Henri Bortoft
Goethe et le cerveau bimodal

Traduction libre Goethe retourne aux sens Nous aimons penser que la science s’est développée avec une qualité nécessaire, auquel cas la forme qu’elle prend doit être nécessaire et en aucun cas contingente. Mais qu’y a-t-il de nécessaire dans la découverte, en 1417, d’un manuscrit latin écrit au premier siècle de notre ère, décrivant la philosophie […]

Traduction libre

Goethe retourne aux sens

Nous aimons penser que la science s’est développée avec une qualité nécessaire, auquel cas la forme qu’elle prend doit être nécessaire et en aucun cas contingente. Mais qu’y a-t-il de nécessaire dans la découverte, en 1417, d’un manuscrit latin écrit au premier siècle de notre ère, décrivant la philosophie grecque de l’atomisme, qui est ensuite devenue la base de la transformation radicale de la philosophie de la nature conduisant à la philosophie mécanique et à toutes ses ramifications ? Une telle découverte est sûrement contingente ? C’est un exemple de la façon dont un facteur peut changer toute une situation, mais pas un cas de nécessité. Pourtant, en regardant maintenant en arrière, nous avons tendance à attribuer au développement de la science une qualité de nécessité, comme s’il ne pouvait en être autrement. Le fait de le souligner n’implique en aucun cas que la science n’est pas vraie. Bien sûr qu’elle est vraie. Mais ce n’est pas la seule possibilité, et tant que nous penserons que c’est le cas, nous serons incapables de transformer notre compréhension de notre relation à la nature, au lieu de nous contenter de la rafistoler.

Les fondateurs de la science moderne étaient dédiés à l’approche mathématique de la nature. Ce que l’on appelait les « qualités premières » était simplement les aspects de la nature qui apparaissaient à la lumière des mathématiques. Bien que ce soit la nature qui apparaisse sous cette lumière, ce n’est en aucun cas la seule façon dont elle peut apparaître. Comme nous l’avons vu, la montée en puissance des mathématiques s’est accompagnée d’une dévalorisation du sensoriel. Mais il n’y a là aucune nécessité. Il est possible de mettre l’accent sur l’aspect mathématique de la nature sans que cela n’implique en aucune façon qu’il soit supérieur à la nature telle qu’elle est révélée par les sens, ou inversement que le sensoriel soit inférieur au mathématique. Or, c’est exactement ce qui s’est historiquement passé : l’expérience sensorielle a été reléguée au second plan au profit de l’aspect mathématique.

L’influence des mathématiques est venue en premier lieu des Arabes, que les Européens du Moyen Âge appelaient « nos maîtres arabes ». Chez les Arabes, il semble que les mathématiques n’étaient pas cultivées de manière isolée, mais toujours en équilibre avec d’autres activités, comme la musique et la poésie. Toutefois, ce facteur semble avoir été négligé lors de l’importation des mathématiques en Europe du Nord, où l’importance accordée aux mathématiques est devenue beaucoup plus unilatérale. Au 13e siècle, Roger Bacon a déclaré dans son Opus Maius que les mathématiques étaient « la porte et la clé des sciences et des choses de ce monde », et a conclu : « Il est donc évident que si, dans les autres sciences, nous voulons parvenir à la certitude sans doute et à la vérité sans erreur, nous devons placer les fondements de la connaissance dans les mathématiques ». Il est étonnant de voir comment cette remarque faite il y a plus de huit cents ans résume l’approche mathématique unilatérale avec laquelle la science occidentale travaille depuis lors.

C’est ce que Goethe a inversé lorsqu’il est revenu aux sens et a mis l’expérience sensorielle au premier plan au lieu du mathématique. En adoptant la phrase de Roger Bacon, nous pourrions dire que pour Goethe, les sens étaient « la porte et la clé » de la science. Au premier abord, cela ne semble pas surprenant. Après tout, c’est exactement ce que la plupart d’entre nous auraient de toute façon supposé — puisque la plupart d’entre nous ignorent probablement l’influence formatrice des mathématiques et pensent que la science se fonde directement sur les preuves des sens (la philosophie de l’empirisme). Mais Goethe ne revient pas au sensoriel au sens empirique du terme, qui consiste à s’appuyer sur l’évidence des sens pour obtenir des informations sur un phénomène. Il s’intéresse à la nature telle qu’elle se manifeste dans l’expérience des sens. Cela signifie mettre l’attention sur l’expérience sensorielle elle-même, entrer dans l’expérience vécue de la perception sensorielle, de sorte qu’au lieu d’être simplement « sensorielle » au sens empirique du terme, elle est mieux décrite comme l’expérience « sensuelle », ou la perception, du phénomène. Cette démarche inverse la direction de la séquence d’apprentissage automatique et fait passer l’expérience du mode d’appréhension verbal-intellectuel à l’expérience sensuelle-intuitive des phénomènes.

Nous avons tendance à nous fier en grande partie au mode d’appréhension verbal-intellectuel, car c’est ce que l’éducation de la culture occidentale moderne nous a appris. L’esprit verbal-intellectuel fonctionne en termes de généralités abstraites qui nous éloignent de la richesse et de la diversité de l’expérience sensorielle — c’est à la fois sa force et sa faiblesse. Il se concentre sur ce qui est identique dans les choses, leur caractère commun, de sorte que, même sans nous en rendre compte, nous sommes immergés dans l’uniformité et cessons de remarquer les différences. Par exemple, s’il y a deux feuilles d’un arbre, nous aurons tendance, par habitude, à les considérer de manière générale comme de simples « feuilles » et à négliger les différences entre elles. C’est une conséquence de ce que les psychologues appellent le processus d’automatisation ou d’accoutumance. La séquence d’apprentissage normale va de l’expérience sensorielle de cas concrets à la généralisation abstraite. Ainsi, dans le cas des feuilles, alors qu’au début nous pouvions voir chaque feuille concrètement et en détail, nous finissons par remplacer cela par l’abstraction mentale « feuille ». Lorsque cela se produit, notre attention est transférée de l’expérience sensorielle à la catégorie abstraite, à tel point que, sans que nous en soyons conscients, nous commençons à faire l’expérience de la catégorie plus que de l’instance concrète. Lorsque ce stade est atteint, ce que nous « expérimentons » n’est qu’une abstraction déclenchée par la rencontre sensorielle, et non le cas concret lui-même. Ce stade d’automatisation, où nous faisons l’expérience de la catégorie et non de l’occurrence réelle, est démontré très clairement dans la célèbre expérience des cartes à jouer anormales.

La façon de penser de Goethe va à l’encontre de cette séquence d’apprentissage — qui, soit dit en passant, est nécessaire pour faire face à notre vie quotidienne. Il redirige l’attention vers l’expérience des sens et, ce faisant, il la retire de l’esprit verbal-intellectuel. Il n’est pas question ici d’essayer d’« arrêter » l’esprit verbal-intellectuel qui travaille avec des abstractions — toute tentative en ce sens aurait exactement l’effet inverse. En pratiquant la vision active, en plongeant dans le sensoriel, l’esprit verbal-intellectuel est « suspendu », de sorte que l’attention est ramenée dans le phénomène lui-même, au lieu d’être piégée dans des généralités verbales-intellectuelles. Goethe place le phénomène au centre de l’attention et il l’y maintient (c’est un travail difficile parce qu’il inverse la direction habituelle de l’expérience). En redirigeant l’attention vers l’expérience sensuelle, il plonge dans la pure phénoménalité du phénomène. Cela inverse la direction habituelle du processus d’habituation de l’expérience à la généralité, et favorise ainsi le processus de désautomatisation et donc une rencontre renouvelée avec le phénomène lui-même.

Mais ce redéploiement de l’attention dans la perception sensorielle par le regard actif — ce qu’on pourrait appeler le regard inversé — n’est que la première étape. Vient ensuite l’étape de ce que Goethe appelle « l’imagination sensorielle exacte », et qu’il décrit comme « la re-création dans le sillage de la nature toujours créative ». Le but ici est de visualiser le phénomène aussi concrètement que possible — non pas de le fantasmer, de l’embellir, mais de l’imaginer aussi près que possible du phénomène que nous avons rencontré par l’expérience sensorielle. Il s’agit d’une discipline exigeante, qui consiste à essayer de ne rien ajouter qui ne soit pas présent dans le phénomène, et en même temps de ne rien omettre. Ici encore, le phénomène lui-même devient le centre de notre attention. Mais en nous concentrant ainsi sur le phénomène, nous le rendons en fait plus « intérieur ». Nous pénétrons dans le phénomène, comme nous le faisons dans la recherche active, mais maintenant nous le pénétrons en l’amenant en nous-mêmes. Cela signifie que nous créons un « espace » pour le phénomène au moyen de notre attention afin de pouvoir le recevoir au lieu d’essayer de le saisir — afin de devenir participant au phénomène au lieu d’être un spectateur qui en est séparé. Si nous revenons maintenant à la rencontre sensorielle avec le phénomène, nous constaterons que nos sens sont améliorés et que nous commençons à prendre conscience des qualités plus subtiles du phénomène. En suivant cette pratique de vivre dans le phénomène, nous constatons qu’il commence à vivre en nous. Alors que l’esprit intellectuel ne peut nous mettre en contact qu’avec ce qui est déjà fini, les sens — améliorés par l’imagination sensorielle exacte — nous mettent en contact avec ce qui est vivant, de sorte que nous commençons à faire l’expérience dynamique du phénomène dans sa venue-au-monde.

Ceci est illustré par la façon dont Goethe voit les couleurs qui apparaissent lorsque nous regardons à travers un prisme. Puisque les couleurs n’apparaissent que là où il y a une frontière visuelle, une façon simple de le faire est de construire une frontière droite noir/blanc et de la regarder à travers un prisme — la frontière et l’axe du prisme doivent tous deux être horizontaux pour un effet optimal. Des couleurs vives sont observées à la frontière, et ces couleurs dépendent de son orientation. Si le noir est au-dessus du blanc, les couleurs visibles sont le rouge, l’orange et le jaune ; si le blanc est au-dessus du noir, les couleurs sont le bleu pâle, un bleu plus profond (parfois appelé indigo) et le violet. Dès que nous les étiquetons, nous commençons à les considérer comme des couleurs distinctes. Mais elles ne sont pas aussi clairement distinguées dans l’expérience sensorielle, où nous constatons qu’elles semblent se fondre l’une dans l’autre lorsque nous les parcourons avec nos yeux. Lorsque nous portons notre attention sur la vision, comme si nous entrions dans les couleurs avec nos yeux, nous prenons conscience de la qualité sensuelle de chaque couleur — par exemple, la rougeur du rouge, le fait que le rouge soit rouge. En général, nous ne faisons pas l’expérience de cette qualité sensorielle, mais nous enregistrons simplement par observation la couleur comme étant « rouge » ou « bleue », etc. — c’est-à-dire par la perception sensorielle qui nous donne l’information qu’il s’agit de « rouge », sans nous emmèner à expérimenter le rouge.

La deuxième étape est la pratique de l’imagination sensorielle exacte. Nous mettons maintenant de côté la manifestation physique et travaillons entièrement en imagination, en essayant de visualiser ce que nous avons vu aussi exactement que possible. En parcourant les couleurs à la frontière par l’imagination, nous commençons à faire l’expérience de leur qualité sensorielle comme si nous étions à l’intérieur des couleurs — une étudiante a décrit ce sentiment comme étant celui de nager à travers les couleurs. Nous constatons qu’il existe une qualité dynamique dans les couleurs à chaque frontière. Ce dont nous faisons l’expérience, ce ne sont pas des couleurs séparées — rouge, orange, jaune, ou bleu pâle, bleu plus profond, violet — mais plutôt quelque chose comme « rouge s’éclaircissant vers l’orange s’éclaircissant vers le jaune » comme un tout dynamique, et de même avec l’assombrissement du bleu vers le violet. On a le sentiment que les couleurs sont les différentes conditions dynamiques d’« une » couleur. Cette qualité dynamique nous donne l’intuition de l’intégralité des couleurs à chaque frontière. Cela n’est pas donné directement à la perception sensorielle, mais apparaît lorsque la perception sensorielle se sublime en intuition par le travail de l’imagination sensorielle exacte. Ainsi, le mode de perception sensuel-intuitif remplace le mode verbal-intellectuel. Les couleurs ne sont plus pensées comme étant séparées (verbal-intellectuel), mais sont vécues comme appartenant ensemble (sensuel-intuitif). Le chemin vers la globalité du phénomène passe par la porte des sens et non par celle de l’intellect. Nous constatons qu’il existe le sentiment d’une connexion nécessaire entre les qualités des couleurs à chaque frontière. Ce n’est pas simplement accidentel, par exemple, que l’ordre des couleurs soit rouge, orange, jaune — et non rouge, jaune, orange — mais c’est intrinsèque aux couleurs elles-mêmes. Ce type de lien entre les qualités des couleurs est absent de la théorie newtonienne traditionnelle selon laquelle la lumière est constituée de couleurs qui se séparent lorsqu’elle passe à travers un prisme. Dans ce cas, il n’y a pas de nécessité intrinsèque dans l’ordre des couleurs, mais seulement un ordre imposé de manière extrinsèque par l’attribution d’une longueur d’onde à chaque couleur. Dans le cas goethéen, il y a une expérience sensorielle dans le phénomène lui-même, alors que dans le cas newtonien, le phénomène est expliqué.

Le passage du mode d’appréhension abstrait verbal-intellectuel au mode concret sensuel-intuitif est illustré très clairement dans le récit de Goethe sur la métamorphose dans la vie de la plante. Des travaux récents en génétique développementale ont confirmé l’intuition de Goethe en utilisant les techniques de la recherche moderne. Cependant, ce qui importe le plus pour Goethe, ce n’est pas tant le fait de la métamorphose que l’expérience de la façon métamorphique de voir — et c’est le facteur qui manque dans le laboratoire de recherche. Là encore, la manière de Goethe procède par un regard actif et une imagination sensorielle exacte. Nous pouvons nous en rendre compte en considérant les feuilles le long de la tige de la plante à fleurs. Nous commençons par concentrer notre attention sur la particularité unique de chaque feuille, en examinant attentivement sa forme et sa structure, puis nous essayons de la visualiser aussi bien que possible. Lorsque nous la regardons à nouveau, nous constatons que notre perception est animée. Maintenant, lorsque nous suivons la même procédure avec la feuille suivante, nous remarquons des différences, et pourtant, en même temps, il y a un sentiment de similitude avec la première feuille. Après avoir répété ce processus avec plusieurs feuilles au fur et à mesure que nous progressons le long de la tige, nous pouvons nous exercer à l’imagination sensorielle exacte de la séquence. Nous visualisons la première feuille, puis nous passons en imagination à la feuille suivante, et ainsi de suite. Nous commencerons bientôt à avoir l’intuition de la séquence comme un mouvement qui est un tout dynamique — une gestalt dynamique — au lieu d’une simple série d’étapes.

Nous commençons à avoir l’intuition que nous voyons « une seule » feuille qui se manifeste sous différentes formes. Nous avons le sentiment que cette feuille « unique » est intrinsèquement dynamique, et que cet ensemble dynamique est un mouvement d’autodifférenciation qui produit « la multiplicité dans l’unité ». L’esprit verbal-intellectuel, en revanche, se concentre sur la similitude des différentes feuilles, et en déduit la notion d’« une » feuille qui est simplement ce que toutes les feuilles ont en commun — leur plus petit dénominateur commun. Toutes les différences sont exclues de celle-ci, alors que pour le mode de perception sensuel-intuitif, les différences sont à l’intérieur d’elle. Au lieu d’abstraire l’unité de la diversité, nous avons l’intuition que la diversité est dans l’unité, en fait que la diversité est l’unité parce que c’est l’unité dynamique de l’autodifférenciation. Cela devient clair lorsque nous travaillons concrètement avec la plante de la manière indiquée par Goethe. Lorsque nous le faisons, nous avons le sentiment de voir la plante dans une dimension différente, intensive et non extensive. Si nous ne le faisons pas, et que nous nous contentons de suivre notre tendance habituelle à la pensée abstraite, nous ne parviendrons pas à établir la distinction entre ces deux modes d’unité différents, et nous retomberons dans l’attitude mentale d’un spectateur, c’est-à-dire que nous penserons à la plante dans son état fini, au lieu de participer à la naissance de la plante dans notre pensée — ce que Craig Holdrege appelle « apprendre à penser comme la plante vit ». L’élément clé est que, là où l’esprit verbal-intellectuel voit « la similitude au milieu de la différence », l’esprit sensuel-intuitif voit « la différence au milieu de la similitude ». Il y a là un renversement de la perception qu’il est difficile d’exprimer sans en faire l’expérience — c’est comme si notre perception de l’unité et de la diversité était inversée, de sorte que la diversité soit perçue dans l’unité au lieu que l’unité soit abstraite de la diversité. Pour ce faire, nous devons inverser les choses et faire l’expérience de l’unité du « point de vue » de la plante vivante qui produit la multiplicité à partir d’elle-même, plutôt que du point de vue d’un observateur qui essaie de trouver l’unité dans une multiplicité qui est déjà donnée. C’est un exemple de la différence auquel Heidegger fait référence lorsqu’il dit que « la manière dont une entité que nous interprétons doit être conçue peut être tirée de l’entité elle-même, ou l’interprétation peut forcer l’entité à des concepts auxquels elle est opposée dans sa manière d’Être ».

Jusqu’à présent, nous n’avons considéré la métamorphose que dans les feuilles de la plante à fleurs. Mais dans « La métamorphose des plantes », Goethe s’intéresse à tous les organes de la plante — sépale, pétale, étamine, style — qu’il considère comme des modifications d’un seul organe. Il décrit la métamorphose comme « le processus par lequel un seul et même organe se présente à nous sous des formes multiples », et dans une lettre à Herder, il décrit cet « unique » organe comme « le véritable Protée… qui peut se cacher et se révéler sous toutes les formes » — Protée étant le Dieu grec qui peut se présenter sous des formes multiples, toujours différentes, et pourtant sont toujours Protée. Le mouvement de la pensée ici est en effet très différent de la recherche d’uniformités et de points communs afin de trouver un « plan général commun à tous les organes », qui est l’approche si souvent attribuée à tort à Goethe. L’idée dynamique de l’unité de la nature que nous trouvons chez Goethe est également très différente du type d’unité que nous trouvons dans les lois universelles de la nature, issues de l’approche mathématique en science, et qui ont eu un tel impact culturel au siècle des Lumières. L’unité de cet universel conduit également notre pensée dans une direction qui exclut la différence — et finit par dégénérer en uniformité — alors que l’unité dynamique que nous trouvons dans la vie nous amène à reconnaître la diversité comme une unité créative.

Il existe souvent des situations dans lesquelles nous pouvons apprendre à reconnaître la différence entre voir « l’unité dans la diversité » ou « la diversité dans l’unité ». Il y a quelques années, j’ai visité le musée Horniman, dans le sud de Londres, pour voir le nouvel aquarium qui venait d’être installé. Je me suis ensuite promené dans les expositions anthropologiques, où je me suis retrouvé, dans une section, devant une grande vitrine qui s’étendait sur toute la longueur du mur et qui contenait des masques et autres coiffures, des boucliers décorés et des armes de toutes sortes — tous les boucliers étaient regroupés, de même que les autres objets — de manière à donner un sentiment d’appartenance. Aucune tentative n’avait été faite pour les relier les uns aux autres de manière explicite — c’était simplement la manière dont ils étaient disposés. Dans le cas des boucliers décorés, par exemple, ils étaient disposés en série, de sorte que l’œil pouvait passer de l’un à l’autre tout en observant la série dans son ensemble. Cela m’a rappelé la façon dont Goethe disposait les feuilles d’une plante en série, et j’ai réalisé qu’ici aussi, avec ces objets humains, il y a deux façons de voir. D’une part, nous pouvons voir qu’ils sont tous basés sur le même plan, et que ce plan commun est l’unité dans la diversité. Le mouvement de pensée ici s’éloigne de la différence pour se diriger vers l’unité. Mais dans ce mouvement, à mesure que la différence est abandonnée, l’unité commence à apparaître comme une réduction de la diversité du phénomène. Elle devient fixée et abstraite, et l’on a le sentiment qu’il lui manque quelque chose, car les différences passent à l’arrière-plan et ce qui est identique ressort plus clairement. C’est le type d’unité que nous trouvons lorsque nous commençons « en aval » avec les produits finis, comme nous le devons, mais que nous allons encore plus en aval pour extraire l’unité de leur diversité. Mais il existe une autre façon de voir, qui commence également par les produits finis, mais qui va dans la direction opposée et revient « en amont », en nous plaçant dans la naissance de la diversité. Lorsque nous faisons cela, nous voyons concrètement l’unité comme une unité productive. Nous sommes maintenant « de l’autre côté », nous ne sommes plus un spectateur se tenant à l’extérieur de ce que nous voyons, mais comme si nous étions nous-mêmes au sein de la productivité, participant à la production au lieu de nous tenir devant les produits. L’unité ne peut donc plus être abstraite, mais inclut la différence en son sein comme une conséquence naturelle de la productivité. La différence est maintenant visible, au lieu d’être reléguée à l’arrière-plan, mais la différence est maintenant l’unité dynamique de la productivité. En d’autres termes, l’unité est générée dans l’acte même que les différences, au lieu d’être abstraite dans l’ignorance des différences. En me tenant devant les boucliers décorés dans cette vitrine, j’ai constaté que je pouvais m’exercer à passer d’une façon de voir à l’autre — de l’unité dans la diversité (les produits finis) à la diversité dans l’unité (la productivité). Il est évident dans cette expérience que la diversité est une unité dynamique. Ainsi, lorsque nous voyons la diversité, nous regardons l’unité, mais ne la reconnaissons pas au départ — et nous la cherchons donc dans une autre direction, loin du phénomène, dans l’abstraction. C’est en nous exerçant, de cette manière, à travailler avec la vision que nous pouvons faire l’expérience de la qualité intrinsèquement dynamique de l’unité dans la pensée de Goethe, qui semble manquer dans tant de comptes rendus de son travail parce qu’ils s’appuient trop sur l’esprit verbal-intellectuel et pas assez sur la pratique de la vision.

Le cerveau bimodal

La différence entre les modes d’expérience verbale-intellectuelle et sensuelle-intuitive est corrélée à la différence entre les hémisphères gauche et droit du cerveau. Il ne s’agit en aucun cas d’un réductionnisme neurologique. Bien que la découverte de la différenciation hémisphérique des fonctions soit devenue très populaire dans les années 1970, la tendance était alors de diviser les fonctions humaines en deux listes distinctes, en attribuant chaque fonction à un côté ou l’autre du cerveau. Cette tendance a donné lieu à de nombreuses exagérations ridicules, notamment celle qui consistait à dépeindre l’hémisphère gauche comme « bruits, escargots et queues de chiots (snaps and snails and puppy dogs’tails) » — qui était identifié comme masculin — et l’hémisphère droit comme « le sucre, les épices et toutes les bonnes choses », qui était bien sûr féminin. Il n’est pas étonnant que « le sujet des différences entre les hémisphères n’ait pas fait ses preuves, ce qui est décourageant pour ceux qui veulent être sûrs qu’ils ne vont pas se ridiculiser à long terme ». Mais cela a maintenant changé, de sorte que « malgré la reconnaissance du fait que l’idée a été détournée par tout le monde, des formateurs en management aux rédacteurs de publicité », il est maintenant possible de la prendre à nouveau au sérieux, surtout depuis la publication de l’opus magnum de McGilchrist, dont est tiré le compte rendu suivant.

La différence la plus fondamentale entre les hémisphères réside dans le type d’attention qu’ils accordent au monde :

« L’une des généralisations les plus durables concernant les hémisphères est la constatation que l’hémisphère gauche a tendance à traiter davantage d’éléments d’information isolés, tandis que l’hémisphère droit traite l’entité dans son ensemble, ce que l’on appelle la Gestalt ».

« Ensuite, il y a la primauté de l’intégralité : l’hémisphère droit traite du monde avant que la séparation, la division, l’analyse ne l’ait transformé en quelque chose d’autre, avant que l’hémisphère gauche ne l’ait re-présenter. Ce n’est pas que l’hémisphère droit relie — car ce qu’il révèle n’a jamais été séparé ; il ne synthétise pas — ce qui n’a jamais été décomposé en parties ; il n’intègre pas — ce qui n’a jamais été moins qu’entier ».

Mais la différence clé qui émerge est que l’hémisphère droit est concerné par l’immédiateté de l’expérience vécue — « l’hémisphère droit délivre ce qui est nouveau en tant que “présence” » (p.179) — alors que l’hémisphère gauche est concerné par la représentation de l’expérience — il « re-présente » ce qui est « présent » à l’hémisphère droit. Parce que nous ne connaissons les choses que lorsqu’elles sont représentées, nous avons tendance à nous fier au monde tel qu’il apparaît à travers l’hémisphère gauche, et donc à négliger la primauté de l’expérience, voire à confondre la représentation secondaire de l’expérience avec l’expérience elle-même — ce qui est très familier en phénoménologie (la lumière que la découverte de la différence hémisphérique jette sur la phénoménologie, et réciproquement la manière dont la phénoménologie éclaire le monde tel qu’il est vécu à travers les deux hémisphères, est l’un des insights les plus précieux qui aient récemment émergé).

Une autre différence essentielle est que « là où l’hémisphère gauche se préoccupe davantage des catégories et des types abstraits, l’hémisphère droit se préoccupe davantage du caractère unique et individuel de chaque chose ou être existant » (p. 51). Il n’est donc pas surprenant que, puisqu’il « s’occupe des choses individuelles dans toute leur particularité concrète » (p. 153), ce soit l’hémisphère droit qui médiatise les expériences des sens, alors que l’hémisphère gauche médiatise la représentation verbale-intellectuelle de l’expérience. Nous faisons l’expérience vivante des choses par l’intermédiaire de l’hémisphère droit, et il n’est donc pas surprenant de constater que nous y parvenons en ramenant notre attention sur les sens et en la retirant de l’esprit verbal-intellectuel. La méthode de travail concrète de Goethe favorise donc le passage de l’hémisphère gauche dominant (mais non primordial) à l’hémisphère droit, de ce qui est connu et familier à ce qui est vivant et nouveau, de ce qui est re-présenté à ce qui est « présent » — « les sens sont cruciaux pour la “présence” de l’être » (p. 153). L’hémisphère droit « est attentif à l’Autre, à ce qui existe en dehors de nous », alors que l’hémisphère gauche est attentif à lui-même, à la représentation qu’il a créée et qui nous coupe de l’Autre (p. 93).

Nous pouvons maintenant voir le corrélat neuropsychologique de la différence entre les modes d’expérience verbale-intellectuelle et sensuelle-intuitive. Nous pouvons voir que la façon de travailler de Goethe, en revenant aux sens par la vision active et l’imagination sensorielle exacte, entraîne un passage de la dominance de l’hémisphère gauche de l’esprit verbal-intellectuel à l’expérience de l’hémisphère droit de la totalité de ce qui est présent de façon vivante, caractéristique de l’esprit sensuel-intuitif. C’est peut-être là la plus grande découverte de Goethe : comment rencontrer ce qui est actif et vivant dans la nature au moyen des sens et de leur mise en valeur, au lieu de rester en contact uniquement avec ce qui est déjà fini en s’appuyant sur l’esprit intellectuel. Ce que nous pouvons maintenant ajouter à cela, c’est la découverte de la corrélation neuropsychologique entre la façon de faire la science de Goethe et la différence entre les modes de fonctionnement des deux hémisphères du cerveau. Peut-être qu’une telle approche contemporaine peut fournir une porte par laquelle le mode de science sensuel-intuitif de Goethe peut entrer dans le monde d’aujourd’hui.

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Henri Bortoft (1938-2012) était un chercheur indépendant en philosophie des sciences. Il a fait des recherches postuniversitaires sur le problème de la globalité en physique quantique avec David Bohm et Basil Hiley au Birkbeck College. Il est l’auteur de The Wholeness of Nature (1996), La démarche scientifique de Goethe, (éditions Triades 2001), la monographie définitive sur la méthode scientifique de Goethe, et de Prenons l’apparence au sérieux: Goethe et l’unité dynamique de la nature (éditions Triades 2014).