Wei Wu Wei
Ce que nous sommes

Nous sommes de la nouménalité phénoménalisée, égarée dans la phénoménalité (manifestation). Nous sommes conditionnés de telle façon que nous prenons cette phénomalité pour un état en soi et nous nous prenons nous-mêmes, qui ne sommes que des phénomènes, pour des êtres autonomes. En fait, cette erreur conceptuelle ne change rien. Nous restons ce que nous sommes, c’est-à-dire nous sommes de la nouménalité manifestée comme apparence.

(Revue Être Libre, Numéro 221, Octobre-Novembre 1964)

N. D. L. R. — Les lecteurs trouveront peut-être cet article abstrait et métaphysique. Wei Wu Wei a cependant rédigé pour nous ce que nous considérons comme un des plus purs joyaux de l’Advaïta indien et du Ch’an chinois.

Nous sommes de la nouménalité (I) phénoménalisée, égarée dans la phénoménalité (manifestation). Nous sommes conditionnés de telle façon que nous prenons cette phénomalité pour un état en soi et nous nous prenons nous-mêmes, qui ne sommes que des phénomènes, pour des êtres autonomes.

En fait, cette erreur conceptuelle ne change rien. Nous restons ce que nous sommes, c’est-à-dire nous sommes de la nouménalité manifestée comme apparence.

Comme phénomène, nous ne pouvons rien faire, car toute action extérieure n’est en définitive que de la nouménalité se manifestant. Pour ces raisons, il ne peut y avoir de « moi » autonome. L’identification du « moi » avec lui-même, quoique fausse, n’est pas un « péché », car, en fait, il n’y a pas réellement d’entité pour en commettre.

Cependant, la part profonde de nouménalité des apparences peut amener ceux qui se croient indépendants (et autonomes) à ce qu’ils sont véritablement. C’est cela que l’on Désigne par « éveil ».

De tels êtres sont sortis du rêve de la vie « samsarique » (vie de l’identification à la manifestation extérieure). Ceci signifie qu’étant en fait inchangés comme objets, ils reviennent à la nouménalité subjective.

Le mécanisme de cette vie « samsarique » ou phénoménale dépend d’un processus mental qui produit la notion d’un espace dans lequel les objets semblent s’étendre et la notion de temps par laquelle ils semblent durer.

C’est en vertu de ces notions qu’un cadre est créé dans lequel les événements apparaissent et semblent erronément exister par eux-mêmes.

Ainsi se produit la vie apparente avec ses complications inextricables et son évolution élaborées à l’infini.

En étant conscient sensoriellement des événements, les êtres sont victimes de notions fausses. Ces notions illusoires résultent de la division du mental se manifestant partiellement en « sujet » et en « objet ». Cette division entre celui qui connaît et ce qui est connu, produit l’être sensible apparent. Ce dernier, ne comprenant pas le rôle véritable qu’il joue, se prend pour une réalité autonome.

Il faut qu’il en soit ainsi et il ne nous est pas possible de savoir pourquoi. Aucun des prophètes ou des sages n’a pu nous le dire. Tout ce que nous savons peut se résumer comme suit : il nous est possible de sortir de cette erreur et de ce rêve par la compréhension de ce que nous sommes véritablement.

Une telle compréhension serait inévitablement « nouménale » et ne comporte qu’un rétablissement dans la « nouménalité ».

(I)    Nouménalité vient de noumène. Noumène est le contraire de phénomène. Le phénomène est manifesté. Par « noumène » on entend l’univers non manifesté, la pure essence.