Traduction libre
15 mars 2024
Dans les années 1990 et pendant des années au cours de notre siècle, il était courant de ridiculiser le gouvernement pour son retard technologique. Nous avions tous accès à des choses fabuleuses, comme les sites web, les applications, les outils de recherche et les médias sociaux. Mais les gouvernements, à tous les niveaux, étaient bloqués dans le passé, utilisant des ordinateurs centraux IBM et de grosses disquettes. Nous nous sommes amusés à nous moquer d’eux.
Je me souviens de l’époque où je pensais que le gouvernement ne rattraperait jamais la gloire et la puissance du marché lui-même. J’ai écrit plusieurs livres à ce sujet, pleins de techno-optimisme.
Le nouveau secteur des technologies avait une éthique libertaire. Il ne se souciait pas du gouvernement et de ses bureaucrates. Il n’avait pas de lobbyistes à Washington. Il représentait les nouvelles technologies de la liberté et ne se souciait guère de l’Ancien Monde analogique du commandement et du contrôle. Il allait inaugurer une nouvelle ère de pouvoir populaire.
Un quart de siècle plus tard, nous avons la preuve documentée que c’est le contraire qui s’est produit. Le secteur privé collecte les données que le gouvernement achète et utilise comme outil de contrôle. Ce qui est partagé et le nombre de personnes qui peuvent le voir dépend des algorithmes convenus par une combinaison d’agences gouvernementales, de centres universitaires, de diverses organisations à but non lucratif et des entreprises elles-mêmes. L’ensemble est devenu une masse oppressante.
Voici le nouveau siège de Google à Reston, en Virginie.
Et voici celui d’Amazon, à Arlington, en Virginie.
Toutes les grandes entreprises qui se tenaient autrefois à l’écart de Washington possèdent aujourd’hui, à Washington ou dans ses environs, un palais géant similaire, et elles perçoivent des dizaines de milliards de dollars de recettes publiques. Le gouvernement est devenu un client important, sinon le principal client, des services fournis par les grandes entreprises de médias sociaux et de technologie. Elles sont des annonceurs, mais aussi des acheteurs massifs du produit principal.
Amazon, Microsoft et Google sont les principaux bénéficiaires des contrats gouvernementaux, selon un rapport de Tussel. Amazon héberge les données de la National Security Agency dans le cadre d’un contrat de 10 milliards de dollars, et reçoit des centaines de millions d’autres gouvernements. Nous ne savons pas combien Google a reçu du gouvernement américain, mais il s’agit certainement d’une part importante des 694 milliards de dollars que le gouvernement fédéral distribue sous forme de contrats.
Microsoft détient également une part importante des contrats gouvernementaux. En 2023, le ministère américain de la Défense a attribué le contrat Joint Warfighter Cloud Capability (Capacité en nuage numérique conjointe pour les combattants) à Microsoft, Amazon, Google et Oracle. Ce contrat, d’une valeur maximale de 9 milliards de dollars, fournit au ministère de la Défense des services en nuage. Ce n’est qu’un début. Le Pentagone est à la recherche d’un plan de remplacement qui sera plus important.
En fait, nous n’en connaissons même pas l’étendue totale, mais elle est gargantuesque. Certes, ces entreprises fournissent les services habituels aux consommateurs, mais l’un de leurs principaux clients, voire le plus important, est le gouvernement lui-même. Par conséquent, la vieille rengaine sur les technologies arriérées dans les agences gouvernementales n’est plus d’actualité. Aujourd’hui, le gouvernement est l’un des principaux acheteurs de services technologiques et l’un des principaux moteurs de l’essor de l’IA.
C’est l’un des secrets les mieux gardés de la vie publique américaine, dont les grands médias ne parlent pratiquement pas. La plupart des gens considèrent encore que les entreprises technologiques comme des rebelles de l’entreprise libre. Ce n’est pas le cas.
La même situation existe bien sûr pour les entreprises pharmaceutiques. Cette relation remonte encore plus loin dans le temps et est encore plus étroite au point qu’il n’y a pas de réelle distinction entre les intérêts de la FDA/CDC et ceux des grandes entreprises pharmaceutiques. Elles ne font qu’un.
Dans ce cadre, nous pourrions également étiqueter le secteur agricole, qui est dominé par des cartels qui ont chassé les exploitations familiales. C’est un plan gouvernemental et des subventions massives qui déterminent ce qui est produit et en quelle quantité. Ce n’est pas grâce aux consommateurs que votre Coca est rempli d’un produit effrayant appelé « sirop de maïs à haute teneur en fructose », que votre barre chocolatée et votre pain aux raisins contiennent le même produit et qu’il y a du maïs dans votre réservoir d’essence. Tout cela est entièrement le fait des agences gouvernementales et des budgets.
Dans la libre entreprise, la vieille règle veut que le client ait toujours raison. Il s’agit d’un système merveilleux, parfois appelé souveraineté du consommateur. Son avènement dans l’histoire, qui remonte peut-être au XVIe siècle, a représenté une avancée considérable par rapport à l’ancien système de guildes du féodalisme et certainement un grand pas en avant par rapport aux anciens despotismes. Cela a été le cri de ralliement de l’économie de marché depuis lors.
Mais que se passe-t-il lorsque le gouvernement lui-même devient un client principal, voire dominant ? L’éthique de l’entreprise privée s’en trouve modifiée. Loin d’être intéressée par le service au public, l’entreprise se met au service de ses puissants maîtres dans les couloirs de l’État, tissant peu à peu des relations étroites et formant une classe dirigeante qui devient une conspiration contre le public.
C’est ce qu’on appelait autrefois le « capitalisme de copinage », ce qui décrit peut-être certains des problèmes à petite échelle. Il s’agit d’un autre niveau de réalité qui a besoin d’un nom entièrement différent. Ce nom est le corporatisme, un terme inventé dans les années 1930 et synonyme de fascisme avant que celui-ci ne devienne un gros mot en raison des alliances en temps de guerre. Le corporatisme est une chose spécifique, ni capitalisme ni socialisme, mais un système de propriété privée avec une industrie cartellisée qui sert principalement l’État.
Les anciennes distinctions entre le secteur public et le secteur privé — largement présumées par tous les grands systèmes idéologiques — sont devenues si floues qu’elles n’ont plus beaucoup de sens. Et pourtant, nous ne sommes pas préparés idéologiquement et philosophiquement à faire face à ce Nouveau Monde avec une certaine perspicacité intellectuelle. De plus, il est parfois extrêmement difficile de distinguer les bons des méchants dans le flot d’informations. Nous ne savons plus guère pour qui applaudir ou huer dans les grandes luttes de notre temps.
C’est dire à quel point tout est devenu confus. On est bien loin des années 1990 !
D’aucuns pourraient faire remarquer que ce problème remonte à très loin dans le temps. Depuis la guerre hispano-américaine, nous assistons à une fusion du public et du privé dans l’industrie des munitions.
C’est vrai. De nombreuses fortunes de l’âge d’or étaient des entreprises tout à fait légitimes et fondées sur le marché, mais d’autres provenaient du complexe militaro-industriel naissant qui a commencé à mûrir pendant la Grande Guerre et qui impliquait un vaste éventail de secteurs allant de l’industrie aux transports en passant par les communications.
Bien sûr, en 1913, nous avons assisté à l’avènement d’un partenariat public-privé particulièrement flagrant avec la Réserve fédérale, dans lequel les banques privées ont fusionné en un front unifié et ont accepté d’assurer le service des obligations de la dette du gouvernement américain en échange de garanties de renflouement. Ce corporatisme monétaire continue de nous contrarier à ce jour, tout comme le complexe militaro-industriel.
En quoi est-il différent du passé ? Il est différent en termes de degré et de portée. La machine corporatiste gère désormais les principaux produits et services de notre vie civile, y compris la manière dont nous nous informons, travaillons, effectuons nos opérations bancaires, contactons nos amis et achetons. Elle gère l’ensemble de nos vies à tous égards et est devenue le moteur de l’innovation et de la conception des produits. Elle est devenue un outil de surveillance des aspects les plus intimes de notre vie, y compris les informations financières et les dispositifs d’écoute que nous avons volontairement installés dans nos propres maisons.
En d’autres termes, il ne s’agit plus seulement d’entreprises privées fournissant les balles et les bombes aux deux camps dans une guerre à l’étranger et obtenant les contrats de reconstruction par la suite. Le complexe militaro-industriel est rentré au pays, s’est étendu à tout et a envahi tous les aspects de notre vie.
Il est devenu le principal conservateur et censeur de nos nouvelles et de notre présence et de nos publications sur les médias sociaux. Il a son mot à dire sur quelles entreprises et quels produits réussissent et lesquels échouent. Il peut tuer des applications en un éclair si la personne bien placée n’aime pas ce qu’elle fait. Il peut ordonner à d’autres applications d’ajouter ou de retrancher des éléments à une liste noire fondée sur des opinions politiques. Il peut ordonner aux plus petites entreprises de se conformer ou de risquer la mort par guerre juridique. Elle peut s’emparer de n’importe quel individu et en faire un ennemi public sur la seule base d’une opinion ou d’une action qui va à l’encontre des priorités du régime.
En bref, ce corporatisme — sous toutes ses formes, y compris l’État régulateur et le trésor de guerre des brevets qui maintient et renforce le monopole — est la source principale de tout le despotisme actuel.
Il a obtenu son premier essai complet avec les confinements de 2020, lorsque les entreprises technologiques et les médias se sont joints à la campagne de propagande pour inciter les gens à s’abriter sur place, à annuler leurs vacances et à ne pas rendre visite à leur grand-mère à l’hôpital ou dans une maison de retraite. Il a applaudi la destruction de millions de petites entreprises et la prospérité des grandes surfaces en tant que distributeurs de produits approuvés, tandis que de vastes pans de la main-d’œuvre étaient considérés comme non essentiels et mis au bénéfice de l’aide sociale.
C’est l’État corporatiste qui est à l’œuvre, avec un secteur des grandes entreprises entièrement soumis aux priorités du régime et un gouvernement entièrement voué à récompenser ses partenaires industriels dans tous les secteurs qui vont dans le sens de la priorité politique du moment. Le déclenchement de la construction de la vaste machinerie qui régit nos vies remonte remonte loin dans le temps et commence toujours de la même manière : par un contrat gouvernemental apparemment peu recommandable.
Je me souviens très bien de cette époque, dans les années 1990, où les écoles publiques ont commencé à acheter des ordinateurs à Microsoft. La sonnette d’alarme a-t-elle été tirée ? Pas pour moi. J’avais l’attitude typique de tout libertaire pro-entreprise : tout ce que l’entreprise veut faire, elle doit le faire. C’est certainement à l’entreprise de vendre à tous les acheteurs consentants, même si cela inclut les gouvernements. En tout état de cause, comment peut-on empêcher cela ? La conclusion de contrats entre les pouvoirs publics et les entreprises privées est la norme depuis des temps immémoriaux. Il n’y a pas de mal à cela.
Et pourtant, il s’avère que le mal a été immense. Ce n’était que le début de ce qui est devenu l’une des plus grandes industries du monde, bien plus puissante et déterminante pour l’organisation industrielle que les marchés traditionnels entre producteurs et consommateurs. Les « boucheries, boulangeries et brasseries » d’Adam Smith ont été évincées par les conspirations commerciales contre lesquelles il mettait gravement en garde. Ces gigantesques sociétés commerciales publiques et à but lucratif sont devenues le fondement opérationnel du complexe corporatiste axé sur la surveillance.
Nous sommes loin d’avoir compris les implications de ce phénomène. Il va bien au-delà des vieux débats entre le capitalisme et le socialisme et les transcende totalement. En effet, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. L’accent mis sur cette question peut être intéressant d’un point de vue théorique, mais il n’a que peu ou pas de pertinence par rapport à la réalité actuelle dans laquelle le public et le privé ont totalement fusionné et se sont immiscés dans tous les aspects de notre vie, avec des résultats tout à fait prévisibles : le déclin économique pour le plus grand nombre et la richesse pour une poignée de personnes.
C’est également la raison pour laquelle ni la gauche, ni la droite, ni les démocrates, ni les républicains, ni les capitalistes, ni les socialistes ne semblent s’exprimer clairement sur l’époque que nous vivons. La force dominante sur la scène nationale et mondiale aujourd’hui est le technocorporatisme qui s’immisce dans notre alimentation, notre médecine, nos médias, nos flux d’informations, nos maisons, et jusqu’aux centaines d’outils de surveillance que nous portons dans nos poches.
J’aimerais vraiment que ces entreprises soient véritablement privées, mais elles ne le sont pas. Elles sont de facto des actrices étatiques. Plus précisément, elles travaillent toutes main dans la main et nous ne savons plus très bien à quelle main nous avons affaire.
L’accepter intellectuellement est le défi majeur de notre époque. Traiter cela juridiquement et politiquement semble être une tâche bien plus ardue, c’est le moins que l’on puisse dire. Le problème est compliqué par la volonté d’éliminer toute dissidence sérieuse à tous les niveaux de la société. Comment le capitalisme américain est-il devenu le corporatisme américain ? Un petit peu à chaque fois et puis d’un seul coup.
Texte original : https://brownstone.org/articles/how-did-american-capitalism-mutate-into-american-corporatism/