LE CERVEAU CONSTRUIT L’IMAGE DE SOI
Par le groupe d’étude pour la connaissance de l’homme
« S’il est agréable de savoir comment le cerveau fonctionne, ce n’est absolument pas nécessaire pour faire l’expérience de quoi que ce soit »
A.R. Damasio
Face à la vérité universelle, l’approche scientifique contemporaine et l’approche spirituelle traditionnelle ne peuvent pas être en totale contradiction. L’essai qui suit tente de situer ces deux approches l’une par rapport à l’autre en cherchant à respecter leur domaine d’application respectif. A partir d’un point de vue forcément subjectif, ce texte souligne comment les neurosciences expliquent avec précision la production par le cerveau des images, des mots et de l’image de soi que chacun construit dès la première enfance. Mais il soutient aussi que la recherche spirituelle s’ancre dans une démarche globale, de caractère holistique, qui ignore les limites propres à la recherche scientifique. Les propriétés analytiques et holistique de ces deux approches pourraient-elles être associées pour conforter la recherche de la vérité ?
Le cerveau est un univers
Pour s’en convaincre il suffit de quelques notions simples. Il existe entre 86 et 100 milliards de neurones dans le cerveau humain. Chaque neurone ne connaît que deux états : l’activation lorsqu’il conduit un message par l’intermédiaire d’un influx nerveux et l’absence d’activation lorsqu’aucun influx nerveux ne le parcourt. Selon la nature des substances chimiques qu’il synthétise, le neurone facilite ou bloque la transmission de l’influx nerveux vers les autres neurones auxquels il est relié. Ceci se fait grâce à un contact trans-membranaire appelé synapse. Un neurone dispose de 1000 à 10 000 synapses environ. Pour un nombre de neurones estimé à 100 milliards, le nombre de synapses chez un sujet sain est d’environ 1014 à 1015. Ce nombre, considérable, est multiplié au-delà de toute mesure lorsque sont prises en compte toutes les combinaisons possibles d’activation ou de non activation de chacune des synapses. Un neuro-scientifique a pu affirmer qu’il existe plus d’états possibles du cerveau que d’atomes dans l’univers (Hanson 2009). En résumé, le nombre de possibilités d’états différents du cerveau est sans limites. L’immense potentialité du cerveau lui permet d’organiser le fonctionnement de l’organisme tout entier puisqu’il en est le chef d’orchestre. Ceci s’applique à toutes les fonctions, des plus simples aux plus complexes, et en particulier à une fonction clef pour la construction de l’image de soi : la réception, le traitement et l’utilisation des messages en provenance des organes des sens.
A chaque instant, les organes des sens d’un individu transmettent au cerveau pléthore d’informations issues de diverses sources comme, par exemple, un paysage ou le corps du sujet lui-même. En l’absence d’un traitement complexe et spécifique des messages issus des organes des sens, tous les aspects de l’objet observé pourraient être perçus. Mais ce n’est pas le cas puisque le système nerveux, et le cerveau en particulier, traite sélectivement cette information afin de n’en retenir que certains aspects. Au final et paradoxalement, l’individu ne tire du grand potentiel de données fournies par les organes des sens qu’une impression frustre, le plus souvent réduite à une simple image qui fait fi de la complexité du message initialement fourni. Par exemple, un arbre est immédiatement identifié à partir d’un nombre restreint d’informations, mais ni les zones d’ombre dans son épais feuillage, ni le ciel entre les feuilles, ni les subtiles variétés de teinte de vert n’émergent pleinement à la conscience. Ce qui est vrai de la perception du monde environnant l’est aussi pour les impressions en provenance de notre corps. Elles aussi présentent une grande palette de variations qui ne sont perçues qu’approximativement et, le plus souvent, totalement ignorées. Par exemple les mouvements respiratoires, bien qu’accessibles à la conscience, passent presque toujours inaperçus. Il en va de même avec les sensations issues de nombreuses autres parties du corps. Il ressort de ces exemples que, à un moment donné, bien peu des informations mises à dispositions par les organes des sens sont utilisées par le cerveau. Ceci tient à des mécanismes physiologiques comme les contrôles inhibiteurs, ou psycho-comportementaux comme l’attention sélective. Cette faible utilisation par le cerveau des messages disponibles est encore accentuée si l’on considère la succession des instants, qui le plus souvent fusionnent dans l’esprit d’un individu en une masse compacte alors que chaque instant est différent de celui qui l’a précédé et de celui qui suivra. Comme le monde qui l’entoure, comme la rivière qui coule apparemment toujours semblable à elle-même mais dont les flots ne sont jamais composés des mêmes gouttes, le cerveau ne connaît jamais deux instants identiques. Ainsi, pour le Bouddha, qui rapporte cette image, l’instant présent est totalement nouveau mais l’homme ne s’en aperçoit généralement pas. L’homme croit en une certaine permanence. La faible utilisation par le cerveau des messages disponibles trouve une illustration dans l’anecdote suivante.
Une image de héron
Conduisant paisiblement et par temps clair, sur une route de montagne, un des rédacteurs de cet article voit au détour d’un virage un magnifique héron cendré avec sa huppe, ses couleurs, blanche grise et noir, son bec, et sa posture si caractéristique. Quelques secondes et dizaines de mètres plus tard le héron se révèle n’être qu’un simple bâton planté en bordure de route et équipé d’un chiffon à son extrémité supérieure. A partir des informations disponibles à ce moment, le cerveau a formé une image parfaite de héron mais les mêmes informations auraient dû conduire à l’identification du bâton. Que s’est-il passé pour que le cerveau ait joué ce tour ?
Pour comprendre ce phénomène il faut revenir au moment où dans l’enfance, héron ou bâton ont été vus pour la première fois. La découverte d’un objet inconnu est source d’éveil pour le cerveau d’un jeune enfant qui reçoit sans les choisir, ni les filtrer, toutes les informations que peut fournir l’un ou l’autre de ces deux objets. Parce qu’elles sont nouvelles, ces informations se gravent sous la forme d’une représentation potentielle [1]. Comme l’a bien décrit Damasio (2002, 2010) ces représentations potentielles sont associées à une « image » cérébrale mémorisée et à un nom comme « héron » ou « bâton ». Plus tard, lorsque l’objet est de nouveau rencontré, le réseau neuronal correspondant à cette représentation potentielle est réactivé, fournissant ainsi l’image correspondante. Seules les informations essentielles caractérisant l’objet sont alors nécessaires. Au volant de son véhicule et à distance du bâton, le conducteur a reçu des impressions proches de celles antérieurement mémorisées sous le nom de héron. Deux images, présentes depuis longtemps dans le cerveau, ont été confondues. Sans doute, parce que l’état émotionnel favorisait alors la contemplation ornithologique, le bâton a été promu dans l’échelle de la vie et considéré comme un bel échassier !
Cette anecdote du héron, loin de n’être qu’une amusante et peu signifiante erreur, montre que, dans les conditions habituelles, les impressions ne sont pas reçues de novo, qu’elles font toujours apparaître une image cérébrale préétablie, « emmagasinée » qui n’est qu’une des représentations possibles, individuelle, de la réalité mais qui n’est pas la réalité. Plus tard dans la vie, chaque représentation potentielle créée par n’importe quel événement, peut être renforcée ou modifiée si cet événement est répété ou s’il est associé à un état émotionnel particulier. Finalement, nombre d’éléments du vécu correspondent à la mémorisation d’un état cérébral instantané caractérisé par un ensemble d’impressions apparemment disparues depuis longtemps, mais dont une trace plus ou moins précise subsiste (Damasio 2002, 2010). Ceci s’applique en premier lieu à chaque mot du vocabulaire que nous utilisons. Puisqu’il s’appuie sur des situations qui n’existent plus, le langage est potentiellement mensonger car formé d’entités figées, pâles reflets de situations disparues. Comme le souligne Jeanne de Salzmann (Conge 2018) : « dès que nous recevons quelque chose à travers nos organes des sens, nous mettons un mot ou un nom dessus, et tous ces noms deviennent plus importants pour nous que la chose elle-même ; ils forment un voile ».
Dans une démarche différente, la méditation, par l’intermédiaire d’une diminution des activités mentales et émotionnelles et d’une détente du corps, tend à laisser entrer les impressions sans les filtrer. Le flot d’impressions se transforme, la perception s’élargit, de sorte que les représentations potentielles1 ne sont pas activées de la façon habituelle, les images deviennent moins prégnantes. Peut-être est-il même possible que les impressions, bien que ressenties, ne soient pas associées à une image préexistante ! Dans cette démarche, la personne méditante utilise la relation entre détente consciente du corps, apaisement progressif des émotions et de la pensée et une respiration tranquille. En essayant de s’affranchir des représentations imagées et mémorisées, le méditant aspire à retrouver la pureté de l’état de conscience de quelqu’un qui n’aurait pas de passé, voire de retrouver l’état de conscience d’un nouveau-né. Pour recevoir la vie dans son éternelle nouveauté, il tente de s’ouvrir à la succession des instants présents de sorte que toutes les informations soient reçues sans filtre et sans analyse. Evidemment, il n’est pas simple d’accéder à l’état d’innocence. Il ne suffit pas de le vouloir ou d’en avoir la curiosité. Il y a un chemin à parcourir qui passe par la création d’associations de pensées et d’émotions favorables. Là encore les immenses possibilités du cerveau sont mises en œuvre à travers une autre de ses propriétés : la plasticité.
La plasticité cérébrale et l’image de moi
L’infinie variabilité des états du cerveau est encore accentuée par le fait que neurones et synapses se modifient sans cesse, ce que sous-tend la notion de plasticité. Le passage répété de l’influx nerveux à travers certaines connections entre les neurones facilite et renforce les routes d’information ainsi activées. Ceci se réalise par une plus grande efficacité des synapses traversées par le message nerveux et aussi par le développement de prolongements neuronaux ou par leur disparition, s’ils ne sont pas utilisés. En bref, la plasticité cérébrale repose sur la transformation fonctionnelle et morphologique de structures neuronales et de certaines parties localisées du cerveau. Il se passe, dans le cerveau, un phénomène comparable à ce qui peut s’observer sur une colline argileuse. Initialement, l’eau de pluie se distribue également sur toute la surface de la pente mais rapidement de petites rigoles se forment qui se transforment en ravines de plus en plus profondes, lesquelles drainent toute l’eau de pluie si bien que celle-ci, arrivée sur le sol, emprunte toujours les mêmes voies. La profondeur des rigoles principales s’accentue au détriment des autres voies d’écoulement. Ainsi, grâce à la plasticité cérébrale, l’artisan, l’artiste, le sportif, perfectionnent leur geste au cours d’un apprentissage qui nécessite de nombreuses répétitions. Finalement, leur geste est aussi parfaitement accompli qu’il est mécanique. De la même façon que pour les postures et habitudes corporelles, se constituent les associations de pensées et les sillons émotionnels de notre esprit ou encore les comportements individuels ou sociaux. Une très large part de notre personnalité est constituée de ces empreintes, représentations potentielles1 ou « engrammes », terme créé il y a plus d’un siècle par R.W. Semon, puis popularisé par A. Fessard[2] . Les engrammes répondent à une nécessité vitale : s’adapter aux stimulations issues de l’environnement. L’ensemble de ces engrammes supporte nos fonctionnements qui tendent à n’être qu’une succession d’automatismes faisant de chacun une mécanique, quelquefois efficace comme dans le cas de la conduite automobile, mais totalement conditionnée. Si ces automatismes permettent de répondre aux besoins de la vie, ils font aussi de l’homme une sorte de machine, mise en mouvement par ses émotions, ses habitudes, ses fantasmes, les besoins de son corps, en bref par ses conditionnements individuels et sociaux. Malheureusement, ces conditionnements sont souvent nocifs et peu économes en énergie car ils ajoutent aux réponses nécessaires de multiples activités parasites, qu’elles soient musculaires, émotionnelles ou mentales. C’est pourquoi la médecine moderne prend de plus en plus en compte le rôle morbide des habitudes de toutes sortes, qui constituent des facteurs favorisant stress, altération de la réponse immunitaire, troubles du sommeil et maladies dysfonctionnelles.
Plus grave encore que ses conséquences sur la santé, l’état de machine a pour corollaire une conscience réduite à celle d’une machine. Il y a réduction, abolition, des possibilités de liberté et c’est sur ces automatismes, ces images de toutes sortes que repose l’image que chacun a de soi. Les conditionnements ont modelé un individu qui ne se connaît pas. Par exemple, quelle mauvaise surprise d’entendre l’enregistrement sur une bande audio de sa propre voix qui apparaît méconnaissable, ou de voir sur un écran ses propres mouvements et postures corporelles, si peu flatteurs ! Et il en va de même pour notre comportement social habituel si différent de celui que nous imaginons. Cette image de soi ne correspond pas à la réalité. Elle est une image composite, construite au fil du temps par de multiples ajouts successifs. Parce qu’il est attaché à ce repère, l’homme prétend, bien inutilement puisque les autres ne sont pas dupes, que cette image de lui est stable. Il ne voit ni les mouvements qui le traversent réellement et en permanence, ni le changement également permanent de l’image qu’il a de lui. Sans le savoir, l’homme est l’esclave de cette image. Il est prêt à la défendre contre toute menace qui risque de la mettre en cause et la préfère même à sa vie. Que n’a-t-on pas fait pour l’honneur ! Combien de vie détruites en son nom !
Peut-il se contenter de cette situation ? N’a-t-il pas d’autres aspirations ? Pour celui qui cherche la liberté et la vérité de lui-même, n’y aurait-il pas un désir de rejeter ce qui apparaît comme un insupportable conditionnement ? Comment être face à cette image de soi si profondément creusée, si contraignante et qui semble irréversible ? Les ravines ont été creusées tout au long de la vie, et il est très difficile, voire impossible, de les effacer. Mais est-ce nécessaire ? L’eau de pluie s’écoule vers le torrent au fond de la vallée. Ceci est utile, inéluctable et dans l’ordre des choses. Mais la pluie n’est qu’un des aspects du cycle de l’eau. Dans certaines conditions hygrométriques et de température, l’eau de pluie se transforme en vapeur d’eau qui retourne vers le ciel. De façon similaire, la plasticité cérébrale, acteur de la mécanicité, peut aussi, dans les conditions appropriées, faciliter indirectement l’éveil spirituel par la création de nouveaux engrammes. Ceci « Indirectement », parce que les nouveaux engrammes, bien que nécessaires à toute démarche spirituelle, sont constitués de la même façon que les engrammes décrits précédemment, et sont donc cause d‘une certaine mécanicité. C’est par exemple le cas des rituels, des cérémonies, de certaines activités corporelles spéciales, de contes, de légendes ou d’étude de textes sacrés qui servent de supports à toutes les traditions. Tous ces éléments ont accompagné la fondation de chaque tradition. Ils ont été conçus volontairement et consciemment afin de fournir les conditions favorables à la prise de conscience d’une autre dimension de soi-même. Cette prise de conscience repose sur une possibilité nouvelle : l’émergence d’un regard intérieur, l’expérience du silence.
Sur la voie d’une autre réalité
Désireux de rejoindre une dimension nouvelle, le chercheur tente de s’y ouvrir. Il essaie de laisser s’installer le silence. Mais il ne suffit pas de se poser la question ni même de s’asseoir sur une chaise ou sur un coussin pour que le silence intérieur apparaisse. Au début, ce n’est pas le silence qui est là mais des flots d’associations mentales, de nœuds émotionnels, de difficultés avec le corps. Avec l’expérience, le méditant se rend à l’évidence : cet état, bien visible dans ces conditions, est aussi le sien tout au long de la journée. Il expérimente alors, au moins partiellement, sa réalité, sa vérité. Il se sent envahi par des images issues d’un passé proche ou lointain, mais qui s’imposent à lui et qu’il appelle pensées ou émotions. Lorsqu’il y est attentif, il voit des pensées qui se succèdent interminablement sous la forme de rêverie ou d’obsessions et qui n’obéissent à aucune logique. Ces pensées/images absorbent une quantité considérable d’énergie et correspondent souvent à une réminiscence d’un vécu récent ou à une préoccupation à laquelle l’individu s’imagine qu’il sera contraint de répondre dans un avenir proche. Il peut aussi s’agir d’images de nature sensible issues du monde extérieur ou du corps lui-même, mais elles peuvent aussi faire écho à des valeurs sociales, morale, familiales ou claniques. Elles peuvent encore participer d’une émotion, plus ou moins bien identifiée, et souvent en rapport avec l’amour propre ou la vanité dont les blessures peuvent provoquer colère ou tristesse, peur ou agressivité. Ces images impliquent aussi le corps car c’est à travers elles que se forment toute une panoplie de mouvements et postures corporelles, associées à des attitudes professionnelles, sportives ou sociales. L’homme se voit prisonnier de ces formes rigides qui l’inscrivent dans l’absurdité de la société des hommes. La situation devient difficile à supporter, des questions se posent qui sont issues de la perception plus précise du malaise qu’il vit depuis toujours. Qu’est-ce qui lui fait se complaire dans la rêverie ou le chaos et la tempête émotionnelle plutôt que rechercher le silence et la paix ? Pourquoi se laisser fasciner, hypnotiser, endormir loin de la vie réelle ? N’est-il que cela ? Souffrant de cette situation, il comprend la nécessité de mieux se convaincre de cette réalité mais comment la regarder face ? Comment orienter le regard vers la réalité de ses propres automatismes ? Comment questionner l’image de soi ?
Laisser résonner ces questions fondamentales implique l’exercice répété d’une attention intériorisée, alors que tout en détourne. Face à ces questions authentiques, l’homme se sent seul, impuissant. La rencontre avec d’autres hommes animés du même désir, s’impose comme une première condition à l’approfondissement de cette interrogation. En même temps un but, qu’on peut appeler l’éveil, émerge de plus en plus clairement. Il se confond avec la libération de la mécanicité. Des chercheurs sont désormais réunis, tous tournés dans la même direction. Ils s’entraident en partageant exercices physiques et activités collectives ; ils échangent leurs expériences qu’ils confrontent à un corpus d’idées puissantes constituant une cosmologie cohérente. De nouveaux engrammes sont créés au sein du cerveau qui favorisent un retournement de l’attention. Les conditions deviennent favorables à un changement de niveau. Venant d’en haut, une nouvelle influence puissante et subtile peut être reçue.
L’attention se tourne vers soi plus fréquemment, elle cesse d’être entièrement engagée vers l’extérieur. Elle continue d’accompagner l’infinie variété des engrammes, supports des réponses exigées par la vie ; mais elle permet en même temps l’émergence d’un regard capable d’être une question sans mot, sans jugement, capable de voir le fonctionnement habituel, c’est à dire l’ego, avec bienveillance. Pour un instant le pratiquant échappe à l’esclavage de la mécanicité. La nature de ce regard n’est pas analysable par la science, mais les engrammes formés grâce à ces conditions ont facilité son apparition. Ainsi, la plasticité cérébrale a pu être un élément favorable à l’accomplissement d’un mystérieux phénomène au cours duquel une fraction de l’énergie vitale est consacrée à l’ouverture à un plus haut niveau de conscience au lieu d’être entièrement consacrée aux fonctions de survie et de reproduction.
Ce nouveau regard s’affirme avec le temps, la répétition des tentatives et l’accompagnement des autres. Quelquefois, en compagnie de compagnons qui partagent un silence, un corps vibratoire commun peut apparaître ouvrant à une dimension préalablement inconnue. A certains moments, une confiance nouvelle prend la place de l’insatisfaction et du malaise. La vision de l’identification à l’image de soi, est alors possible, en même temps qu’est constatée l’impossibilité de s’y opposer (de Salzmann, 2011). Une autre attitude peut naître dans laquelle l’agitation est acceptée sous l’effet d’un regard d’une autre sorte. Un goût de présence, de silence est vécu qui fait entrevoir une réalité au-delà des apparences. Parce que le corps apparaît comme le lieu privilégié de cette expérience, un nouveau rapport au monde apparaît qui s’éloigne de la dualité, faisant écho à l’attitude décrite par la phénoménologie (Bonnasse, 2018). Un nouvel espace s’ouvre, animé d’une vibration subtile et qui déborde les limites du corps ; cette force de vie, toujours là, mais maintenant reconnue, est encore partiellement mêlée au moi habituel. Le travail du chercheur est alors de mieux reconnaître cette présence pour qu’elle soit maintenue distincte du mode de fonctionnement habituel (Conge 2018). Il est alors possible de sentir que, si une partie de l’énergie vitale reçue par chaque individu permet de répondre aux sollicitations de l’environnement, une autre partie est disponible pour la formation d’une substance plus fine. Des instants de grandeur sont offerts par la présence de cette « substance – énergie », douce et puissante, subtile et inconnue. Ces instants sont convaincants en dépit de leur courte durée et de l’impossibilité de les reproduire à volonté. Ils nous permettent de découvrir un état tout autre que celui dans lequel se déroule la vie habituelle. Un tout nouveau monde apparaît, un monde dans lequel les images sont reléguées dans un second plan, à une place subalterne. Le rapport entre l’image de soi et l’être profond peut-il s’inverser ? L’esclave peut-il devenir le maître ?
Sources
Bonnasse P. L’attitude phénoménologique. Editions éoliennes, Bastia, 2018.
Conge M. Les enseignements de jeanne de Salzmann, la voie apportée par GI Gurdjieff. SET, Paris 2018, p54.
Damasio A.R. L’erreur de Descartes. Odile Jacob,Paris 2010.
Damasio A.R. Le sentiment même de soi. Odile Jacob,Paris, 2002.
Hanson R. Le cerveau de Bouddha. Editions des arènes, Paris, 2009.
de Salzmann J. the reality of being, the fourth way of gurdjieff. Shambhala, Boston, Londres, 2011, p88-90 et p251.
Semon R.W. The mneme, Scholar’s choice, 2015, (publication originale 1904)
Les Auteurs
Le groupe d’étude pour la connaissance de l’homme est constitué de femmes et d’hommes pour qui l’insuffisance de la compréhension qu’ils ont d’eux-mêmes est une question centrale. Pour eux, l’état d’aveuglement des individus est en relation directe, sinon à l’origine, des dysfonctionnements que chacun peut constater dans la vie de l’humanité. Conscients de leur manque, les membres de ce groupe se sont engagés dans une recherche de sens. Ils tentent d’associer ce qu’ils reçoivent d’une école traditionnelle à ce qu’ils ont appris au cours de leur vie personnelle.
Pour contacter les auteurs : contact@revue3emillenaire.com
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1 Le terme de « représentation potentielle » a été proposé par Damasio (2010) pour désigner un ensemble neuronal activé transitoirement en réponse à un ensemble de messages associés à un objet physique, un concept intellectuel, une émotion. Cet ensemble est déjà mémorisé ou est susceptible de l’être sous la forme d’une « image ». Il peut être associé à un mot ou à un nom. Ces mêmes neurones sont impliqués dans d’autres réseaux neuronaux donnant lieu à d’autres représentations potentielles. Ainsi, l’activation de chacun de ces réseaux est provisoire et chaque neurone appartient à un grand nombre de réseaux. En résumé on peut dire que chaque réseau est une « représentation potentielle » dont l’activation temporaire correspond à une image.
2 Le terme d’engramme a été utilisé ultérieurement avec une signification totalement différente.