n’y a pas encore de religion dans laquelle le Ciel dise à la Terre : « Je t’aime de tout mon cœur », de même n’y a-t-il pas de rituel incorporant vraiment une joie de vivre [25] métaphysique. On trouve plutôt une tendance du rituel à devenir trop symbolique. Les cérémonies tendent à représenter, rappeler ou préfigurer quelque chose qui, en fait, a lieu ailleurs. Le mariage n’est pas consommé à l’autel; pour la sainte communion, on ne mange ni ne boit substantiellement et il n’y a rien qui exprime l’amour entre les participants. En s’appuyant sur certains textes chrétiens primitifs, on peut penser qu’il y eut une époque où la Communion et l’Agape (c’est-à-dire le « festin d’amour », maintenant transformé en déjeuner paroissial) avaient lieu en même temps, étant bien peut-être un seul et même rituel. Mais les choses ont apparemment mal tourné : boire est devenu de l’ivrognerie et l’amour trop sensuel.

Le problème est que lorsque le Ciel dit à la Terre « Je t’aime de tout mon cœur », il s’ensuit que cet amour doit comprendre et accepter les joies terrestres de la sexualité. C’est ainsi qu’il y eut apparemment une tendance de l’Église primitive à célébrer la fête eucharistique par une sorte de « retour » aux orgies rituelles au cours desquelles hommes et femmes s’unissaient pour exalter ensemble le mariage du Ciel et de la Terre. Mais, on aboutissait exactement au culte de Baal à Canaan et à l’adoration d’Ishtar contre lesquels les prophètes hébreux avaient tellement fulminé. C’était aussi atteindre le point extrême de l’emprisonnement de l’esprit dans les sables mouvants de la chair, dont la sagesse grecque cherchait à être délivrée, dans les traditions orphique ou néoplatonicienne. L’assimilation faite entre l’orgiaque et le répugnant par la tradition grecque et hébraïque, apparaît dans le christianisme lorsque les mythes bibliques fusionnent avec la philosophie grecque pour devenir la théologie chrétienne. Et dans la mesure où le christianisme ne veut voir que les aspects négatifs de la fascination sexuelle, la dernière chose que l’Église pouvait tolérer était bien toute expression d’amour physique (qu’il soit polymorphe ou génital) dans son rituel d’adoration.

La messe est, par conséquent, devenue une non-Communion des Saints — un exercice pour lequel il faut apparaître habillé jusqu’au cou, portant la panoplie, complète indiquant notre rôle social et notre statut, afin de parader devant l’autel, l’allure guindée et les yeux au ciel, chacun jouant pour soi sa petite comédie dévote avec l’Éternel. L’Église arrive même à dépasser cette parade de masques dans certains cas : les fidèles sont transformés en ombres voilées et bruissantes, individuellement et collectivement perdues au milieu d’énormes et sombres vaisseaux de pierre, le rite se déroulant au loin dans la lumière, le murmure des échos se répondant de voûte en arche dans les hauteurs du sanctuaire, tandis que les prêtres et leurs acolytes se déplacent furtivement, minuscules figurants sous l’immensité céleste. Le chrétien individualiste peut se glisser tranquillement dans cette cérémonie, sans être remarqué par personne si ce n’est par Dieu, et se sentir pour un temps transporté dans un univers transcendant.

Mais il lui est impossible de rester là sans devenir une grenouille de bénitier — ou à la rigueur un ecclésiastique — et sans être obligé, en contrepartie, de passer le reste de sa vie en serge noire et en linge empesé. Au cours de mon enfance dans un village anglais, j’ai vu de ces petites dames pieuses dont les cottages avoisinaient l’église paroissiale; elles formaient le cœur même de l’assemblée des fidèles et suivaient la messe tous les matins; elles étaient toujours dans ou aux environs de l’église, comme des corneilles autour d’un beffroi, essayant en quelque sorte de s’établir en permanence dans la maison du Seigneur. Moucherons tournant autour du feu de la magie sacerdotale, mis au supplice pour avoir vaguement aperçu la Vision béatifique, rayonnant faiblement aux lumières des cierges de l’autel et aux reflets du calice d’or, mais toutes emmitouflées dans des soutanes et des surplis compassés, un vrai capitonnage qui irait mieux sur les meubles que sur les gens, et toutes humblement regroupées en troupeau dans les stalles ou parquées sur les bancs.

Que tes demeures sont aimables, Éternel des armées!

Mon âme soupire et languit après les parvis de l’Éternel

Ma chair et mon cœur poussent des cris vers le Dieu vivant.

Même le moineau trouve une maison, et l’hirondelle un nid où elle

Dépose ses petits : même tes autels, Éternel des armées!

Mon roi et mon Dieu.

Heureux ceux qui habitent ta maison; ils peuvent te célébrer encore !

Un jour dans tes parvis est mieux que mille ailleurs [26].

D’une manière ou d’une autre, le désir du psalmiste de se réjouir dans sa chair n’a pas eu le moindre écho chez ceux qui hantent les églises. Le Verbe s’est bien fair chair, mais sans descendre plus bas que le cou.

Extrait de Être Dieu (au-delà de l’au-delà). Ed Denoël 1977

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1 Le Soutien de la vie.

2 Il s’agit de saint Léon 1er le Grand, pape de 440 à 461. (N.d.T.)

3 Jean, 8, 48-58-60-66.

4 Voir Exode, 12. (N.d.T.)

5 Les Évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) laissent supposer que la Cène s’est passée le jour de Pâques, mais la plupart des commentateurs modernes estiment que la version de Jean est chronologiquement plus exacte, et que le Dernier Repas eut lieu le Jeudi, la veille du Vendredi saint.

6 Dans cette interprétation, le Passage de la mer Rouge s’inscrit dans un symbolisme quasi universel, celui des Portes sacrées, de la Porte étroite, du chas de l’aiguille, de l’Épée de Feu qui « se tourne dans toutes les directions » ; on y retrouve toutes ces images de mâchoires qui claquent, d’épées tourbillonnantes que le héros doit franchir « en un clin d’œil » s’il veut trouver le chemin du Ciel. C’est la vieille histoire racontant que « celui qui hésite est perdu », l’hésitation signifiant dans ce contexte l’instant de doute, aussi bref qu’il soit, sur sa propre éternité. Sur ce thème, voir « Symplegades » de A. K. Coomaraswamy dans Études en hommage à George Sarton par Ashley Montagu — New York 1947.

7 Genèse, 9, 1-4.

8 Voir Deutéronome 12, 20-24. La version de la Bible que cite Watts est celle dite du « Roi Jacques » (King James authorized Version). Elle emploie le terme « Vie » (life) là où la version française de Louis Segond (La Maison de la Bible, Paris, Genève, 1964) emploie le terme « âme ». (N.d.T.)

9 Voir le récit dans l’Exode (24, 4-8) du rituel scellant l’Alliance après que Moïse eut reçu les tables de la Loi. Le sang des animaux sacrifiés est divisé en deux parties, dont l’une est versée sur l’autel, et l’autre répandue sur le peuple. Selon les deux érudits spécialistes de la Bible, Oesterley et Robinson : « La signification de ce rituel est aisée à comprendre. Le sang est la vie, l’essence vitale. Deux parties, séparées l’une de l’autre, doivent être unies en une ; pour assurer cette union, on introduit une troisième partie. On lui prend sa vie et on la distribue aux deux autres, qui se trouvent ainsi réunies, incluses en elle ; une seule et même essence vitale englobe et comprend maintenant les deux parties. Avant que d’atteindre ce point, et quelle que soit la proximité dans laquelle elles pouvaient être, elles n’en restaient pas moins simplement contiguës. Tandis qu’après le sacrifice, elles sont continues et s’inscrivent dans un seul et même tout. On pourrait aussi bien dire que Yaveh est lui-même compris dans le terme « Israël » ; désormais, il ne signifie plus seulement une communauté humaine, mais une communauté dont Dieu est membre. »

W. O. E. Oesterley et Théodore H. Robinson, Hebrew Religion (La religion hébraïque), Londres et New York, 1940.

10 Matthieu 26, 26-28.

11 Le terme français « rappeler » ne rend malheureusement pas tout à fait compte du mot anglais re-collect qui signifie « se rappeler » mais aussi « rassembler ». (N.d.T.)

12 Lethal est couramment employé en anglais dans le sens de « mortel », ce qui introduit une nuance que le français rend moins bien. (N.d.T.)

13 Le Didachè ou Doctrine des Apôtres, connu surtout par un original du XIe siècle trouvé en 1873 Constantinople, daterait de 80 à 100 selon les uns, de 130 à 160 selon les autres, et fait partie des écritures saintes chez les chrétiens d’Égypte, les coptes. (N.d.T.)

14 La confession (suivie de la pénitence), qui nous absout si facilement de nos péchés et de notre culpabilité, recrée cependant subtilement le lien dont elle nous a libéré. Car l’efficacité réelle de l’absolution dépend de la sincérité avec laquelle le pénitent décide de s’amender. C’est le sens même des paroles qu’il lui faut prononcer « Pour ceux-là et tous les autres péchés dont j’ai perdu le souvenir, je me repens sincèrement, et décide fermement de m’amender en demandant humblement pardon à Dieu… » Le seul fait de tenir de tels propos soulève quelques doutes sur leur validité.

15 Le jansénisme, du nom de l’évêque Cornélius Jansen, est un mouvement catholique français du début du XVIIe siècle, proche du calvinisme, fondé sur un retour à la doctrine augustinienne et basant le salut sur la prédestination davantage que sur le libre arbitre. Comme toujours dans ces cas-là, la doctrine plutôt modérée de Jansen a été exagérée par ses disciples, et le jansénisme tomba dans les paradoxes du calvinisme. En d’autres termes, l’accent mis au départ sur la dépendance totale de l’homme vis-à-vis de la grâce divine se transforme en une discipline rigoureuse à l’extrême. Pendant longtemps, les prêtres irlandais ont été formés par des institutions. Jansénistes, ce qui explique le parfum de puritanisme du catholicisme irlandais et par voie de conséquence, américain. Karl Barth, Emil Brunner, Reinhold Niebuhr, Hendrik Kraemer et d’autres théologiens contemporains sont bien représentatifs de la « néo-orthodoxie protestante » : ils insistent avant tout sur la révélation divine dans la Bible bien que ce soit une interprétation beaucoup plus scolaire sophistiquée que celle, plus traditionnelle, des fondamentalistes.

16 Voir en particulier Esdras 9 et 10 et Néhémie 13, 23-27. (N.d.T.)

17 Cette décoction passe pour être préparée par les sorcières, dans certaines traditions folkloriques. (N.d. T.)

18 Quatrième strophe du poème de Francis Thompson (1859-1907) : Pimlico Road. (N.d.T.)

19 Tiré du livre de Raynor C. Johnson, Le Veilleur sur les collines p. 154. New York 1959.

20 Matthieu, 24, 23-27.

21 Toute chose vient de la beauté divine. (N.d. T.)

22 Rappelons que Basileus était le titre de l’empereur de Byzance. (Air.d.T.)

23 Pour une discussion plus poussée de ce problème, voir Nature, Man and Woman, New York 1958. (N.d.A.) Ouvrage traduit en français sous le titre : Amour et Connaissance, Denoël/Gonthier 1977. Voir en particulier le chapitre I « Urbanisme et paganisme ». (N.d.T.)

24 Plusieurs évêques catholiques américains se sont élevés récemment (1963) contre la messe radiale, sous le prétexte que lorsqu’une armée est en marche, ou lorsqu’une ambassade présente, ses lettres créance, tous les participants font face à la même direction… Et l’on peut acheter dans des boutiques de souvenirs de Tokyo des couteaux cran d’arrêt en forme de crucifix.

25 En français dans le texte. (N.d. T.)

26 Psaume 84, 2-5 et 11.